Intervention de Victorin Lurel

Réunion du 25 octobre 2012 à 15h15
Commission des affaires économiques

Victorin Lurel, ministre des outre-mer :

Le budget de la mission « outre-mer » est un budget de combat, comme dirait le Premier ministre. Il est en rupture par rapport à ceux qui ont été votés depuis une dizaine d'années, ne serait-ce que parce qu'il se situe au niveau des budgets des années 1999 à 2001. Lorsque Christian Paul a quitté ce qui correspondait alors au ministère des outre-mer, le budget s'élevait à environ 1,9 milliard d'euros. Aujourd'hui, il est d'un peu plus de deux milliards, en augmentation de 5 %. Les deux programmes qui composent la mission « Outre-mer » sont ainsi confortés. Cette trajectoire budgétaire est plus conforme aux attentes des outre-mer et à leurs besoins.

Par ailleurs, comme l'a dit le président Jean-Claude Fruteau, que je remercie, ce budget témoigne de la considération de l'actuelle majorité à l'endroit des outre-mer. Le président de la République et le Gouvernement ont ainsi fait preuve de célérité en inscrivant dans le calendrier parlementaire, dès le début de la nouvelle législature, le vote du projet de loi relatif à la régulation économique outre-mer.

De surcroît, le président de la République s'est solennellement engagé par écrit à respecter les 30 engagements qu'il a pris concernant les outre-mer. Nous avons commencé aussi scrupuleusement que possible un travail en ce sens en tenant compte de la conjoncture et des difficultés de nos finances publiques.

Si un effort significatif est réalisé en matière de sincérité budgétaire, une incertitude demeure dans le débat budgétaire en cours, quant à la légitimité et l'efficacité des dépenses fiscales.

Pourquoi la mission « Outre-mer » est-elle donc financièrement épargnée ? Pourquoi les outre-mer semblent un peu privilégiés ou du moins connaître une situation quelque peu dérogatoire par rapport à l'effort national de redressement des finances publiques ?

J'aurais tendance à répondre que nous avons commencé à consentir l'effort de redressement des finances publiques avant les autres : depuis dix ans, que ce soit en termes de crédits d'intervention ou en termes de dépenses fiscales et sociales, tous les dispositifs ont évolué « en sifflet ».

La défiscalisation, c'est un problème compliqué. On en voit beaucoup de caricatures – ce fut encore le cas très récemment sur France Télévisions : un journaliste avait mal lu, et trop vite, les rapports de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des finances. Ce sont toujours les mêmes images qui reviennent : dix-sept ou dix-huit ans après, impossible d'échapper au « Merci Béré », le yacht que s'était acheté Jacques Séguéla lorsque Michel Bérégovoy était ministre des Finances ! Alors, oui, il faut moraliser ce dispositif. Il est vrai que, idéologiquement et culturellement, la gauche est contre la défiscalisation, mais, pour le moment, nous n'avons pas de solution de rechange !

Il y a deux ans à peine, Claude Bartolone et moi-même avions bien déposé un amendement visant à substituer aux dépenses fiscales outre-mer des crédits budgétaires mais, faute d'argent, il était impossible de mettre en oeuvre un tel dispositif dont le coût serait de 3,56 milliards d'euros. La situation n'a guère changé.

De manière détaillée, la moitié de cette somme correspond à la différence des taux de TVA – 19,6 % en métropole, 8,5 % outre-mer. Certes, il y a un écart, mais mener une bonne politique fiscale, sage et efficace, consiste-t-il à répéter servilement à Mamoudzou, à Fort-de-France ou ailleurs dans les outre-mer ce qui se fait en Île-de-France, l'une des régions européennes les plus riches ? N'est-il pas nécessaire de prendre en compte la situation si particulière des outre-mer ? Et à cet égard, la situation particulière de la Guyane justifie l'absence de TVA dans ce territoire.

Il ne faut pas non plus oublier que les outre-mer sont comptablement considérés comme des territoires d'exportation : ce qui y est envoyé depuis la métropole entre dans le calcul de la balance commerciale. Nous appartenons, selon la sixième directive du 17 mai 1977 au territoire douanier européen, même si tout le monde l'oublie. Il est normal, compte tenu de la situation des économies ultramarines, qu'il y ait une différenciation, ce que permettent l'article 73 de la Constitution et l'article 349 du traité instituant la Communauté européenne.

