Intervention de Jean-Paul Delevoye

Réunion du 19 février 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique social et environnemental, CESE :

Lorsque nous évoquons la construction européenne, nous avons tendance à songer à ce qu'elle nous fait perdre au niveau national. Nous devrions plutôt réfléchir à ce qu'elle est susceptible de nous apporter dans un contexte mondialisé. La croissance est durablement faible en Europe – de l'ordre de un à deux points –, alors qu'elle atteint des niveaux très élevés en Chine, en Inde, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Afrique. Cela signifie que les locomotives de l'économie mondiale ne sont plus en Europe. Le nombre de chercheurs aux États-Unis et en Chine atteint d'ailleurs la moitié du total des chercheurs mondiaux.

Si l'on prend en considération le nombre de brevets déposés, la France est à un niveau extrêmement faible, mais l'Europe est extrêmement forte. Or personne ne songe à rendre hommage à M. Barnier pour avoir réussi à mettre en place le brevet européen, qui est pourtant un moyen de stabiliser notre potentiel de recherche.

Nous devons donc envisager l'Europe non comme une contrainte, mais comme une réponse, une espérance.

En 2050, la Chine pèsera 33 % du PIB mondial, contre 10 % aujourd'hui. La part du Japon se maintiendra à 5 %, celle des États-Unis passera de 23 à 10 %, et celle de l'Europe, de 25 à 12 %. Du point de vue économique, l'Union pèsera donc de façon plus relative au niveau mondial. Si nous ne compensons pas cette évolution par un renforcement politique, nous risquons de payer une double facture.

Au niveau infracommunautaire, on distingue aujourd'hui deux Europe : l'une, bâtie autour de l'Allemagne et organisée autour de l'industrie, connaît un taux de croissance largement supérieur à l'autre, regroupée autour de la France et des services. La première a 1 800 milliards d'excédents, la seconde 1 500 milliards de dette. L'Europe du Nord sera-t-elle capable de payer pour celle du Sud ?

Non seulement la fracture entre le Nord et le Sud ne cesse de s'élargir, mais l'union monétaire tend à l'aggraver encore. En effet, faute de pouvoir recourir à la dévaluation pour rattraper leur déficit de compétitivité, les États ont recours à la dévaluation sociale. Si bien que ce qui aurait dû représenter une formidable réussite collective se retourne contre les plus pauvres.

Prenons l'exemple du secteur de l'automobile. Les Chinois sont passés en dix ans de 600 000 véhicules à 14 millions : leur marché est en émergence, quand le nôtre est un marché de renouvellement. Or Volkswagen va investir 10 milliards d'euros, tandis que Renault et Peugeot vont en investir chacun 2,5 milliards. On n'est pas dans la même cour. N'y a-t-il pas moyen de lancer une politique européenne de l'industrie automobile ? Personne n'en parle, en tout cas.

Dans le domaine de l'énergie, Mme Merkel a pris la décision de rompre avec le nucléaire sans consulter ses partenaires. Aujourd'hui, elle est en train de sécuriser le parc industriel allemand, car elle a réalisé que l'augmentation du prix de l'énergie risquait de fragiliser l'industrie.

Sur le plan géopolitique, nous assistons à un incroyable basculement : les États-Unis sont passés d'une énergie rare et chère à une énergie abondante et bon marché, et ont déplacé vers l'Asie leurs centres d'intérêts géopolitiques et leurs forces militaires – ce qui pose d'ailleurs à la Chine la question de savoir qui va sécuriser le détroit d'Ormuz. De son côté, l'Europe risque de se trouver incapable d'assurer seule sa défense. Elle doit donc réfléchir non seulement à une politique de défense et à une politique industrielle de défense, mais aussi à une diplomatie commune. Nous l'avons bien vu avec la crise du Mali : alors qu'elle aurait pu représenter l'occasion, pour l'Europe, de se mobiliser contre un problème, le terrorisme, qui concerne tout le monde, l'Union est incapable de se doter d'une diplomatie propre. Elle n'en est même pas capable quand il s'agit d'aller chercher le prix Nobel de la paix !

Nous devons réfléchir au moyen de doter d'une personnalité la politique européenne. Faut-il fusionner la présidence du Conseil européen et celle de la Commission ? Je ne sais pas, mais la question se pose. Dans une collectivité, il est préférable de savoir qui fait quoi. Un maire est un responsable bien identifié, peu importe le nombre de délégations. Mais à l'échelle européenne, on a l'impression que le pouvoir est dispersé et la formation de la décision politique, opaque. Nous-mêmes avons du mal à nous y retrouver ; comment imaginer que le citoyen s'en sorte mieux ?

