La position française sur la dissuasion nucléaire est parfois vue comme plus conservatrice que d'autres, à l'image de celle que le président Obama a solennellement affirmée comme étant celle des États-Unis, à savoir que si les puissances nucléaires « donnaient l'exemple » en renonçant à leurs arsenaux, cela favoriserait la lutte contre la prolifération. C'est ce que l'on appelle couramment la stratégie du « global zero ». Je pense que cette position est illusoire, et j'en veux pour signe le fait que la considérable réduction capacitaire consentie en matière nucléaire depuis une vingtaine d'années par les puissances nucléaires historiques n'a pas mis de frein à la tentation de la prolifération ces dernières années. L'idée du « global zero » repose, à mon sens, sur une erreur de pronostic. Si la France devait renoncer à posséder un outil de dissuasion crédible, cette décision lui vaudrait à coup sûr les louanges de certains ; mais elle n'aurait assurément aucun effet sur la prolifération nucléaire. Tout cela me rappelle une plaisanterie qui avait cours il y a quelques années aux États-Unis, et qui consiste à dire que « si l'arme nucléaire devenait hors-la-loi, seuls les hors-la-loi la posséderaient »…
En revanche, je ne reprendrais pas à mon compte l'idée que l'arme atomique constitue une sorte d'assurance-vie : l'image est impropre, dans la mesure où l'on ne voit pas très bien quel capital serait versé à qui après le décès…
Vous me demandez dans quels scénarios notre outil de dissuasion pourrait entrer en jeu : j'en vois trois. Le premier est celui d'une agression directe contre l'Europe ; à cet égard, la trajectoire politique de la Russie ne permet pas d'exclure que des pressions exercées sur un État voisin en viennent un jour jusqu'à comporter un risque militaire. Dans cette hypothèse, la possession par des Européens d'un outil de dissuasion nucléaire constitue une incitation à la raison pour tout pays agresseur. L'OTAN elle-même reconnaît d'ailleurs depuis quarante ans que les outils français et britanniques de dissuasion participent pleinement du dispositif dissuasif de l'Organisation. J'ajouterai que si la Géorgie avait été membre de l'OTAN – ce qui ne veut pas dire que je souhaite l'entrée de Tbilissi dans l'organisation – Moscou aurait sans doute hésité avant d'envahir son territoire.
Le deuxième scénario est celui d'une intervention militaire française au Moyen-Orient ou dans l'espace sud-asiatique : la possession d'un outil de dissuasion crédible nous mettrait alors à l'abri d'un chantage que pourrait exercer un État de la zone concernée qui posséderait des moyens balistiques et ou nucléaires. Le troisième scénario auquel je pense est celui dans lequel un État ami ou allié viendrait à être attaqué au cours d'une crise en Asie de l'est: notre outil de dissuasion pourrait nous permettre de soutenir, politiquement ou militairement, l'État concerné. Cela rejoint l'idée que j'évoquais il y a un instant d'une logique de « contre-dissuasion ».
Concernant les liens que l'on pourrait être tenté d'établir entre la possession de l'arme atomique et celle d'un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, je crois qu'il faut se garder de toute corrélation entre ces deux statuts. L'Inde a pu croire un temps que l'accession au statut d'État nucléaire lui permettrait d'entrer au Conseil de sécurité. Comme son Premier ministre d'alors l'avait dit au président Clinton avant les essais de 1998, « si vous nous refusez l'entrée au Conseil par la porte, nous entrerons par la fenêtre » ; or cela n'a pas été le cas, même s'il est vrai que l'on regarde l'Inde un peu différemment depuis qu'elle s'est dotée d'un arsenal nucléaire. La meilleure mesure que l'on puisse prendre contre la tentation de la prolifération consisterait d'ailleurs à conférer à certaines puissances non-nucléaires un siège de membre permanent du Conseil, comme la France le propose par exemple pour le Japon ou le Brésil: cela montrerait qu'il n'y a pas besoin de l'arme atomique pour siéger à la « table des grands ».