De même, outre-mer, on ne paye pas la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), l'ancienne taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP). Mais on oublie qu'il y a la taxe spéciale de consommation (TSC), qui représente un montant très élevé ! Et comment pourrait-on la supprimer, quand ce sont les régions, dotées de l'autonomie fiscale, qui en déterminent les taux ?

En fait, ce qui provoque dans l'Hexagone une certaine amertume, voire une opposition, c'est le dispositif incitatif à l'investissement productif. Mais il faut savoir que cette incitation est de moins en moins forte : elle est passée de 2,8 milliards d'euros il y a quelques années, à 1,5 milliard il y a trois ans, puis à 1,123 milliard en 2011 et 885 millions seulement cette année. De plus, la défiscalisation du logement intermédiaire et du logement libre, supprimée par la droite, va disparaître : de 355 millions en 2011, elle passera à 265 millions cette année. Les mécanismes les plus décriés sont ceux que l'on appelle le « Girardin industriel » et le « Girardin hôtelier », du nom de Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer : de 1,2 milliard d'euros en 2010, le « Girardin industriel » est tombé à 700 millions en 2011 puis à 410 millions d'euros aujourd'hui. Or, pour financer la seule usine de Koniambo, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie, 330 millions ont été demandés au ministère des Finances – je ne sais pas ce qui a finalement été décidé. C'est une proportion considérable par rapport aux 410 millions d'euros disponibles pour douze territoires d'outre-mer : que reste-t-il pour les autres ? Sur ce sujet, j'ai demandé au ministre délégué au Budget, M. Jérôme Cahuzac, un examen de la doctrine administrative de Bercy, qui délivre les agréments lorsque les montants dépassent un certain chiffre.

En tout cas, depuis dix ans, le dispositif incitatif concernant l'investissement productif – mécanisme créé par le ministre Bernard Pons – est « en sifflet ».

Il faut surtout expliquer en quoi la situation des outre-mer commande une action particulière. On a évoqué les revenus médians de moitié inférieurs, le chômage, les difficultés sociales de tous ordres, mais, au-delà, il faut constater que, depuis dix ans, l'État n'est plus tout à fait là – malgré quelques opérations, par exemple de rénovation urbaine. Le document de politique transversale chiffre l'effort financier de l'État outre-mer à 13 milliards environ, mais ce montant comprend, par exemple, les salaires des enseignants, des policiers et des gendarmes – calcul que l'on ne fait pas pour la région Rhône-Alpes ou pour l'Île-de-France. Cette enveloppe comprend les dépenses fiscales, mais celles-ci se substituent à d'autres financements qui seraient nécessaires !

L'État est trop absent, tellement absent qu'il a été condamné plusieurs fois par l'Europe à d'importantes astreintes, notamment pour ne pas avoir réalisé certains équipements structurants: c'est par exemple le cas pour le traitement des déchets, l'absence de création des centres de stockage ultime… Et il a fallu prendre des mesures spécifiques, comme cela a été le cas pour la Corse, pour que l'État puisse financer certains équipements à 100 %. Certes, avec ce budget, l'État est de retour, mais ce n'est encore qu'un début.

Quant aux collectivités locales, elles sont en première ligne et n'ont plus aucune marge de manoeuvre fiscale – elles ne peuvent plus augmenter l'impôt. La commande publique est en état de léthargie.

Les banques, elles, ne sont plus là du tout. Elles ne prennent plus aucun risque : elles financent les fonctionnaires, et c'est tout. Comme président de région, les banques m'ont souvent demandé de garantir des prêts consentis à des entreprises ! Je subis aujourd'hui un véritable chantage à l'emploi parce que j'ai osé les forcer à harmoniser les tarifs de douze prestations bancaires de base ; les banques estiment, en effet, que c'est un trop grand effort pour elles. Quant à l'épargne locale, elle est dirigée vers les polices d'assurance et les obligations d'État.

