Je me permettrais tout d'abord féliciter la commission de la Défense pour l'organisation de ce cycle d'auditions. Il s'agit d'une initiative très importante. En effet, je fais partie de ceux qui estiment qu'il ne peut y avoir de consensus sur la dissuasion sans questionnements et sans débat sur sa raison d'être et sur l'attachement de la France à ce concept.
Je commencerai par quelques mots sur ma vision du contexte stratégique en insistant évidemment sur les évolutions à l'oeuvre dans le domaine du nucléaire. Ce contexte est caractérisé par la montée de ce que j'ai appelé le « nationalisme nucléaire », à savoir des politiques marquées à la fois par un nationalisme exacerbé, le refus du statu quo régional avec un désir d'influence et, parfois, une volonté de révision des frontières, et une expansion des capacités nucléaires. Cette expansion s'observe dans plusieurs pays : Chine, Pakistan, Corée du Nord, Iran – même si celui-ci n'a pas encore franchi le seuil nucléaire.
La Russie est également concernée. Certes on observe une rétraction de ses capacités nucléaires, mais on assiste également à une modernisation de celles-ci avec le développement d'une nouvelle génération de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et de missiles. En outre, ces dernières années, la Russie est revenue à la « permanence à la mer », abandonnée à la fin de la Guerre froide, avec une reprise des patrouilles régulières de SNLE, le retour d'initiatives et de postures agressives vis-à-vis de ses voisins qui rappellent le conflit entre les deux Grands et qui se matérialisent parfois par la violation de leurs espaces territorial, aérien ou maritime par le biais de patrouilles stratégiques. Enfin, la Russie procède à des exercices appelés Zapad, qui se concluent fréquemment de manière assez inquiétante avec une simulation de frappe nucléaire, généralement dirigée sur les pays de l'OTAN…
La Chine, pour sa part, est entrée, après des décennies d'échec, dans le club des puissances possédant une composante nucléaire sous-marine, même si celle-ci reste balbutiante. Elle n'observe aucune transparence sur son arsenal nucléaire mais il est certain que le pays dispose d'une forte capacité à monter en puissance. Les statistiques relatives à l'arsenal chinois font l'objet de débats. Les chiffres publiés par certains think tanks américains sont, à mon sens, sujets à caution, et en tout état de cause, le pays dispose d'un fort potentiel de développement de son arsenal.
La Corée du Nord, l'Inde, Israël ou le Pakistan n'abandonneront pas leurs arsenaux dans le contexte actuel et prévisible. Aussi, sauf événement majeur ou surprise stratégique, devons-nous par conséquent nous habituer à vivre pour longtemps dans un monde comptant au moins neuf États nucléaires.
La prolifération nucléaire est à la fois une cause et une conséquence des crises régionales. Une cause lorsque la possession d'armes nucléaires encourage l'aventurisme – on l'a constaté à plusieurs reprises au cours des 60 dernières années. Une conséquence lorsque certains États tirent argument soit d'une menace dans leur voisinage, soit des interventions occidentales pour sanctuariser leur propre territoire grâce à la dissuasion.
L'Inde et le Pakistan ne sont évidemment pas des adversaires de la France et se comportent en puissances nucléaires plutôt responsables. Toutefois leur attitude suscite des interrogations : développement rapide – à la fois quantitatif et qualitatif – des arsenaux nucléaires ; intention de se doter de composantes maritimes ; risque de conflit persistant en Asie du sud ; questions sur l'avenir du Pakistan.
La Corée du Nord est en route vers la maîtrise de la portée intercontinentale, même si le chemin sera probablement encore long. La Corée du Nord n'est pas un État irrationnel ; c'est un État imprévisible, avec sa propre rationalité, ce qui précisément le rend dangereux.
L'Iran représente à l'évidence une question centrale pour l'avenir du paysage nucléaire mondial. Si nous ne parvenions pas à un accord final satisfaisant – non seulement pour l'Europe mais également pour les États de la région – le risque de poursuite de la prolifération nucléaire serait grand. Je rappelle que la technologie de l'enrichissement de l'uranium est depuis longtemps sur le marché noir, de même – et c'est encore plus inquiétant – que des plans d'armes nucléaires d'origine pakistanaise.
