Le CESE souhaite être à la fois une force de propositions, un lieu de dialogue et une assemblée anticipant les stratégies à moyen terme – sur lesquelles nous pourrions d'ailleurs avoir ensemble une coopération fructueuse. Dans le domaine de l'énergie, par exemple, chacun sait que la géopolitique mondiale est en train de changer et que les États-Unis et le Moyen-Orient remettent en route une industrie chimique avec des crackers d'1 million de tonnes. Alors que le cracker le plus important en Europe est de 450 000 tonnes, si nous ne nous posons pas la question de la relation entre la croissance et l'énergie, il n'y aura plus d'industrie chimique sur notre continent !
Nous nous interrogeons notamment sur le problème de savoir comment traiter l'urgence : le site d'Aulnay est à cet égard préoccupant. L'avenir de la filière automobile française dans un cadre européen est un enjeu de moyen terme essentiel.
En 2050, la Chine représentera un tiers de la croissance mondiale et celle de l'Europe aura été réduite de moitié : nous devons anticiper cet ajustement. Je pense que nous sommes entrés durablement dans un cycle de croissance faible en Europe, ce qui remet en cause la totalité de nos systèmes de financement de retraite et de santé, ainsi que le processus de création d'emploi. Quand on a un taux de croissance de 4 %, on double son pouvoir d'achat en 20 ans, mais lorsqu'il est d'1 %, il faut 70 ans pour cela – ce qui veut dire qu'on sera locataire et non plus propriétaire. De nouvelles mécaniques sont donc en train de se mettre en place.
Trois sujets politiques très difficiles sont peu abordés au sein de l'Europe. D'abord, celui de la démographie. Les jeunes Espagnols ont ainsi pour seul espoir de partir dans les pays hispanophones d'Amérique du Sud.
Se pose à cet égard la question d'un risque de fracture entre les générations, qui se traduit dans les votes : l'adhésion des Grecs au traité qui leur a été proposé – qui a été applaudi sur tous les bancs politiques en France –, a recueilli l'approbation des plus de 55 ans, mais l'opposition des personnes plus jeunes. La jeunesse se prononce donc contre un projet européen qui devrait lui apporter une espérance.
Le deuxième sujet concerne la localisation des lieux de ressources, de production, de commercialisation et de valorisation, avec le formidable facteur d'accélération que constitue le numérique. Quand Google a des clients en France et paie ses impôts en Irlande, cela soulève une difficulté, de même que lorsque le Luxembourg capte Apple avec un taux de TVA réduit. Se pose donc un problème d'attractivité et de « choc » des territoires.
Troisième sujet, qui est peut-être le plus compliqué, auquel le CESE peut apporter une contribution : l'Europe aura besoin de 50 millions d'étrangers pour équilibrer sa population active d'ici 2050, ce qui soulève la problématique de l'intégration, de l'altérité et de la diversité. Il s'agit d'une question majeure, qu'aucun pays n'est capable d'aborder de façon apaisée. D'où le problème de Mme Merkel avec le maire de Berlin, de M. Cameron avec le communautarisme, ou de la France en matière d'identité.
Dans le domaine international, le CESE a arrêté trois stratégies, axées autour des dimensions européenne, francophone et méditerranéenne. Nous avons créé une commission aux affaires européennes, présidée par M. Yves Veyrier. Nous sommes aussi en train de nouer des contacts importants avec l'Organisation internationale du travail (OIT), de même qu'avec le Comité économique et social européen, qui aura d'ici quelques mois pour président un Français, M. Henri Malosse.
Sous la présidence irlandaise, nous avons tenu une réunion avec l'ensemble des conseils économiques et sociaux européens sur la question du chômage des jeunes et de la circulation infra-européenne.
À l'heure où nous risquons d'avoir des expressions très anti-européennes, nous avons une grande responsabilité : l'Europe apparaît plus comme une contrainte que comme une espérance, plus comme un facteur d'incertitude que de certitude. Or, pour la première fois, le budget européen a été exécuté en déficit – de 3 milliards d'euros.
