Intervention de Anne Armand

Réunion du 5 février 2014 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Anne Armand, inspectrice générale de l'éducation nationale :

Je parlerai très rapidement de ce rapport, dans la mesure où vous l'avez entre les mains.

Si l'on s'en tient à la mission qui nous a été confiée par le ministre, ce rapport aurait dû s'intituler : « Lutte contre l'absentéisme et prévention du décrochage » et non « Agir contre le décrochage scolaire ». Je commencerai donc par vous expliquer la différence entre le titre initial et ce que nous avons produit.

Dans un premier temps et très rapidement, nous nous sommes intéressés à la question de l'absentéisme et aux effets de la loi « Ciotti » de 2010 visant à lutter contre l'absentéisme scolaire. Cela signifie que notre premier champ d'observation a été l'enseignement primaire. Or, dans l'enseignement primaire, de nombreuses informations ne remontent pas à l'administration centrale. En conséquence, si nous voulons parler d'absentéisme et de décrochage scolaire, nous avons tous les chiffres qu'il nous faut à partir d'un certain niveau ; mais jusqu'à ce niveau, nous ne les avons pas.

Ensuite, nous avons pris du temps d'étudier ce qui se passait dans les pays qui nous entourent. En effet, le décrochage scolaire est un problème que nous partageons avec tous les pays qui nous ressemblent. La question se pose à peu près partout, mais les réponses qui lui sont apportées sont tout à fait différentes. Et comme on peut le lire dans notre rapport, les systèmes de ces pays sont sans doute plus à l'aise que le nôtre pour trouver les bonnes réponses. C'est là-dessus que nous avons vraiment travaillé.

Je vous laisse lire, si vous le souhaitez, les 165 préconisations sur le sujet relevées dans les rapports officiels que nous avons fait figurer en annexe. Je précise d'ailleurs que nous avions d'abord envisagé de reprendre les préconisations des rapports des dix dernières années, mais que nous en avons abandonné l'idée parce que nous avions le sentiment que tout avait été dit et que toutes les préconisations avaient été faites par toutes les instances qui le pouvaient. Maintenant, il faut « agir » : on peut toujours lancer de grandes études et se demander quoi faire, mais il faut surtout se décider et passer à l'action.

Il nous est apparu très vite que ceux qui s'étaient mobilisés autour de cette question n'étaient pas forcément ceux qui étaient les mieux à même de la traiter à sa source, à savoir les enseignants.

La question se pose de façon simple, et je vais reprendre une métaphore qui ne figure pas dans le rapport, mais qui nous a été proposée, par la suite, par la présidente d'une association de parents d'élèves. Elle nous a dit que le problème du décrochage et de l'enfant décrocheur était celui d'une famille de divorcés : le père et la mère ne sont plus ensemble, autour d'un enfant qui leur est commun. De fait, la famille et l'institution ne regardent pas cet enfant de la même façon. Souvent, pour le monde enseignant, un élève décroche parce que la société va mal, parce que les parents sont au chômage, parce qu'ils divorcent, parce qu'il a des problèmes de santé. Ainsi, pour les enseignants, qui sont évidemment des gens de bonne volonté, les causes du décrochage sont à l'extérieur de l'école. Mais lorsque les familles sont « convoquées » à l'intérieur de l'institution pour parler de l'élève qui « ne va pas bien », elles ont tendance à renvoyer brutalement l'école à ses responsabilités en disant : « c'est vous les enseignants, faites ce qu'il faut ». Voilà pourquoi la métaphore du couple de parents divorcés nous a paru, depuis qu'on nous l'a proposée, extrêmement fructueuse.

Nous avions à faire le point sur tout ce qui se fait. Nous nous sommes même penchés sur la fondation des Apprentis d'Auteuil, ce qui a beaucoup surpris – l'éducation nationale se mettrait-elle à prôner les solutions du privé ? Et il nous a semblé que la logique retenue par cette fondation recoupait ce que nous avions entendu dans tous les pays étrangers – et pas seulement le Canada – et que l'on peut résumer dans cette formule : « un élève, un projet, une équipe ».