Je souhaiterais maintenant évoquer les différents types de menaces. Il n'existe pas, aujourd'hui, de menace militaire classique contre la France. En revanche, il existe une menace potentielle contre l'Europe, celle d'une crise qui impliquerait la Russie et dans laquelle notre dissuasion n'aurait peut-être pas de rôle direct à jouer, mais dont l'existence pourrait produire un effet indirect sur les évolutions d'une telle crise.
La menace balistique est de plus en plus prégnante et se double d'une prolifération grandissante des missiles de croisière y compris à longue portée. Une question reste ouverte, dont seul le Président de la République serait juge : une menace de missiles conventionnels pourrait-elle relever de l'atteinte potentielle à nos « intérêts vitaux » ?
Inversement, la menace chimique est, de mon point de vue, en voie de diminution voire de marginalisation. Si la destruction de l'arsenal chimique syrien se déroule de manière satisfaisante, nous aurons franchi un grand pas vers la marginalisation de cette menace.
Des interrogations se font jour quant à la menace cybernétique. Est-il concevable qu'une telle menace puisse porter atteinte à nos « intérêts vitaux » ? Il s'agit d'une question complexe, relativement nouvelle. À mon sens, tel n'est pas le cas aujourd'hui. Ma réponse pourrait être différente dans 15 ou 20 ans – voire avant – mais à ce jour, si la menace cybernétique est réelle pour nos intérêts économiques, elle ne me semble pas constituer un risque majeur pour nos « intérêts vitaux ».
Enfin, la menace biologique pourrait connaître de nouveaux développements à l'avenir, notamment assis sur le génie génétique, mais nous n'en sommes pas encore là. Il s'agit d'une menace très particulière. Des tentatives de militarisation des charges biologiques – placées sur des missiles balistiques –, avaient été entreprises par le passé en Irak et en Union soviétique sans toujours être couronnées de succès. J'estime qu'il ne s'agit pas d'une menace essentielle aujourd'hui. Je n'en dirais pas autant quant à ses perspectives d'avenir avec des développements scientifiques et technologiques qui pourraient lui donner une acuité nouvelle dans les prochaines décennies.
Dans le contexte que je viens de détailler, quelle est la pertinence de la dissuasion nucléaire française ? Je ne suis certes pas le premier à le dire mais il me semble utile de le rappeler : il ne s'agit pas d'une question de prestige. Le Président Sarkozy l'avait d'ailleurs dit explicitement dans un discours. Il convient de tordre le cou à une idée, encore très prégnante à l'étranger, et selon laquelle la France maintient sa dissuasion dans le but de préserver son prestige international. La question de l'influence est différente, j'y reviendrai. Il ne s'agit pas non plus de conserver notre siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Il y a une coïncidence de fait entre ces deux données, mais aucun lien de causalité.
J'estime que la dissuasion remplit aujourd'hui quatre fonctions. En premier lieu, elle garantit la liberté d'action d'un des trois seuls pays au monde – États-Unis, Grande-Bretagne et France – dont l'influence et les responsabilités politiques et militaires se situent à l'échelle mondiale. Cette garantie joue tout d'abord vis-à-vis de l'adversaire, avec ce que je caractérise comme la « contre-dissuasion ». Contrairement au scénario traditionnel de la Guerre froide, il s'agirait davantage de neutraliser la dissuasion du pays adverse que d'exercer directement notre dissuasion. Tel serait le cas vis-à-vis d'un pays qui tenterait de nous empêcher d'intervenir dans sa région ou de soutenir un pays allié ou ami.
Cette liberté d'action joue également par rapport à nos grands alliés. J'ai à ce sujet une thèse personnelle, dont on peut débattre : je ne suis pas certain que le France aurait pu s'opposer aux États-Unis de manière aussi frontale et active en 2002-2003 si elle avait été dépendante de cet allié pour le maintien de sa sécurité et la préservation de ses intérêts vitaux. L'Allemagne s'était certes également opposée, mais moins brutalement et moins activement que la France. Je soutiens ce point de vue avec d'autant plus de sérénité que j'estimais la position de notre pays un peu excessive. La question reste ouverte, mais l'existence de la dissuasion française a peut-être eu cette vertu de permettre aux autorités politiques de l'époque d'exercer plus aisément ce qu'elles estimaient être leurs responsabilités en toute autonomie vis-à-vis des États-Unis.