L'Europe dispose de financements, mais avec la stratégie de Lisbonne, elle les concentre sur les nouvelles technologies, l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation. outre-mer, cela ne représente pas grand-chose, du moins pas la locomotive de la croissance et du développement ! Or ces territoires ont encore besoin d'équipements structurants, tels que des routes, des conduites d'eau potable, des collèges et des lycées… Et je ne parle même pas du Plan Séisme Antilles : avec les crédits qu'on nous a alloués, il faudrait plus d'un millénaire pour le financer ! Aujourd'hui, nous avons un déficit de financement et nous n'avons pas de solution de remplacement : il ne reste que la dépense fiscale.

La défiscalisation est une réponse à ces énormes problèmes de financement. Certes, cela choque, puisque ce sont les plus aisés qui en profitent. Mais j'ose le dire, la défiscalisation n'est pas une forme d'évasion fiscale, même si certains l'interprètent ainsi. En fait, c'est un outil de financement de l'investissement productif ; or, il ne représente aujourd'hui que 885 millions d'euros, ce qui est en réalité dramatiquement insuffisant par rapport aux besoins.

J'ai cherché, avec Claude Bartolone, une solution pour sortir de cette situation. Le président de la République s'est engagé à maintenir l'attractivité fiscale de ces territoires, et à y conserver le dispositif existant en 2013 : il vous invite, dans le respect de l'autonomie des pouvoirs du Parlement, à souscrire à cet engagement. Le Premier ministre a également arbitré en ce sens. Nous devons néanmoins déjà réfléchir à une solution de remplacement. J'en ai discuté avec le rapporteur général du budget : il faut trouver une solution mixte et voir comment, sur la durée de la législature, on peut trouver une solution qui ne déséquilibre pas le financement de nos économies. L'État peut-il, aujourd'hui, financer directement les investissements outre-mer, actuellement pris en charge au titre des dépenses fiscales ? Non.

Le président de la République a écrit qu'il préservera l'attractivité fiscale des territoires ultramarins et que, pour cela, un différentiel d'attractivité sera maintenu. C'est pourquoi le dispositif existant est maintenu en 2013, parce qu'aucun dispositif de remplacement n'a pu être évalué. Je demande donc aux deux Commissions réunies ici de comprendre que nous sommes dans une phase de transition. Le président de la République sait combien la défiscalisation est mal vue, et par l'opinion publique, et par la gauche en particulier : d'un point de vue intellectuel, ce n'est pas notre « tasse de café », si vous me permettez une expression ultramarine. Mais nous n'avons pas encore trouvé une solution de remplacement.

C'est du reste pour trouver une solution de rechange que M. Serge Letchimy a été nommé parlementaire en mission. La Commission nationale d'évaluation des politiques de l'État outre-mer, de même que les assemblées parlementaires, avec la mission d'évaluation et de contrôle, y travailleront également. La commission des Finances peut également réaliser sa propre évaluation. Il s'agit d'avoir une vision croisée sur l'efficacité des dépenses fiscales, sur leur utilité et sur leur nécessité, ainsi que sur le calendrier de sortie du dispositif.

Voilà l'engagement qui a été pris, voilà l'arbitrage qui a été rendu par le Premier ministre : je vous demande, à vous parlementaires, de nous accompagner dans cette démarche.

Il faut également rappeler que la défiscalisation est aussi une aide pour l'exploitant, qui reçoit deux tiers de l'avantage fiscal. C'est une aide à l'investissement alors que les exonérations de charges patronales sont une aide à l'exploitation. On n'a pas d'autre moyen de financer l'économie, et, au moment où je vous parle, même cette aide-là est en train de se tarir ! Malgré l'effort qui est fait avec ce budget, nous sommes encore loin des montants qui seraient nécessaires pour répondre aux besoins des territoires.

Imaginons que, demain, vous nous donniez 1,5 milliard d'euros de crédits budgétaires. Moi, ministre, je deviendrais l'imperator, et il me serait possible de les distribuer – suivant des critères peut-être administratifs, mais certainement politiques – sans tenir compte du dynamisme des territoires. Et je ne parle pas du nombre de postes de fonctionnaires qu'il faudrait créer pour gérer des centaines et des centaines de dossiers venant de douze territoires. À l'inverse, avec la défiscalisation, chaque territoire porte ses projets, ce qui induit de la créativité en provenance de la base, c'est-à-dire du porteur de projet lui-même.