Il est bien difficile d'appliquer une telle formule au système français d'éducation. De fait, chez nous, il n'est pas du tout naturel de s'occuper à titre individuel d'un élève, de monter un projet autour de lui, qui ne soit pas le projet du lieu, de l'école ou du département, avec une équipe qui ne soit pas celle de la Mission locale ou de telle association, mais l'équipe réunissant les personnes les plus aptes à s'occuper de cet élève-là dans le cadre de ce projet-là. Sur ce type d'approche, les pays du Nord de l'Europe sont très avancés par rapport à nous. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à ce qui se passe aux Pays-Bas, et nous avons pu mesurer toute la distance qu'il nous reste à parcourir.

De notre côté, nous ne ferons que deux recommandations.

La première est de faire en sorte que toutes les solutions existantes fassent système entre elles. Les propositions pour sortir du décrochage et les guichets où s'adresser ne manquent pas, au point que les parents peuvent être débordés. Si l'on parle moins des élèves décrocheurs dans nos familles, ce n'est pas parce que les décrocheurs n'existent pas ; il y en a parmi les enfants d'inspecteurs généraux comme sûrement parmi les enfants de députés. Il se trouve simplement qu'une partie de la société sait mieux qu'une autre – et c'est une minorité par rapport à une majorité – trouver des « filets de raccrochage ».

La seconde est d'ordre administratif et financier. Nombre de ces solutions ne sont pas pérennes, dans la mesure où elles dépendent de l'initiative d'une personne ou d'une région. Or, si la situation change, les jeunes qui s'étaient « raccrochés » à quelque chose risquent de se retrouver démunis.

Ce sont les deux grandes recommandations que nous pourrions faire pour « l'après décrochage ». Mais la grande nouveauté de se rapport est de parler, d'une façon un peu provocatrice, de ce qui se passe avant.

Le décrochage a un coût extrêmement lourd sur le plan humain, social et financier. De gros moyens sont dépensés pour lutter contre le phénomène, et donc pour le raccrochage. On pourrait adopter ce slogan à l'intérieur de l'éducation nationale : « si on faisait en sorte de créer moins de décrocheurs, cela coûterait moins cher à tout le monde ».

Je ne suis pas en train de dire que les enseignants ne font pas leur travail. Ils font très bien ce qu'on leur a appris à faire. Et comme nous sommes à peu près tous sortis du même modèle éducatif, il n'est pas facile de voir en quoi il pose problème. Il nous est naturel, comme toute école est naturelle pour tout pays dans laquelle elle est inscrite.

Le décrochage, qui se mesure extrêmement bien dans la voie professionnelle, puisque c'est là que tous ceux qui sont en difficulté sont aiguillés, commence tôt : au collège, à l'école primaire, et même à l'école maternelle, comme l'affirment nos spécialistes. Mais il s'agit d'un ressenti très difficile à chiffrer.

J'en ai donné deux exemples difficiles à manipuler et douloureux pour nous tous. Tout d'abord, dès qu'on parle du système de notation, tout le monde a peur. Le phénomène est très français. Nous voulons bien qu'on le change pour les autres enfants, mais surtout pas pour les nôtres, parce qu'il nous semble important qu'ils aient les meilleures notes partout. Ensuite et surtout, nous souhaitons qu'ils franchissent bien à l'heure, et le plus tôt possible, tous les paliers d'un schéma absolument unique. Là encore, c'est très français : dans certains des pays qui nous entourent, on considère que lorsqu'un enfant fait un détour, c'est pour lui un moment de maturité, et donc un moment positif.

L'élève peut très vite comprendre qu'une part du discours de l'école ne s'adresse pas à lui – de façon évidemment inconsciente. Imaginons qu'il ait obtenu 7 sur 20 à un travail et que son enseignant lui dise gentiment qu'en faisant un effort, il pourra avoir la moyenne. Cela suppose qu'il passe de 7 à 13, ce qui représente un gros effort. Dans d'autres systèmes, l'échelle des notes tient dans la main : la note la plus basse, E, correspond aux devoirs non rendus, au travail non fait, et le D au devoir raté. Il en reste trois au-dessus, soit C, B, A. Si l'on dit à un élève que s'il fait un effort, il pourra passer de D à C, ce n'est pas la même chose pour lui.