En outre, dans les contraintes budgétaires imposées par les États, il n'y a aucun soutien aux dépenses d'avenir, qu'il s'agisse de l'énergie, de l'immigration, de la sécurité ou de la politique étrangère. Nous sommes tous focalisés aujourd'hui sur un discours comptable, alors qu'un budget doit être le support d'un projet politique, qui est le seul à pouvoir faire rêver.
Or les sociétés fonctionnent avec trois principaux types de sentiments : les espérances, les peurs et les humiliations. Aujourd'hui, il n'y a plus d'espérance collective : les espérances communiste et libérale ont disparu, l'espérance religieuse se fragilise et le discrédit du politique fait davantage apparaître les espérances politiques comme des stratégies de conquête de pouvoir que comme un pouvoir au service d'un projet de société. Dès lors, on ouvre la porte à la peur ou à l'humiliation : la révolution tunisienne s'est faite par la révolte d'un peuple humilié par Mme Ben Ali et nous ne mesurons pas l'humiliation imposée aux Grecs, aux Espagnols ou à un certain nombre de nos concitoyens qui se sentent brutalement devenus inutiles. Nous sommes en train de nourrir ainsi des forces qui peuvent se retourner contre le système, auxquelles nous ne prenons pas garde.
Pourtant, nous avons une formidable capacité d'espérance collective au travers de l'Europe, à condition de nous poser les bonnes questions avant 2014. Faut-il ainsi accepter la proposition du Président de la République – à laquelle je suis assez favorable – en vue d'un budget pour la zone euro, avec un développement des solidarités, peut-être un peu de perte de souveraineté, un développement du marché intérieur et des politiques communes ?
D'ailleurs, comment se fait-il que dans une économie mondiale ayant à ce point besoin de régulation, nous ayons fait disparaître la totalité de nos champions mondiaux ? Nous devrions y réfléchir dans le cadre de politiques communes sur l'énergie ou l'alimentation.
Dans le rééquilibrage du monde, l'Europe a plus d'industrie et d'emplois que les États-Unis et moins de dette que ce pays : nous sommes donc en meilleure santé avec une puissance supérieure. Elle peut en outre devenir un facteur de stabilité dans un monde qui va devenir extrêmement instable. Personne ne sait par exemple comment la régulation financière en Chine va se régler – je rappelle que certaines provinces chinoises ont investi en une seule année plus de 120 % de leur PIB !
Une énorme responsabilité pèse sur les hommes politiques : soit on continuera à se déchirer sur nos intérêts, soit on arrivera à les transcender au travers d'une cause et d'une espérance européennes – sachant qu'il faut tenir compte des perspectives ouvertes par le numérique. En France, on a déjà créé 750 000 emplois dans ce domaine, contre 500 000 pertes d'emplois industriels, ce dont personne ne parle. Le numérique va faire exploser nos politiques fiscales, d'affectation des ressources, de la relation au temps et à l'espace : il s'agit d'un formidable défi dans une société en métamorphose. L'Europe peut être la terre de l'innovation en la matière.
Par ailleurs, nous avons besoin d'avoir un gouvernement économique de la zone euro. Nous devons aussi mettre en oeuvre une relation importante avec les pays du sud et de l'est de la Méditerranée, où un cap de stabilité est nécessaire. L'Égypte a 40 % de sa population ayant 2 euros par jour pour vivre et un budget déficitaire de 2 milliards d'euros par mois : si nous ne développons pas un marché commun autour de la Méditerranée, nous aurons non seulement des déstabilisations infra-européennes, avec des phénomènes de mobilité redoutables, mais aussi des instabilités majeures à nos frontières.
Nous avons donc la possibilité d'être une puissance en créant une synergie entre nos différences, ou bien de nous fragiliser par une forme de concurrence interne à l'Europe.
Pour finir, je précise que nous conduisons une action avec l'ambassadeur de France en Allemagne et l'ambassadrice de l'Allemagne en France pour essayer de créer des événements de rencontre entre les entreprises européennes françaises et les syndicats. Nous soutenons à cet égard le combat des syndicats allemands pour essayer d'harmoniser le SMIC.