Il faut savoir qu'en appliquant un plafond de 10 000 euros d'avantage fiscal – c'est le niveau de plafonnement des niches qui a été retenu dans le présent budget, sauf pour les investissements réalisés outre-mer –, l'investissement maximal, pour un investissement productif tel qu'il est défini par l'article 199 undecies B du code général des impôts, est de 59 000 euros pour un investissement indirect, c'est-à-dire le cas le plus fréquent, le taux de rétrocession à l'exploitant étant de 62,5 %. La réduction pour le contribuable est au maximum de 26 600 euros. Actuellement, le plafond outre-mer est à 30 600 euros, ce qui correspond à un investissement de 181 300 euros. Il faudrait donc demain, si on appliquait la réforme, trois fois plus d'investisseurs pour réaliser le même investissement. Un tel accroissement du nombre des investisseurs renchérirait le coût de la procédure, en allongerait les délais, sans que la réussite soit garantie. De plus, les monteurs de projet réunissant plus de cent investisseurs pour une même opération devront obtenir un agrément de l'Autorité des marchés financiers : c'est presque un métier différent. La rapidité et la relative simplicité de la procédure, qui ont fait son succès et qui ont permis la plupart des investissements outre-mer, seraient donc perdues.

Quant à l'investissement dans la construction des logements sociaux, investissement défiscalisé défini par l'article 199 undecies C du code général des impôts, le maximum d'investissement par contribuable serait, si l'on appliquait le plafond de 10 000 euros, de 57 200 euros, compte tenu d'une réduction d'impôts de 28 600 euros et d'un taux de rétrocession de 65 %. Avec l'actuel plafond, qui est de 40 000 euros, le montant maximal d'investissement est de 228 600 euros. Les investisseurs devraient donc être quatre fois plus nombreux pour réaliser le même investissement.

Ces exemples sont de plus calculés pour des contribuables dont l'ensemble des avantages fiscaux viendraient d'investissements outre-mer ; or ce n'est généralement pas le cas.

Les plafonds de 10 000 et de 18 000 euros vont, de plus, comprendre les salaires des personnes employées à domicile, dont une partie est défiscalisée. De nombreux contribuables ont pu réaliser des investissements patrimoniaux, mais aujourd'hui, vous ne pouvez plus construire une maison en secteur libre ou en secteur intermédiaire, comme j'ai moi-même pu le faire quand j'étais jeune. Le yacht, c'est fini : si vous le faites construire, vous ne pourrez plus en avoir l'usage ; après cinq ans, vous pourrez faire jouer le droit de préemption en faveur de l'exploitant – qui, lui, est soumis à une obligation de location – mais vous n'avez plus cet investissement patrimonial.

Je peux vous citer des dizaines d'entreprises et des dizaines d'emplois créés grâce à la défiscalisation, et qui n'ont pas coûté 750 000 euros, comme l'a prétendu M. François Lenglet sur France Télévisions ! La défiscalisation a été un outil de modernisation : sans elle, il n'y aurait pas eu la marina du Marin, en Martinique : elle serait à Sainte-Lucie, ou à Saint-Vincent-et-les-Grenadines ou à Saint Kitts ou à Antigua.

Depuis 1986, jamais nous n'avons trouvé la bonne façon permettant d'expliquer la défiscalisation des investissements outre-mer. À chaque fois, on nous reparle de yachts, de privilèges, de nomenklatura sous les cocotiers… Les sondages le montrent : l'image de la défiscalisation est catastrophique ; elle l'a été depuis le début, et personne n'a réussi à changer cet état de fait, pas plus la gauche que la droite ; même les monteurs en défiscalisation n'ont pas su rendre positive cette image. Pourtant, cet instrument est aujourd'hui indispensable. Il faut trouver les mécanismes qui pourront lui succéder : je vous invite à nous y aider.

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