Intervention de Philippe Noguès

Réunion du 5 février 2014 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Noguès, rapporteur :

Le naufrage de l'Érika, les scandales alimentaires, l'effondrement du Rana Plaza, et bien d'autres affaires sont autant d'exemples qui démontrent que l'on ne peut plus aujourd'hui opposer les questions économiques et les questions sociales et environnementales, et qui justifient que les entreprises prennent en compte de manière effective, et donc transparente, des valeurs sociales, sociétales et environnementales dans la conduite de leurs activités, sans pour autant que cela nuise à l'emploi et à la compétitivité, bien au contraire.

La proposition de directive relative à la publication d'informations non financières représente une formidable occasion, pour l'Europe, de concilier concrètement et efficacement démocratie sociale, développement durable et compétitivité, et, pour notre pays, de proposer à ses partenaires les enseignements tirés de la mise en place d'un cadre législatif exigeant et pionnier en la matière, d'abord par la loi de 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (dite « NRE »), puis par la loi de 2010 portant engagement national pour l'environnement.

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) fait partie des réponses que nous pouvons apporter à la crise économique, sociale, environnementale et politique que nous traversons. Elle répond, en effet, à trois enjeux majeurs de notre économie mondialisée : un enjeu démocratique et social de prise en compte de l'impact des activités d'une entreprise sur toutes ses parties prenantes, un enjeu de soutenabilité environnementale de l'économie, et un enjeu de gouvernance et de transparence. Au coeur même de l'économie, au plus près des activités opérationnelles et des cultures d'entreprises, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises apparaît aujourd'hui comme un véritable levier pour une sortie de crise par le haut.

L'Union européenne a inscrit la RSE au rang de ses priorités politiques depuis le Conseil européen de Lisbonne de 2000. Elle la définissait alors simplement comme « l'intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes ». En 2002, elle a adopté une stratégie globale comprenant des recommandations dont la mise en oeuvre s'appuyait sur des cadres stratégiques nationaux adossés à des principes internationalement reconnus. De leur côté, les États membres ont incité, avec plus ou moins de force, leurs entreprises à s'acquitter volontairement de leurs responsabilités sociales. Certains, au premier rang desquels la France, ont édicté des normes réglementaires complémentaires aux normes internationales en la matière.

Dix ans plus tard, la Commission fait le constat que seuls quinze États européens sur vingt-huit, soit à peine plus de la moitié, se sont dotés de cadres stratégiques et que 2 500 seulement sur les 42 000 grandes entreprises actives dans l'Union publient des rapports sur la RSE ou la durabilité. Ces initiatives prises en ordre dispersé n'ont donc pas permis d'enclencher une dynamique vertueuse dans l'ensemble de l'Union, et l'autorégulation reste souvent exclusive alors qu'elle a démontré son insuffisance. S'ajoute à cela la conséquence fâcheuse que les entreprises les plus engagées dans une démarche de RSE et de mieux-disant peinent à voir leurs efforts valorisés.

Treize ans après la loi NRE et ses dispositions relatives au reporting extra-financier, on peut dire que la RSE n'est plus un simple atout optionnel, mais qu'elle est devenue un enjeu de régulation économique, et que l'adoption d'un cadre harmonisé et contraignant de transparence à l'échelle européenne s'impose comme une nécessité.

Je me réjouis qu'une forme de consensus se dessine parmi les acteurs français de la RSE. Ainsi, la plateforme d'action globale pour la responsabilité sociétale des entreprises, mise en place depuis septembre 2013, s'est montrée favorable à cette directive, appelant à un cadre européen à la fois fort et laissant une marge de souplesse aux entreprises. J'espère que nous saurons nous inspirer de cette plateforme, qui rassemble des acteurs aux positions parfois antagonistes – syndicats, organisations patronales, ONG environnementales, investisseurs, représentants de l'administration – pour dépasser nos clivages partisans et faire preuve du même esprit de consensus.

C'est bien l'échelon européen qui est pertinent pour la construction d'un cadre équilibré entre incitation et régulation. Bien entendu, chaque pays doit rester libre de fixer les conditions dans lesquelles s'applique l'exigence de reporting, mais un socle commun est aujourd'hui indispensable.

