Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 15 janvier 2014 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

Je vous remercie de vos voeux et vous présente les miens, c'est bien le moins entre gens qui vont passer l'année ensemble. Nous avons pris l'habitude de ces auditions, et je suis à votre disposition.

Je commencerai par la République centrafricaine. Dans le domaine politique, un sommet extraordinaire de la Communauté économique des États d'Afrique centrale (CEEAC) réuni à N'Djamena a, selon son communiqué final du 10 janvier, « pris acte de la démission du chef de l'État centrafricain de transition et du Premier ministre ». Cette démission avait été demandée par le Conseil national de transition (CNT), c'est-à-dire le Parlement centrafricain, qui avait été convoqué à N'Djamena. Je ne commenterai pas ces décisions, sinon pour rappeler que le processus politique à Bangui ne progressait pas, que les deux têtes de l'exécutif ne s'entendaient pas et que la marche de l'État centrafricain était paralysée. Le CNT, réuni depuis hier en session extraordinaire, doit maintenant élire le nouveau chef d'État de transition, qui nommera un premier ministre, puis, avec ce dernier, un nouveau gouvernement. Selon les textes, le CNT a dix jours pour cela, mais le plus tôt sera le mieux ; il se dit que le vote interviendrait samedi. De nombreuses personnalités voulaient se porter candidats à la présidence, à commencer par M. Alexandre N'Guendet, président de la République centrafricaine par intérim. Il a finalement été décidé qu'il ne serait pas candidat, et que les dirigeants de la CNT ne pourraient pas l'être.

Nous n'avons pas à nous mêler de cette élection : comme l'a déclaré hier le président de la République, la France doit aider le peuple centrafricain mais elle n'a pas à se substituer à lui. Il faut souhaiter que le choix des dirigeants permette la réconciliation nationale. La nouvelle équipe aura une lourde mission, puisqu'il lui faudra non seulement rétablir la sécurité et la situation humanitaire mais aussi préparer les élections. Je tiens à dire de la manière la plus claire, pour contredire certains commentaires non autorisés que j'ai lus dans la presse, que la France n'a pas de candidats : ni pour la présidence de transition, ni pour le président qui sera issu des prochaines élections.

Sur le plan sécuritaire, la situation s'est un peu détendue ces derniers jours mais il faut rester très prudent ; si la démission de M. Djotodia a été bien accueillie par les Banguissois, tout dépendra de qui sera nommé à sa place. En province, la situation demeure très difficile et des attaques contre des civils ont été signalées dans plusieurs localités.

Les soldats français de l'opération Sangaris poursuivent, à Bangui et à Bossangoa, leur travail de sécurisation. Le général Francisco Soriano qui commande cette opération et M. Charles Malinas, notre ambassadeur en République centrafricaine, nous rapportent que la coordination entre la force Sangaris et la MISCA s'est resserrée. Une quinzaine de nos officiers appartiennent à l'état-major de la Mission internationale et les deux forces font de nombreuses patrouilles conjointes. L'Union africaine a décidé de porter l'effectif de la MISCA de 4 300 à 6 000 hommes.

Nous avons beaucoup oeuvré à New York pour enclencher la transition entre l'opération MISCA-Sangaris et l'opération de maintien de la paix. Pour nous, cette transition va de soi, dans la mesure où la force onusienne remplira des tâches que la MISCA ne peut accomplir, telles que la préparation des élections et les opérations humanitaires, et parce que le futur corps de Casques bleus sera composé, pour beaucoup, des soldats africains de la MISCA. J'ai eu l'occasion de m'entretenir cette semaine avec le secrétaire d'État John Kerry, le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et quelques autres, et j'espère un résultat satisfaisant.

À Bruxelles, comme je l'ai déjà dit en séance publique, une résolution sera discutée lundi au Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne. Ce texte, qui résulte d'un travail discret et intense, tend à autoriser l'envoi d'une force européenne de sécurité en Centrafrique. Cette force aurait pour mission de sécuriser l'aéroport de Bangui puis, dans un deuxième temps, le couloir humanitaire entre Bangui et la frontière camerounaise - ce qui permettrait aussi la reprise du trafic commercial et ainsi la rentrée de quelques recettes douanières. La force européenne pourrait aussi contribuer, à terme, à la formation de l'armée centrafricaine, car les crises à répétition qu'a connues le pays sont aussi dues à la faiblesse de son armée. Nous saurons lundi si la résolution est adoptée ; je suis beaucoup plus optimiste que je ne l'étais il y a quelques semaines. Le déploiement d'une force européenne en Centrafrique serait évidemment d'une aide précieuse sur le plan pratique, et elle aurait un fort impact symbolique. Nous avons évidemment donné notre accord pour que, dans le cadre de cette résolution, la France soit désignée nation-cadre.

