Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 15 janvier 2014 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

Pour commencer, je répondrai brièvement à celles des questions de M. François Rochebloine qui ne portaient pas sur les sujets dont nous étions convenus de traiter aujourd'hui. Pour ce qui concerne les otages, vous savez que la discrétion est de règle ; nous travaillons quotidiennement à leur libération mais le problème, difficile en soi, est encore aggravé en Syrie.

Nous avons beaucoup réduit le nombre de nos soldats engagés en Afghanistan, où ils ne sont plus qu'environ 500. Comme vous, je suis persuadé qu'une solution durable à la question afghane suppose un accord associant les puissances régionales. M. Ján Kubis, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies pour l'Afghanistan, récemment passé à Paris, partage cet avis ; il a par ailleurs insisté sur le problème que pose la production de stupéfiants, volet non traité de la question et très difficile à résoudre puisqu'il s'agit de l'activité principale des paysans afghans.

En Centrafrique, si la force européenne était constituée, madame Saugues, elle serait chargée d'abord de sécuriser l'aéroport et d'assurer des missions humanitaires, ce qui demanderait quelque 400 hommes. Un peu plus tard, il lui faudrait assurer la sécurité de l'axe Garoua- Bangui puis contribuer à la formation de l'armée centrafricaine. Quelques pays, dont l'Estonie et la Slovaquie, se sont dits prêts à participer à cette force. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter : lorsque l'estampille européenne sera officielle, les États membres fourniront un contingent.

Toutefois, les Britanniques ne se sont pas montrés particulièrement empressés. Nous devrons d'ailleurs réfléchir à leur attitude générale, qui pose problème. Ils sont favorables à tout élargissement de l'Union européenne car cela accroît la zone de libre-échange mais ils multiplient les obstacles à la circulation des personnes ; c'est incohérent. D'autres problèmes se posent sur le plan économique, comme vous le savez. Et, bien que nous soyons très proches du Royaume-Uni en matière de défense, quand nous avons demandé l'envoi en Centrafrique de la force de réaction rapide (battle-group) européenne, soit une unité de 1 500 hommes, M. David Cameron, happé par le climat politique intérieur, a refusé. C'est que les Britanniques faisaient alors partie de la force de réaction rapide de permanence et que les pays d'astreinte supportent tous les coûts. Outre cela, le Royaume-Uni ne pouvait se satisfaire d'une opération uniquement européenne. Nous devrons traiter de toutes ces questions avec les Britanniques. Nous avons pour eux beaucoup d'estime et d'amitié, mais il est des choses que des amis doivent se dire.

Comme l'ONU, les États-Unis et l'Union européenne, la France a été invitée à N'Djamena à titre d'observateur, monsieur Poniatowski. Nous étions représentés par notre ambassadrice. Nous entretenons des contacts amicaux avec les États membres de la CEEAC, nous nous parlons, nos troupes et les leurs sont engagées en Centrafrique, mais le temps n'est plus où la France nommait les présidents de ces pays. Une chose est de travailler en concertation, une autre de se substituer à la population d'États souverains. Aussi, dire que la France était « à la manoeuvre » à N'Djamena ne traduit pas la réalité ; nous y étions bien, mais à titre d'observateur, ce qui est parfaitement normal étant donné le rôle que nous jouons en Centrafrique.

Il y a entre le Tchad et la Centrafrique une proximité géographique, une identité de populations et des mouvements de personnes. À cela s'ajoute le problème posé par les groupes de Janjaouites qui peuvent rester au Soudan ou choisir d'aller en Centrafrique ou au Tchad. L'histoire de ce pays est une litanie de conflits et sa situation est compliquée. Le Tchad a des militaires aguerris et joue un rôle important en Centrafrique.