En démocratie, ce qui est important, ce ne sont pas les mécanismes, mais les valeurs. Or nous ne parlons plus des valeurs, mais seulement des mécanismes : Parlement, Commission, directions générales…

Nous devons retrouver un souffle politique. Le monde est instable, et tout peut arriver, même le pire. Personne ne sait ce qui se passera si, demain, Israël attaque l'Iran, si la pauvreté et la précarité compromettent les acquis du Printemps arabe, ou si la situation s'aggrave en Grèce. Mes collègues du conseil économique et social grec me l'ont dit : le budget de la santé a fondu, les hôpitaux n'ont pas suffisamment de médicaments, et les Grecs songent à se faire soigner à l'étranger. Et il en est de même au Portugal ou en Espagne. Or quand l'économie recule, c'est l'économie souterraine ou les mafias qui prennent le relais. Tout cela entraîne une déstabilisation au sein de l'Union.

Il faut donc développer la solidarité en Europe, en particulier au niveau de la zone euro ; mettre en place des politiques communes pour défendre des intérêts communs ; voire constituer un gouvernement monétaire, quitte à consentir une perte de souveraineté. Mais de grâce, n'instituons pas un gouvernement monétaire sans se donner des objectifs politiques ! Aujourd'hui, nous avons une monnaie commune, mais pas une politique économique.

La croissance dans l'Union à 27 connaît un ralentissement. On parle de baisse de la consommation des ménages, mais elle n'a reculé que de 5 %. On parle d'une baisse de l'investissement collectif, mais si 450 milliards d'euros d'épargne privée se sont retirés du marché, c'est bien le signe que les capitaux disponibles ne manquent pas. Ce qui manque, c'est la confiance. Nous avons besoin d'un capitalisme européen capable de financer les entreprises à moyen et long terme, car nos entreprises souffrent de trois maux : sous-capitalisation, absence de travailleurs formés, fragilité de la recherche et du développement.

Mais la Banque européenne peut, demain, remobiliser d'énormes capitaux et mettre en place des rotations lentes pour financer les infrastructures. Il est possible de se donner une ambition européenne susceptible de recueillir l'adhésion des États et non de provoquer leur résistance.

Je ne sais pas, monsieur Martin, quels sont les projets de la France s'agissant de la commémoration de la première guerre mondiale. Mais M. Pueyo a raison : l'Europe est un formidable espace de paix. Cela étant, ce qui préoccupe les jeunes générations, ce n'est pas tant la guerre passée et la paix actuelle que la question de savoir comment trouver du travail. Pour nous, la paix a une grande résonance parce que nous savons ce que signifie la guerre. Mais les jeunes, eux, n'ont jamais entendu parler de la guerre. En revanche, ils ont toujours connu la crise, et ils attendent de nous que nous leur proposions un meilleur avenir. Nous devons cultiver l'Europe de la paix, mais nous devons aussi faire de l'Europe le lieu d'une espérance nouvelle.

C'est la première fois, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, que l'on observe un décrochage entre la performance économique et la performance sociétale. Et dans le monde musulman ou le monde asiatique, où la démocratie, l'économie, la culture et le bien-être du monde occidental étaient présentés en modèle, les multiples aspects de la crise que nous connaissons ont fait naître le doute. Nous devons retrouver cette relation entre performance économique et sociétale.

Le médiateur européen est M. Diamandouros. La médiation est un fait de société majeur, une attente nouvelle de la part de celui qui subit l'autorité, le moyen d'instituer une relation avec celui qui l'exerce. Et son importance ne concerne pas seulement le niveau européen.

Il existe de nombreuses pistes à suivre. Voyez le rapport sur l'économie circulaire présenté par Ellen Macarthur et s'appuyant sur les analyses du cabinet McKinsey. L'économie circulaire représente 500 milliards de potentiel de croissance et des dizaines de milliers de créations d'emplois. Voilà un nouveau modèle économique sur lequel nous pourrions réfléchir ! Et il en est de même pour l'économie numérique. L'Europe pourrait adopter un système totalement nouveau et devenir un modèle pour l'économie mondiale.

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