Sur le plan humanitaire, les besoins sont considérables. Avec 800 000 déplacés internes pour une population de 4,5 millions habitants et, en raison de l'insécurité, des milliers de réfugiés installés autour de l'aéroport de Bangui dans des conditions indignes, la situation sanitaire est catastrophique, la production agricole en chute libre et le risque de malnutrition extrêmement élevé pour les prochains mois. Les choses se sont un peu améliorées, mais nous sommes loin du compte. Le 20 janvier, une réunion conjointe Union européenne – Nations Unies aura lieu à Bruxelles pour dégager des moyens supplémentaires en faveur des opérations humanitaires ; M. Pascal Canfin y représentera la France.

J'en viens à l'Iran, avec lequel nous avons conclu, le 10 janvier, des négociations assez difficiles. Il a été convenu que la première étape de l'accord temporaire signé le 24 novembre 2013 à Genève s'engagerait le 20 janvier. À cette date, l'Iran commencera, sous le contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), à suspendre l'enrichissement à 20 %, à neutraliser son stock d'uranium enrichi à 20 %, à plafonner la capacité de ses installations d'enrichissement de l'uranium et à arrêter le chantier de construction du réacteur d'Arak. En contrepartie, après confirmation par l'AIEA que ce programme est mis en oeuvre, les Américains et les Européens suspendront celles des sanctions qui sont mentionnées dans l'accord du 24 novembre, les autres continuant d'être appliquées. L'accord du 10 janvier est une première étape prévue pour durer six mois ; conformément à l'accord intérimaire du 24 novembre 2013, qui donne un an à l'Iran pour parfaire ce programme de réduction de ses capacités nucléaires, ces six mois pourront être renouvelés.

Je ne vous l'ai pas caché, la partie qui s'engage est difficile, puisque l'on demande en réalité à l'Iran d'accepter de renoncer définitivement à la perspective de détenir l'arme nucléaire. Mon collègue Sergueï Lavrov me disait il y a peu que tout le monde était d'accord sur ce point : n'est-il pas écrit dans le préambule de l'accord du 24 novembre 2013 que l'Iran s'engage à ne « jamais » – « under no circumstances » – chercher à fabriquer ou à posséder des armes nucléaires ? Les mots du Président Hassan Rohani repris dans cette phrase devraient régler la question. Mais comme nous le savons tous, et Sergueï Lavrov le premier, la chose sera beaucoup plus compliquée que cela. Or, il s'agit d'un élément déterminant, les mesures que prendront l'Union européenne et les États-Unis n'étant pas du tout les mêmes selon que l'Iran reste au seuil de la fabrication d'armes nucléaires ou que l'accord traduit son renoncement définitif. Ce sera tout l'objet de la négociation au cours des mois qui viennent.

En liaison avec ses partenaires – Américains et Britanniques notamment –, la France a défendu des positions exigeantes lors des discussions visant à l'accord de Genève et à son application. Ces positions ont été partagées par le groupe des « 5+1 ». Les points demeurés longtemps en suspens ayant été réglés de manière satisfaisante, la prochaine étape commencera le 20 janvier avec l'entrée en vigueur de l'accord. Nous devrons veiller au respect de ses dispositions, qu'elles aient trait au programme nucléaire ou aux sanctions ; une commission conjointe se réunira régulièrement à cet effet. Dès le 20 janvier commencera la négociation sur la recherche d'un accord durable, d'abord au sein des groupes E3 et 5+1, puis avec les Iraniens.

La négociation à venir sera compliquée, parce que nos interlocuteurs ne sont pas commodes, parce que le sujet est difficile et parce que le calendrier ajoute à la difficulté. L'application de la première phase de l'accord se télescope avec le conflit syrien et l'affaire israélo-palestinienne mais aussi avec les élections de mi-mandat aux États-Unis : les Américains devront accepter de lever toutes les sanctions, une décision qui n'est pas des plus aisées avant des élections. Mais nous avons la volonté de trouver un accord assorti de garanties très fermes, qui servira la paix et la sécurité.