Tout en étant souple, le dispositif proposé en avril dernier par la Commission européenne, enrichi en décembre par le Parlement européen, est un signal politique clair : les entreprises de plus de 500 salariés cotées et non cotées sont soumises à une obligation de transparence sur les politiques, les risques et les résultats concernant l'environnement, le social, les questions liées aux salariés, le respect des droits humains et la lutte contre la corruption, selon le principe « appliquer ou expliquer » : si la publication d'informations non financières dans un domaine précis n'est pas pertinente pour une entreprise, elle ne sera pas obligée de le faire mais elle devra expliquer pourquoi. Les informations doivent porter sur les filiales, être de grande qualité et s'appuyer sur des critères internationalement reconnus. Les informations extra-financières et celles relatives à la diversité doivent faire partie intégrante de la gouvernance de l'entreprise ; ces informations doivent être exploitables par tous les utilisateurs, les consommateurs et toutes les parties prenantes.

Malheureusement, les divergences d'appréciation des États membres ont conduit, à la fin de l'année dernière, sous la présidence lituanienne, à l'insertion de six clauses amoindrissant fortement l'ambition initiale sur le champ et les modalités de publication du reporting : limitation du périmètre aux seules entreprises cotées ; ajout d'un seuil de matérialité applicable à l'ensemble du rendu de compte RSE ; introduction d'une disposition dite de « règle refuge » ; possibilité de publier le rapport non financier de façon séparée ; suppression de l'obligation d'une information pays par pays, pourtant simplement renvoyée à un rapport ultérieur, à l'occasion de la révision de la directive en 2018 ; abandon de la précision des critères en matière de diversité.

Mandat a été donné aux trois parties prenantes, Commission, Parlement et Conseil de l'Union européenne, d'ouvrir un trilogue de négociation. Le Comité des représentants permanents, le Coreper, qui se réunira demain, sera décisif de ce point de vue.

Je conçois tout l'intérêt d'une adoption rapide de la proposition de directive, à la condition que cela ne se fasse pas aux dépens de l'ambition collective. C'est également la volonté de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, et je formule le voeu que notre commission la partage. S'agissant d'un engagement français de longue date et transpartisan, il m'est permis d'être optimiste.

Je veux ici saluer l'excellent travail fourni par Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes, dont je partage nombre des préoccupations, ainsi que celui de la plateforme française d'action globale pour la responsabilité sociétale des entreprises, qui a appelé, le 28 janvier dernier, à l'adoption rapide d'un cadre européen équilibré de rendu de compte répondant aux attentes de l'ensemble des parties prenantes.

Il m'est néanmoins apparu que le projet de résolution pouvait être nuancé et complété sur certains points. Je vous proposerai ainsi : premièrement, de valoriser les initiatives prises par certains États membres, mais aussi de mettre en évidence l'hétérogénéité qui en a résulté et qui justifie d'aller aujourd'hui plus loin en adoptant un cadre normatif européen ; deuxièmement, d'étendre à la sphère publique l'intégration des principes de la RSE ; troisièmement, sans occulter la réalité dramatique d'accidents tels que celui survenu à l'usine textile du Rana Plaza, de mieux prendre en compte la totalité des accidents susceptibles de survenir ; quatrièmement, de retenir une position exigeante sur les questions de seuil de matérialité et de clause de règle refuge ; cinquièmement, enfin, d'enrichir le texte de cette résolution par des références explicites à la notion de comparabilité, au rôle des investisseurs socialement responsables ainsi qu'à l'apport crucial que représente l'appropriation des problématiques de RSE par les salariés de l'entreprise.

Notre pays a joué un rôle exemplaire en matière de reporting extra-financier en Europe, tirant vers le haut les standards européens. Il joue aujourd'hui un rôle moteur dans la transition vers une mondialisation plus équitable, qui place au coeur des enjeux l'homme et un juste équilibre entre les dimensions économique, sociale et environnementale.

Je vous invite, en adoptant cette proposition de résolution européenne enrichie des ajouts que je vous proposerai, à affirmer qu'un cadre européen de transparence, harmonisé, contraignant et reflétant une ambition à la mesure des valeurs portées par l'Union européenne, est nécessaire pour concrétiser l'aspiration affichée tant par la Commission en octobre 2011, que par le Conseil européen en décembre de la même année.

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