Madame l'inspectrice générale, le décrochage est une tragédie, mais ce n'est pas une fatalité. Vous l'écrivez très bien, c'est un défi majeur de notre société, y compris en raison des coûts considérables qu'il engendre pour la société. C'est aussi malheureusement un serpent de mer, l'antienne d'une République vieillissante, qui aime à parler d'elle-même sans trop avancer. Il faut bien admettre que les rapports sur ce sujet ne manquent pas. Mais aucun n'est inutile. Celui que vous avez publié l'été dernier est d'une particulière utilité. Permettez-moi de vous en remercier, ainsi que les onze autres inspecteurs généraux qui l'ont réalisé à vos côtés.
Nous sommes tous ici convaincus de l'impérative mission qui est de raccrocher le plus grand nombre possible de jeunes. L'objectif que s'est fixé le ministre de l'éducation est d'au moins 20 000 « raccrochages ». Nous considérons que c'est insuffisant, sans pour autant viser à des affectations forcées, qui engendreraient de nouveaux types de décrochages.
Notre conviction est renforcée par les plus récentes études PISA qui, si elles ne sont pas réconfortantes, fixent au moins la hauteur de la barre que nous avions à franchir. Il y a près de vingt ans, Pierre Bourdieu et Philippe Champagne décrivaient le malaise et les processus d'auto-élimination des « exclus de l'intérieur », c'est-à-dire des élèves les plus démunis face à une compétition scolaire intensifiée par l'ouverture de l'enseignement secondaire aux couches sociales qui en étaient jusqu'alors écartées. Aujourd'hui, on parle de « décrocheurs scolaires ».
Votre rapport fait une cartographie des raisons et des origines de ce décrochage, des caractéristiques du décrocheur, qui permettent d'élargir les théories du genre social à d'autres typologies plus courantes. Ce qui me semble fondamental, c'est de se centrer sur l'action des professionnels de l'école et, en particulier, sur la pratique pédagogique. En effet, les conduites de décrochage scolaire nous interpellent directement sur le fonctionnement de la classe et de l'établissement, et sur le sens à donner à l'enseignement.
Les initiatives pour éviter le décrochage ne manquent pas, et elles possèdent en général une certaine pertinence : politiques de réussite éducative, lieu d'accueil temporaire individualisé, établissements scolaires publics innovants (ESPI), réseaux FOQUALE. Vous en faites un inventaire à la fois bienveillant et critique. Ces démarches se fondent toutes sur un certain degré d'individualisation, ce qui apparaît d'emblée parfaitement logique. Pourtant, je m'interroge : est-ce le sens profond de ce combat, qui doit aboutir à sortir nos jeunes de la sortie ? La démarche des Apprentis d'Auteuil, que vous qualifiez d'exemplaire, est davantage collégiale. Comment articulez-vous cette référence aux six pistes majeures que vous suggérez pour prévenir le décrochage ? Comment rester dans la relation humaine tout en rattrapant le retard objectif ? Comment lier le suivi individuel à la bienveillance collective pour des jeunes disqualifiés, parfois méprisés ?
On le voit bien, derrière cette question, l'interrogation porte globalement sur ce que réclament les enfants, et en particulier ceux qui lâchent la cordée. Ils réclament ce qu'ils disent ne pas avoir eu au collège ou au lycée : de l'attention, de l'aide et du respect. Ces récits dessinent en creux un portrait de l'institution scolaire qui oblige à se poser des questions sur son fonctionnement et sur la qualité des relations inter-individuelles.