Récemment, un ancien responsable politique remettait en question la croyance en cette liberté d'action permise par le nucléaire en faisant observer que lorsque notre pays s'engage au Mali, la dissuasion est inutile. C'est évident, mais tel n'est pas le sujet ! La dissuasion ne s'inscrit évidemment pas dans des scénarios de type Mali.
Deuxième fonction, la dissuasion contribue à la sécurité de nos alliés, notamment en crédibilisant les engagements de défense souscrits par notre pays en vertu de traités multilatéraux ou bilatéraux. De mon point de vue – mais en la matière, seule l'appréciation du Président de la République importe – la liberté et l'existence des pays de l'Union européenne relèvent des « intérêts vitaux » de la France tant les intérêts vitaux des différents États membres sont aujourd'hui imbriqués.
La troisième fonction est héritée de la Guerre froide : il s'agit de garantir notre survie, notre existence même, dans l'hypothèse où une menace majeure dirigée contre l'Europe se matérialisait à l'horizon des trente prochaines années.
Enfin, la dissuasion contribue au rayonnement de notre politique étrangère. Il ne s'agit pas d'une question de prestige mais d'image. La possession d'une force de dissuasion conforte l'image d'une puissance indépendante, non pas cette fois dans notre rapport aux États-Unis, mais dans notre rapport au reste du monde. Cette fonction est peut-être même encore plus utile depuis que la France a repris toute sa place au sein des structures militaires intégrées de l'OTAN. J'étais personnellement favorable à cette réintégration, mais à condition que nous conservions une force de dissuasion indépendante. Si tel n'avait pas été le cas, les conséquences pour notre pays en termes d'image auraient été très négatives. Il s'agit d'une hypothèse théorique, dans la mesure où le départ des structures militaires intégrées en 1967 et la constitution parallèle d'une force de dissuasion étaient, pour le général de Gaulle, les deux faces d'une même pièce.
La dissuasion remplit ces quatre fonctions à un coût qui, me semble-t-il, est parfaitement supportable. J'ai conscience qu'il s'agit d'un jugement de valeur et je comprends qu'on puisse ne pas le partager, mais tel est mon point de vue d'expert mais aussi et de citoyen. La dissuasion française est plus chère que la dissuasion britannique – elle est quasiment deux fois plus coûteuse – mais tel est le prix de l'indépendance et de l'image de l'indépendance.
Puisque j'ai l'honneur d'être le premier intervenant de ce cycle d'auditions, je me permettrais enfin d'ouvrir le débat en contestant quatre idées reçues.
En premier lieu, on entend souvent que l'existence de la dissuasion et son concept sont « sanctuarisés ». Madame la Présidente, un certain nombre d'entre vous mesdames et messieurs les députés et moi-même étions membres de la commission du Livre blanc 2013 sur la défense et la sécurité nationale. Il est faux de dire que le sujet de la dissuasion était tabou au sein de la commission, nous en avons parlé ! Des séances entières ont été exclusivement consacrées à ce sujet. S'agit-il alors de sanctuarisation budgétaire ? Si l'on analyse les données depuis 25 ans, on observe que le budget consacré à la dissuasion a d'abord baissé en valeur relative avec une diminution de sa part dans le budget total de la défense ; puis il a décru en valeur absolue. Et à ma connaissance, il n'est pas aujourd'hui immunisé contre les « coupes » budgétaires. Au total, nous cherchons à conserver notre posture de dissuasion minimale au moindre coût.
Deuxième idée reçue : la dissuasion empêche la modernisation des moyens « classiques », elle dessert le conventionnel. Une telle assertion est triplement fausse. Je développerai ici un certain nombre d'arguments suggérés dans le Livre blanc de 2013. Cette idée est d'abord fausse d'un point de vue conceptuel. Je l'ai rappelé, le nucléaire conférerait la liberté d'action dans une crise grave en Europe, en Asie, au Moyen-Orient. Par ailleurs, on observe un lien entre le nucléaire et le conventionnel en termes de capacités. Si la France n'avait pas maintenu son effort de dissuasion, je ne suis en effet pas certain que notre pays aurait pu préserver le format de certaines capacités clés, maritimes et aériennes : sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), frégates anti sous-marines (FASM), avions de patrouille maritime, avions ravitailleurs, etc. On peut presque renverser l'argument ! C'est peut-être le nucléaire qui a permis de maintenir – du moins de ne pas trop rogner – certaines capacités conventionnelles. Enfin, du point de vue des performances techniques et humaines, les exigences du nucléaire – en termes de fiabilité, de sécurité, de performance – tirent vers le haut l'ensemble de notre appareil de défense. Si la France a un outil militaire et une industrie de défense d'une telle qualité, c'est en grande partie grâce à la dissuasion.
