Intervention de Serge Michailof

Réunion du 15 janvier 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Serge Michailof, professeur à Sciences-Po, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques, IRIS :

Ce projet de loi marque plusieurs avancées importantes.

Il est en effet fondamental de mettre l'accent sur la cohérence des politiques. Un seul exemple : en 2001, les filières du coton en Afrique, qui y font vivre quelque vingt millions de personnes, étaient mises en difficulté par les subventions accordées par l'Union européenne à la production de coton en Grèce et en Espagne, lesquelles contribuaient à la dépression des cours sur les marchés internationaux.

Le principe de la différenciation des partenariats est important également. Beaucoup s'interrogent par exemple sur les interventions de l'AFD en Inde ou en Chine : elle n'y fait pas de l'aide au développement mais travaille, en lien avec des experts indiens et chinois, sur des problèmes globaux nous concernant tous, comme le réchauffement climatique.

La création d'un Conseil national du développement et de la solidarité internationale est une autre excellente initiative. Ce nouvel organisme comblera le manque qui avait résulté de la disparition du Haut conseil de la coopération internationale (HCCI).

Il est important également que soient abordées dans le projet de loi les questions de transparence et de redevabilité, sachant que la complexité du dispositif institutionnel français rend difficile la transparence et un suivi totalement satisfaisant.

Enfin, la problématique des financements innovants y est bien exposée. On rappelle notamment le rôle pilote joué par la France.

Mais à côté de ces avancées, le projet de loi et le rapport annexé font l'impasse sur de nombreux problèmes, pourtant connus de tous.

Le premier est que, paradoxalement, notre aide bilatérale oublie les pays les plus pauvres. Le CICID de juillet dernier a établi une liste de 16 pays dits prioritaires. Il y aurait à dire sur cette liste : y figure par exemple le Ghana, pays qui n'est plus vraiment pauvre et se développe même très vite, mais non la Côte-d'Ivoire, pourtant tout juste en sortie de crise ! Et nul n'ignore qu'outre ces 16 pays, il faudrait aider aussi Haïti, les Territoires palestiniens, l'Afghanistan, le Laos, le Cambodge…

Dans les pays de cette liste, à l'exception du Ghana, du Sénégal et, de manière marginale, du Burkina Faso et du Bénin, pour intervenir de manière significative, il faudrait accorder non pas des prêts, mais des dons. En effet, nous pouvons prêter aux entreprises du secteur privé, mais celui-ci y est encore naissant. Nous pouvons garantir des prêts, mais c'est difficile. Nous pouvons monter des opérations en non souverain, mais c'est extrêmement risqué dans ces pays. Dans ces conditions, le principal outil reste le don. Or, l'enveloppe des dons est, depuis des années, plafonnée à environ 200 millions d'euros par an, soit guère plus d'une dizaine de millions d'euros par pays. Avec 10 millions d'euros, on ne peut monter que de petits projets et cela ne permet pas de peser sur l'aide multilatérale ou communautaire, dont le montant peut représenter entre 8% et 12% du PIB de ces pays. Comment dans ces conditions pourrions-nous compter ?

Or, l'aide internationale va se détourner des pays à revenus intermédiaires et à croissance rapide, pour se focaliser sur les pays fragiles, en sortie de crise ou très pauvres, où elle représente déjà 70% des flux financiers extérieurs et 40% des ressources budgétaires. Notre politique d'allocation des ressources et de choix des instruments est à revoir de fond en comble. Si les prêts de l'AFD, aujourd'hui l'instrument privilégié, sont adaptés aux pays à revenus intermédiaires, ce sont des dons qui sont nécessaires dans les pays les plus pauvres.

J'ai été agacé de lire dans le rapport annexé que 65% des 10 milliards d'euros que représente au total notre aide publique au développement allaient à l'aide bilatérale. Ce n'est pas faux, mais ces 65% recouvrent des éléments aussi disparates que les coûts administratifs, les frais d'écolage des élèves étrangers –cela explique que la Chine soit l'un des grands bénéficiaires de l'aide française ! –, des subventions en accompagnement des concours du FMI – en quoi les interventions du FMI ont-elles besoin d'être accompagnées par notre aide ? –, des annulations de dette, des prêts de l'AFD... Ces prêts présentent certes l'intérêt, pour un coût minime, de démultiplier l'aide au développement. En moyenne, un euro de bonification rapporte douze euros bruts.

