Intervention de Anne Armand

Réunion du 5 février 2014 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Anne Armand, inspectrice générale de l'éducation nationale :

Comme je n'ai aucune chance de faire un jour une carrière politique et que ma carrière d'inspectrice générale va bientôt se terminer, je n'hésiterai pas à vous donner mon point de vue en toute sincérité !

Contrairement à ce qui a été dit, ce n'est pas la première fois que je bouscule l'éducation nationale. Je l'ai fait déjà fait en 2005-2006, avec un rapport qui portait sur l'éducation prioritaire – d'où le plan de relance de l'éducation prioritaire, avec les réseaux ambition réussite (RAR). Ce rapport, demandé par M. de Robien, avait fait autant de bruit que celui-ci, demandé par M. Peillon. Vous comprendrez donc que je vous écoute, mais que je ne me situe pas exactement comme vous, à porter ou à critiquer telle ou telle politique. Je vous dirai très simplement que pour faire bouger ensemble 650 000 personnes, il faut du temps.

J'ai été frappée de constater que vos interventions – et je le comprends dans la mesure où vous portez les interrogations de la nation – mêlent un peu tous les problèmes.

Par exemple, pour être spécialiste de l'éducation prioritaire, je peux vous affirmer qu'il y a des décrocheurs en éducation prioritaire, mais qu'il n'y en a sans doute pas plus, proportionnellement, qu'ailleurs. L'éducation prioritaire est une politique. Il n'est pas dit qu'il faille la superposer à la lutte contre le décrochage scolaire.

De la même façon, vous avez parlé d'élèves en grande difficulté et de typologies. Mais sans doute avez-vous noté que nous n'avions pas proposé de typologie. Car dans les essais de typologie que nous avons fait, nous avons remarqué que des élèves pouvaient bien aimer l'école et ne rencontrer aucune difficulté jusqu'en quatrième, et puis décrocher. Cela signifie que si l'on veut prendre le problème à bras-le-corps, il faut essayer d'être précis. Et quand on parle du décrochage scolaire, il faut distinguer les élèves « en risque » de décrochage de ceux qui ont déjà décroché.

Vous vous êtes interrogés sur le rôle des collectivités territoriales en général, et sur celui de la région en particulier. Je peux vous répondre que nous avons rencontré les conseils généraux et les conseils régionaux, qui nous ont dit très clairement, et très logiquement : nous intervenons après seize ans – après la scolarité obligatoire – et vous intervenez avant. C'est bien pourquoi nous avons essayé de ne pas parler en même temps des élèves pauvres, des élèves handicapés, des élèves en grande difficulté, des élèves de l'éducation prioritaire, des élèves en risque d'illettrisme, etc. Je reconnais que c'est très compliqué.

Une partie de vos questions étaient fermées et proposaient des réponses : faut-il faire ceci ou cela, faut-il passer d'un système à un autre, a-t-on eu raison ou non de passer à un autre système ? Mais on ne réforme pas l'éducation nationale comme cela ! Si l'on décidait que désormais il n'y aurait plus de notes, ou qu'un élève qui n'apprécie pas tel professeur pourrait changer de classe, ce serait catastrophique pour le système. En revanche, et c'est une idée que l'on voudrait essayer de faire passer, un chef d'établissement peut se mettre d'accord avec certains enseignants pour procéder à des aménagements au cas par cas. Certains chefs d'établissement nous ont d'ailleurs confié qu'ils avaient pris sur eux de dire, par exemple, à un élève, évidemment après avoir prévenu leur directeur académique des services de l'éducation nationale (DASEN), pour des raisons de sécurité : « la semaine prochaine, tu n'es pas attendu au collège, nous t'avons pris rendez-vous dans telle entreprise ; vas-y et reviens lundi matin pour que l'on fasse le point. »

Si on veut s'attaquer aux vrais problèmes, on ne fera pas l'économie de cela. N'oublions pas que notre système convient à un grand nombre d'élèves. Il ne faudrait pas vouloir tout changer d'un seul coup. Bien sûr, il y a des élèves qui ne réussissent pas du tout en mathématiques, mais en même temps – et c'est aussi le paradoxe de la France – nous sommes le pays qui obtient le plus régulièrement la médaille Fields.

Ensuite, j'ai remarqué que vous aviez réagi à l'une de mes citations. Mais si vous ne dites jamais, si aucun membre de votre famille qui est professeur et si aucun de vos enfants n'a jamais dit à la génération qui suit : « il faut que tu travailles parce que tu vas finir en voie pro », c'est qu'on ne vit pas dans le même monde ! Moi, je vis au milieu de l'éducation nationale, et plusieurs chefs d'établissement m'ont dit avoir décroché leur téléphone pour demander à un collègue d'établissement d'enseignement professionnel : « tu ne peux pas me trouver une place pour celui-là, parce que je ne sais plus quoi en faire ? » C'est cela la réalité.

Parmi les effets d'assimilation, je voudrais dire que pour un professeur, un élève perturbateur ou un élève violent est absolument insupportable au quotidien. Mais lors de notre enquête, nous nous sommes aperçus qu'il arrive fréquemment que les élèves se trouvant en sections d'enseignement général et professionnel adaptée (SEGPA) ne soient pas ceux qui devraient y être. Ces élèves devraient être dans d'autres structures, mais les parents n'ont pas voulu les y envoyer, par exemple pour des raisons d'éloignement. De ce fait, la SEGPA ne joue pas son rôle de SEGPA, les classes relais ne jouent pas leur rôle de classes relais, etc. C'est tout un système…

L'une de vous s'est demandé s'il y avait un genre chez les décrochés. J'observe que selon les endroits, on laisse les filles moins bouger que les garçons, alors même que la solution pour elles serait d'aller en internat ou de prendre un car ou un train pour se rendre dans un établissement scolaire. Il arrive que des filles décrochent parce qu'elles deviennent mères. Et bien que notre société ne soit pas prête à l'entendre, on commence à voir des garçons qui décrochent parce qu'ils sont devenus pères, et qu'ils se sentent pères.

J'ai noté toutes vos questions. Pour nous, elles sont toutes importantes. Malgré tout, il faut éviter de tout traiter en même temps. Sinon, on ne s'en sortira pas.

Enfin, on a beaucoup parlé de la démarche des Apprentis d'Auteuil. Mais je me suis rendue également dans le canton de Genève, pour y faire une expertise. J'ai constaté que les Suisses avaient la même éducation prioritaire que nous et j'ai été surprise de rencontrer, dans les classes où je me suis rendue, l'éducateur avec l'instituteur. Ce fut pour moi une découverte. En France, on n'en n'est pas encore là. On n'en est pas non plus, d'ailleurs, à faire une vraie place aux parents, sinon comme délégués. C'est vraiment le point obscur du système français : notre monde de l'éducation nationale, naturellement, n'est pas ouvert.

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