La « guerre de religions » que vous avez évoquée est, selon les spécialistes, un phénomène assez nouveau. La Seleka a été constituée sur une base essentiellement musulmane, ce qui a conduit à une réaction sur une base essentiellement chrétienne, d'ailleurs plus protestante que catholique. Ce phénomène est d'autant plus préoccupant qu'il ne se limite pas à la République centrafricaine : selon le président Paul Biya, il gagne le Cameroun, et, m'a dit le président José Eduardo Dos Santos, jusqu'à l'Angola. Au-delà de la Centrafrique, les conflits régionaux ont donc de plus en plus souvent une dimension religieuse, sans que l'on puisse déterminer avec certitude quelle est la part du fond et celle du prétexte. Alain considérait certes que « toutes les guerres sont des guerres de religion », mais si aux motifs habituels de conflits se surajoutent des considérations religieuses, les choses deviennent très difficilement maîtrisables. C'est pourquoi, tout en étant lucides, nous ne devons pas entrer dans cette mécanique.

Selon les chiffres dont je dispose, 450 millions d'euros figurent au budget des OPEX, mais mon collègue Jean-Yves Le Drian vous dira plus précisément que moi, monsieur Bacquet, comment ces opérations seront financées. L'opération menée en Centrafrique n'est pas très coûteuse car nos troupes n'étaient pas stationnées très loin, et le coût de la mission menée au Mali baissera puisque notre contingent va être réduit.

Ne connaissant pas la teneur du rapport Orion, je ne le commenterai pas. La France n'a aucunement pour objectif, en Centrafrique, de « tenir le pays » avec des milliers d'hommes : elle cherche à permettre l'établissement d'un pouvoir d'État réel pour donner un cadre de développement. Des élections démocratiques sont nécessaires mais pas suffisantes, et la délégation que vous allez créer pourrait nous aider à réfléchir aux raisons qui ont conduit à une succession de coups d'État en Centrafrique depuis 1960, et aux moyens d'éviter la réitération d'erreurs passées.

Je pense vous avoir répondu, monsieur Baumel, à propos du Tchad. Les États-Unis ont aidé la République centrafricaine en lui versant 100 millions de dollars et en la dotant de moyens de transport.

M. Lellouche a évoqué la désignation du nouveau président centrafricain ; je le redis, les choses se font dans la concertation mais ce n'est pas la France qui procède aux nominations.

M. Alain Marsaud et plusieurs de ses collègues considèrent que la diplomatie française aurait fait le choix du monde chiite contre le monde sunnite. Il n'en est rien – d'autant qu'au sein de l'une de ces obédiences au moins, les « discussions » sont extrêmement nourries. Demandez à l'Aga Khan, qui est chiite, de vous parler de ses collègues iraniens ou autres, et vous susciterez des propos d'une rare virulence. De même, la position des sunnites saoudiens, qataris ou émiratis n'est pas toujours la même.

La politique extérieure de la France a quatre objectifs que vous connaissez : la paix et la sécurité ; la planète ; l'Europe ; le redressement. Nous refusons de traiter avec certaines organisations sunnites terroristes et nous les combattons ; c'est nous qui avons demandé l'inscription d'Al-Nostra sur la liste des organisations terroristes de l'ONU. Nous ne sommes pas aveugles, mais nous essayons de déterminer qui peut contribuer à renforcer la sécurité internationale. Nous sommes d'accord pour travailler avec l'Iran mais, pour ce qui touche au programme nucléaire iranien, nous voulions parvenir à une solution dans une affaire où il n'est pas d'à-peu-près possible.

La France a donc dit assez fermement quelles devraient être les garanties apportées. Or, le premier projet de texte qui nous a été soumis n'était pas satisfaisant. Nous avons donc mis les points sur les « i ». Si le gouvernement iranien accepte de renoncer à l'arme nucléaire, j'en serai très heureux car cela contribuera à la sécurité internationale.

Comme M. Lellouche l'a mentionné, c'est une guerre par procuration qui se livre en Syrie. Nous devons favoriser les contacts pour contribuer à une sortie de crise mais nous ne jouerons pas les petits télégraphistes. Nous avons de bonnes relations avec les Qataris mais nous sommes aussi de ceux qui acceptent de passer un accord avec les Iraniens. La France, puissance indépendante essaye de faire progresser la marche vers la paix, ce qui n'est pas facile.

Je savais que les Qataris achetaient des chevaux de course mais j'ignorais, monsieur Myard, ce que vous avez signalé au sujet de l'hippodrome de Longchamp et que je ferai vérifier.