Pour analyser la répartition de notre aide bilatérale et multilatérale, il faut partir non pas du montant total de notre aide publique au développement, qui agrège des éléments hétérogènes, mais de notre effort budgétaire net. Dans la loi de finances pour 2014, il s'élève à un peu moins de 3 milliards d'euros, dont 1,7 milliard, soit 57%, pour l'aide communautaire et multilatérale. Dans le 1,3 milliard qui reste pour l'aide bilatérale, figurent, je l'ai dit, les annulations de dettes et autres éléments que j'ai énumérés plus haut. Ne restent au final pour les dons que les 200 millions d'euros que j'évoquais tout à l'heure, et une quarantaine de millions pour le Fonds de solidarité prioritaire (FSP). Notre aide bilatérale n'atteint pas la masse critique qui nous permettrait de piloter l'aide multilatérale. Voilà longtemps que les Britanniques ont compris comment il fallait procéder, en focalisant leur aide bilatérale là où existent des enjeux géopolitiques ou commerciaux essentiels pour eux.

Plusieurs rapports parlementaires ont pointé la nécessité de rééquilibrer notre aide au développement du multilatéral vers le bilatéral. Aucune de leurs recommandations n'a, hélas, été suivie. Quand les ressources se font plus rares et qu'en dépit des difficultés budgétaires, il faut tenir les engagements pluriannuels pris en matière d'aide multilatérale, il est certes difficile de dégager des moyens pour l'aide bilatérale. Mais ce projet de loi d'orientation devrait montrer le cap et fixer pour objectif d'au moins doubler sur les cinq années à venir le montant de l'aide bilatérale, notamment l'enveloppe des dons. C'est possible, à condition d'opérer des choix nets.

Ainsi versons-nous 360 millions d'euros au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Soit, mais c'est là davantage que le total de l'aide que nous allouons à l'ensemble des pays dits prioritaires. Pourtant, chacun sait que la gestion de ce fonds mondial laisse à désirer et que les sommes dont il dispose sont sous-utilisées. Il aurait été plus efficace, y compris pour lutter contre le sida, de n'y verser que 160 millions d'euros et d'abonder de 200 millions les ressources budgétaires de l'AFD pour mettre en oeuvre des programmes visant au renforcement des systèmes de santé, depuis les grands hôpitaux jusqu'aux postes de santé locaux.

Lorsque nous allouons 50 millions d'euros au Mali, nous devrions parallèlement nous fixer pour objectif de piloter les 500 millions ou le milliard de dollars de l'aide internationale au profit de ce pays. C'est ainsi que notre action pourrait servir concrètement de levier.

Deux excellents rapports parlementaires ont alerté, à juste titre, sur la situation dans les pays du Sahel. Pourquoi ne pas assumer de se focaliser sur eux ? Il faut regretter que la liste des objectifs énoncés dans le projet de loi reprenne tout de même bien des banalités. Ne perdons jamais de vue que l'aide publique au développement a à voir avec la géopolitique. C'est pour des raisons géopolitiques que les États-Unis ont aidé la Grèce et la Turquie après la Seconde guerre mondiale, et ont lancé le plan Marshall en Europe. Les pays de la rive Sud de la Méditerranée et du Sahel, qui font partie de notre environnement proche, sont en proie à de profonds bouleversements, qui d'ailleurs inquiètent nos concitoyens. Au Mali et en Centrafrique, nous sommes intervenus militairement, mais n'est-ce pas là tout ce que nous pouvions faire, ne disposant pas des ressources nécessaires pour assurer le suivi qu'il faudrait ?

Notre politique de développement et de solidarité internationale doit répondre à nos préoccupations géopolitiques. Les ressources que nous y consacrons doivent lui permettre d'appuyer notre politique étrangère, en particulier pour aider à la stabilisation des pays du Maghreb et du Sahel. Au Maghreb, l'AFD, qui est pourtant le seul instrument d'aide, ne pourra bientôt plus intervenir, vu qu'elle y a atteint son plafond de risques – à moins qu'il ne soit décidé d'augmenter ses fonds propres. Pour ce qui est du Sahel, il faut être conscient que le Mali n'est que la partie émergée de l'iceberg…

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