La Syrie maintenant. J'ai présidé dimanche à Paris une réunion du « Core Group des Amis de la Syrie » qui rassemblait d'une part les ministres des affaires étrangères des onze pays qui soutiennent la coalition de l'opposition modérée, d'autre part une délégation de la Coalition nationale de l'opposition syrienne (CNS) conduite par son président, Ahmad Al-Jarba. La France a reçu de M. Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations Unies, l'invitation à participer à la conférence de paix dite « Genève 2 », prévue pour se tenir à partir du 22 janvier à Montreux, puis à Genève.

Nous souhaitons tous que cette conférence ait lieu : si l'on recherche une solution politique, il faut discuter, et pour cela les principales parties au conflit doivent être présentes. Or, l'une des parties accepte de venir à Genève mais pas pour traiter de l'objet de l'invitation, et une autre, qui veut bien en discuter, n'est pas sûre de venir. Dans sa lettre d'invitation, M. Ban Ki-moon précise l'objet de la conférence : établir en Syrie, par discussion entre les parties, un gouvernement de transition doté de tous les pouvoirs exécutifs. Il ajoute que ceux qui acceptent de participer à la conférence en acceptent l'objet ainsi défini. Or le ministre des affaires étrangères de M. Bachar Al-Assad a indiqué qu'il viendrait mais qu'il n'entendait pas traiter de la transition. De son côté, la coalition nationale, qui connaît des problèmes internes, peine à prendre une décision ; elle devrait le faire le 17 janvier.

Considérant que l'on dénombre à ce jour 140 000 morts en Syrie, alors que tout a commencé par une manifestation de 9 personnes, nul ne peut penser que M. Bachar Al-Assad soit l'avenir de son peuple. Mais, face à lui, il y a aussi des groupes terroristes. Il faut donc essayer de trouver une solution politique associant l'opposition modérée et, pour éviter la répétition de l'effondrement général qui s'est produit en Irak, des éléments du régime, sans M. Bachar Al-Assad. Mais la coalition est dans une situation très difficile : elle se fait bombarder par le régime, par le Hezbollah, par les armes russes et par les Iraniens, et elle doit par ailleurs combattre des groupes terroristes qui font de facto alliance avec Bachar Al-Assad même s'ils se combattent.

Le président Ahmad Al-Jarba veut participer à la conférence Genève 2 et j'espère donc que la CNS participera à la conférence de Genève 2. Ensuite viendra la discussion proprement dite, dont personne n'imagine qu'elle sera facile.

Pour la France, il n'y a pas d'autre solution que politique ; nous souhaitons donc que la conférence ait lieu et qu'elle permette de parvenir à un résultat. S'il en va autrement, une situation horrible se perpétuera, dans laquelle le régime de Bachar Al-Assad et les groupes terroristes se nourriront mutuellement, ce qui pourrait provoquer l'éclatement du pays et ne sera pas sans conséquences pour le Liban, la Jordanie, l'Irak, la Turquie…

Les Iraniens ne peuvent être invités à la conférence si l'un des membres du Conseil de sécurité s'y oppose et, à ce jour, les États-Unis refusent leur présence. Nous considérons pour notre part qu'il faut se caler sur l'objectif fixé pour la Conférence. Nous avons demandé aux Iraniens de dire qu'ils acceptent l'objectif fixé ; ils ne veulent pas. Je pense que les Iraniens ne seront pas conviés à la conférence pour cette raison mais aussi parce que les inviter serait agiter un chiffon rouge devant l'opposition syrienne modérée. Il ne serait pas judicieux de risquer, en invitant l'Iran, de dissuader l'opposition syrienne modérée de se rendre à la conférence de Genève 2, qui ne pourrait alors se tenir.

Voilà où nous en sommes, mais je n'exclus aucun coup de théâtre jusqu'au 22 janvier. La France pousse à ce que la conférence de paix ait lieu, elle en attend un progrès. Les choses ne ressembleront sans doute pas à ce qu'attendrait un esprit cartésien mais la situation actuelle en Syrie est à ce point abominable que toute solution politique sera un moindre mal.

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