Au primaire, il y a les élèves qui ont 10 ou 9,75 et puis l'élève qui a 6 ou 7. Toute la classe progresse. Celui qui a 10 ou 9,75 gardera la même note. Celui qui a 6 passera peut-être à 6,50 ; on a rarement vu des élèves qui avaient obtenu 6 au départ finir à 10 et dépasser tout le monde. Donc, celui qui a 6 sait bien qu'il est comme cela, et que d'autres ne sont pas comme lui.

Tous les moments importants de risque de décrochage se situent au passage d'un système à un autre : école maternelle-primaire ; école primaire-collège ; collège-lycée. En outre, au collège, existe un double risque de désalliance. Vous savez bien que si des enfants jeunes disent qu'ils n'aiment pas l'anglais, c'est en raison des difficultés qu'ils peuvent avoir avec une figure qui, cette année-là, est le professeur d'anglais. Mais cela suffit : il y a un adulte dans lequel ils n'ont plus tout à fait confiance. Et puis l'enfant grandit un peu et en cinquième ou en quatrième, il se passe quelque chose de plus grave encore, que le système scolaire ressent mais ne mesure pas : le jeune se coupe de son groupe de référence, le groupe de ses pairs.

Certains se sentent à l'aise dans le système scolaire parce qu'ils savent que derrière il y a la classe de seconde, le bac et les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais lui, il entend que s'il continue ainsi, il va finir en voie professionnelle ! Comment peut-on lui dire, par la suite, que la voie professionnelle, c'est bien et qu'il va s'y construire ?

Je ne suis pas en train de dire que l'inspection générale veut abolir les notes. Il nous faut des notes, parce que tout notre système repose là-dessus. Mais doit-on en mettre partout, dans tous les exercices, tous les jours, dans toutes les disciplines ? Les spécialistes savent bien que les exercices sont toujours les mêmes. En outre, quelles que soient soient les matières en primaire ou les disciplines en secondaire, en fin de compte, ce sont toujours les mêmes compétences que l'on est en train de noter. Certains pensent donc que, puisqu'il nous faut des notes, on pourrait se limiter à ce que l'on appelait autrefois « la composition ». Si la composition était traumatisante, elle avait au moins un avantage : celle de ne traumatiser l'élève qu'une fois par trimestre !

Il importe d'aider des enseignants à se rendre compte que ce qui peut blesser un enfant, lui faire perdre confiance en lui, dans le discours adulte et dans l'école, est souvent le résultat d'une accumulation et que le décrochage ne naît pas seulement à l'extérieur, avec le chômage, les problèmes de santé et le divorce des parents, mais aussi au coeur de la classe.

Nous avons travaillé avec les conseillers principaux d'éducation qui observent les absences. Ce sont les premiers à dire, par exemple, qu'un élève qui commence à être absent ne l'est qu'à certains cours et pas à d'autres. On peut se rendre compte qu'il a peur d'un cours, mais qu'il ne manquera jamais celui de tel ou tel professeur. C'est plus compliqué à établir que de comptabiliser le nombre de ses demi-journées d'absence dans le mois, et cela suppose que l'on s'interroge sur ce symptôme qu'est le début de l'absence. C'est d'ailleurs pour cela que l'absence est corrélée avec le décrochage, sans en être forcément un facteur prédictif.

Je terminerai en insistant sur l'autre partie du titre du rapport, qui est importante : « alliance éducative et approche pédagogique repensée ». Vous savez que nous sommes pratiquement le seul système scolaire reposant à la fois sur des enseignants et sur un pôle éducatif et de surveillance, la « vie scolaire ». Mais bien que depuis des années on cherche à faire travailler ensemble ces deux « blocs » et que les conseillers principaux d'éducation aient engagé une démarche pour mieux intégrer la dimension éducative de leur métier, nombre d'enseignants ne savent pas très bien ce qui se passe à la « vie scolaire ». Nous voudrions que les enseignants se rendent compte qu'on est responsable d'un élève tout le temps qu'il nous est confié, et que lorsqu'il est pris en charge par la « vie scolaire », on continue à être responsable de son enseignement.

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