L'allègement des sanctions prévu si les conditions de mise en oeuvre de l'accord du 24 novembre 2013 sont respectées par l'Iran représente quelque 10 % de l'ensemble. La levée des sanctions concerne l'industrie pétrochimique, l'or, les métaux précieux et l'automobile – ce qui n'est pas sans incidence pour notre propre industrie. Seul un accord durable permettra la levée des 90 % restants.

M. Paul Giaccobi a, de manière incisive, souligné la diversité du monde chiite.

M. François Rochebloine se demande si la coalition nationale syrienne représente la population. La Syrie est diverse. Ceux qui sont favorables à une Syrie démocratique dans laquelle chacun aurait sa place forment l'opposition modérée, représentative de bon nombre de Syriens et des principes que nous défendons.

S'agissant du contrôle de la destruction des armes chimiques, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) remplit sa mission, monsieur Bui. Les destructions commenceront le plus vite possible ; certaines seront faites par les Américains sur bateaux. L'Allemagne et d'autres pays ont proposé d'aider à ces destructions qui, grâce aux techniques modernes, seront plus rapides que par le passé. J'ai eu l'occasion de rappeler à Sergueï Lavrov que, trois jours avant que les Syriens et les Russes ne « découvrent » des armes chimiques en Syrie, ils affirmaient qu'il n'y en avait pas. S'ils ont dû concéder leur existence puis leur destruction, c'est que la France a apporté la preuve du gazage de la population et menacé d'intervenir aux côtés des Américains et des Britanniques. Jamais la destruction des armes chimiques syriennes n'aurait eu lieu si nous n'avions pris cette position forte. Cela ne suffit certes pas, car les combats se poursuivent et continuent de tuer, mais cet épisode doit être mis au crédit de la France, sans laquelle la question n'aurait pas été abordée.

L'influence réelle des Russes en Syrie et ce qu'ils souhaitent sont des questions clefs dont je traite avec eux. Nous voulons, expliquent-ils toujours, éviter le chaos. Mais, fais-je valoir, peut-il y avoir pire chaos que celui que connaît la Syrie maintenant ?

Contrairement à d'autres, je ne pense pas que l'attitude russe s'explique par les marchés d'armement ou par le souci de préserver l'accès de la marine russe au port de Tartous. Il s'agit plutôt d'affirmation de sa force par le soutien à des amis traditionnels. La France a une tradition d'amitié et de partenariat avec les Russes, qui doivent eux-mêmes faire face à des attaques terroristes. Les spécialistes disent que les Iraniens sont beaucoup plus présents que les Russes en Syrie mais, selon nos services, ce sont bien des cargaisons d'armes russes qui arrivent chaque semaine à Tartous. On a aussi constaté qu'il aura suffi de 24 heures pour que le régime accepte de détruire ce stock après que M. Poutine a admis la présence d'armes chimiques en Syrie. En résumé, les Russes ne sont pas tout-puissants en Syrie mais ils y sont très influents ; nous ne sommes pas dupes et nous devons compter avec eux.

La situation est dramatique au Liban, avec un quart de la population composé de réfugiés. Il ne faudrait pas que le pays, qui n'a pas de gouvernement, se trouve aussi sans président. Pour défendre ses amis libanais, la France cherche à éviter le plus possible des connexions entre le conflit syrien et le Liban et plaide auprès du président Sleiman en faveur de la constitution d'un nouveau gouvernement. Les Saoudiens, considérant que l'armée représente l'ensemble de la nation libanaise, ont décidé de la doter pour lui permettre d'assumer son rôle, et cela passerait par nous. Nous veillerons à ce que les matériels que nous livrerons parviennent à l'armée, garante de l'indépendance et de l'intégrité du Liban. Mais, si le drame syrien se poursuit, il deviendra très difficile d'envisager une perspective positive pour le Liban. Nous essayons d'agir sur ceux qui exercent une influence dans ce pays – les Saoudiens, les factions, le président Sleiman. Nous avons aussi fait savoir au Hezbollah que ce qui était fait par la France n'était pas dirigé contre eux, car il faut tenter de ne pas lier les choses, comme Bachar Al-Assad et l'Iran aimeraient le faire.

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