Troisième idée reçue : nous pourrions facilement abandonner notre composante aéroportée puisque le Royaume-Uni – pays le plus proche de la France du point de vue de l'exercice de la dissuasion – l'a fait. C'est oublier que les Britanniques ne sont pas dans la même situation que nous. Leur composante océanique est en réalité « louée » aux États-Unis puisque les missiles font l'objet d'un pool commun américano-britannique, et ses performances techniques sont bien supérieures à celles de la composante océanique française, notamment en termes de précision. L'existence de notre composante aéroportée nous permet de maintenir un éventail d'options qui crédibilisent la dissuasion dans des scénarios plus divers que par le passé. En outre, d'une certaine manière, la Grande-Bretagne dispose toujours d'une composante aérienne : celle de l'OTAN. En effet, par défaut, l'exercice de la dissuasion britannique se pense dans le cadre de l'OTAN.
Quatrième et dernière idée reçue : la doctrine nucléaire serait fossilisée depuis la fin de la Guerre froide, avec les mêmes concepts, les mêmes réflexes, le même vocabulaire, etc. En réalité, les éléments fondamentaux de la doctrine de dissuasion sont très souples et adaptables. Ce n'est pas parce que le contexte a radicalement changé que les concepts sont devenus non pertinents : la notion d'« intérêt vital » reste valable quel que soit le type d'adversaire. C'est la menace qui peut varier. La notion de « dommages inacceptables », critère qui dimensionne les capacités de notre force de dissuasion peut s'appliquer aussi bien à l'Union soviétique hier, qu'à la Chine, la Russie ou une puissance régionale aujourd'hui.
Par ailleurs nous avons ajusté notre posture, notre doctrine. Notre dissuasion n'est plus focalisée sur la Russie, elle n'est plus, par nature, la dissuasion du faible au fort née lorsque nous faisions face à la menace unique, majeure et immédiate représentée par l'Union soviétique. En outre, elle a intégré une dimension européenne. Depuis François Mitterrand, tous les Présidents de la République se sont accordés sur le fait de ne pas laisser la dissuasion hors de l'espace européen. L'idée d'une France frileuse dont la dissuasion s'arrêterait à ses frontières n'est plus d'actualité depuis longtemps. J'ajoute qu'elle n'était pas non plus celle du général de Gaulle.
En outre, au milieu des années 1990, notre dissuasion a été inscrite dans le cadre juridique de la légitime défense. Le Président Sarkozy avait encore précisé ce cadre en évoquant des « circonstances extrêmes de légitime défense », ce qui n'est pas neutre.
Notre pays a également abandonné depuis longtemps toute conception d'emploi tactique, pré-stratégique ou non stratégique. Dès le milieu des années 1990, il a été clairement établi que l'emploi de l'arme nucléaire, qui représenterait une rupture historique majeure, ne pourrait s'opérer que dans des situations extrêmes, des circonstances par nature « stratégiques ».
Cinquième type d'ajustements : la dissuasion n'est plus, et depuis longtemps une dissuasion « anti-cités », concept de la Guerre froide.
Enfin, la dissuasion a pris en compte son articulation avec la défense antimissile. Il s'agit d'un élément appelé à perdurer dans le contexte stratégique, même si les projets de l'OTAN seront probablement revus à la baisse. Dans ce domaine il y a consensus et la position du Président Hollande est cohérente avec celle de ses deux prédécesseurs : dissuasion et défense antimissile sont complémentaires et l'une ne saurait se substituer à l'autre.
Le débat sur la dissuasion est donc utile et nécessaire, certaines théories et idées reçues méritent d'être questionnées et je suis maintenant prêt à répondre à vos questions.