Intervention de Jean-Pierre Lafon

Réunion du 5 février 2014 à 18h00
Mission d'information sur la candidature de la france à l'exposition universelle de 2025

Jean-Pierre Lafon, ambassadeur de France, président honoraire du Bureau international des expositions :

Je vous présenterai l'exposition universelle sous trois aspects : d'abord, je passerai en revue ses effets ; ensuite, j'examinerai la faisabilité d'un tel projet ; enfin, j'exposerai la stratégie électorale à adopter pour convaincre l'assemblée générale du BIE.

Sur le premier point, pour qu'une candidature soit retenue par les plus hautes autorités françaises, il faut que soit attesté l'effet de l'exposition universelle sur la croissance du pays. Pour cela – et conformément, d'ailleurs, à l'esprit de ces manifestations –, il convient de mettre l'accent sur l'innovation. Celle-ci est une préoccupation de nos gouvernements successifs depuis six ou sept ans, quelle que soit leur orientation politique : en témoignent les programmes d'investissements d'avenir, l'installation de la commission présidée par Anne Lauvergeon comme les 34 projets soutenus par le ministre du redressement productif. L'innovation devra donc, sous une forme ou sous une autre, déterminer le thème de l'exposition, mais aussi être mise à contribution pour son organisation, car nous ne devons pas oublier que nos points forts incluent, à côté de la recherche et de l'industrie, les services.

La culture et l'art de vivre correspondent à un autre domaine de compétence français dont la thématique retenue devra tenir compte. C'est en effet en ces matières que nous pourrons nous distinguer de l'Allemagne, qui cherche à s'imposer en Europe comme étant le pays de la technologie – le slogan d'Audi, Vorsprung durch Technik, est tout à fait représentatif de cette ambition. Quatre-vingt-dix ans plus tard, ne se souvient-on pas davantage de l'Exposition internationale des Arts décoratifs, organisée à Paris en 1925, que des Jeux olympiques de 1924 ?

C'est donc sur ces thèmes qu'il faudra s'appuyer pour organiser l'exposition universelle, et c'est en fonction d'eux qu'il conviendra d'en étudier l'effet sur la croissance, une mission que je serais d'avis de confier à un petit groupe d'économistes.

L'effet de l'exposition universelle, c'est aussi son effet sur l'opinion, qui suppose de mettre l'accent sur les sujets qui motivent celle-ci. On pourrait avoir l'impression qu'elle s'intéresse peu aux progrès de la recherche, de l'industrie ou des services, mais l'exemple du Téléthon montre le contraire en matière de recherche médicale. Tout dépend donc de la politique de communication choisie.

Une exposition universelle peut aussi influencer l'image que la France a d'elle-même : grâce à elle, la France devrait reprendre confiance en elle, se voir de nouveau comme un pays d'avenir, d'innovation, de recherche et, bien sûr, de culture, comme un foyer de rayonnement. Cet objectif doit sous-tendre votre réflexion sur la thématique de l'exposition.

Mais l'exposition universelle est également susceptible d'influencer l'image internationale de la France. Je sais d'expérience que nous passons souvent pour arrogants. La réussite de l'exposition universelle supposerait que nous accueillions les autres au lieu de chercher à nous affirmer face à eux. J'y reviendrai à propos de la politique de lobbying mais, après tout, n'est-ce pas conforme à notre tradition ? En peinture, l'École de Paris réunissait Matisse, Dufy, Braque, mais aussi Picasso, Soutine, Juan Gris, Modigliani ! Par le passé, nous avons su nous ouvrir aux autres. Avec l'Exposition universelle, nous accueillerons leurs innovations, leurs arts de vivre. Je ne parle pas seulement des pays européens et des grands pays asiatiques, mais aussi des pays en voie de développement, qui représentent la moitié des pays membres du BIE. Nous devrons mettre l'innovation à leur service et recueillir leur sentiment sur ce que doit être l'exposition.

Sur ce premier aspect, je n'ai pas de suggestion particulière à formuler. Mais, parmi les projets proposés par quelques universités et grandes écoles sur votre invitation, monsieur le président, j'ai été très frappé par celui du centre Michel Serres pour l'innovation sur le thème du génie du corps – ce qui peut recouvrir aussi bien les transformations du corps sous l'effet des biotech et des medtech que la place du corps dans la culture – danse, théâtre, etc. – ou encore les conceptions qu'en ont les différentes civilisations.

J'en viens à mon deuxième point : la faisabilité d'un projet d'exposition universelle à Paris. Elle ne va pas de soi : nous ne sommes plus en 1900, moins encore en 1855, date de la première exposition universelle organisée dans notre capitale et le projet est d'autant plus complexe qu'il devrait s'inscrire dans la dynamique du Grand Paris.

C'est d'abord l'implantation territoriale qui risque de poser un problème. Les universités et grandes écoles consultées ont proposé une exposition éclatée entre différents sites. Mais ce cas serait sans précédent s'agissant des pavillons internationaux. Certes, lors de l'exposition de 1937, des annexes avaient été aménagées et, à Aichi, les ONG étaient installées dans une zone à part, directement reliée par télécabine au centre de l'exposition. À Shanghai, l'exposition était traversée par le fleuve, mais un tunnel souterrain avait été percé et toute la représentation internationale officielle était installée sur la même rive ; sur l'autre était située la zone des meilleures pratiques, désormais prévue dans toutes les expositions universelles, et où des villes, des entreprises et des universités peuvent être représentées. Abstraction faite des problèmes logistiques qu'elle poserait, une exposition dispersée risque d'être déroutante pour le jury. De plus, il importe d'assurer l'égalité d'accès aux pavillons ; or, si la Chine ou l'Allemagne pourront à la rigueur avoir un pavillon dans chaque zone, ce ne sera sûrement pas le cas du Pérou, du Panama ou de l'Angola, sans parler de la République de Kiribati ou de Tuvalu.

Je plaide donc en faveur de l'unité et de la continuité de l'exposition, qui ne seront pas faciles à assurer. À cette fin, j'ai proposé de mettre à profit l'axe Seine, qui peut être complété par le canal Saint-Martin et le canal Saint-Denis, grâce à une connexion qu'il faudra étudier de très près et qui utilisera la voie d'eau. Ainsi l'exposition pourrait-elle s'étendre en partie sur le Grand Paris.

Si l'exposition est éclatée, la fréquentation risque aussi de varier d'une zone à l'autre. Ce problème s'est posé à Shanghai, où les directeurs des pavillons dédiés aux meilleures pratiques se sont plaints au bout de deux jours du fait que la fréquentation n'atteignait pas leur zone. Nous avons alors pu admirer la réactivité des Chinois : quarante-huit heures après que nous les avons avertis, deux entrées ont été ajoutées, dont les points de contrôle avaient été aménagés dans la nuit.

S'agissant des pavillons eux-mêmes, vous avez proposé, monsieur le président, qu'ils soient installés dans des monuments ou des lieux emblématiques de Paris. C'est certainement réalisable dans quelques lieux, mais pas pour les 168 États membres du BIE. En outre, il faudrait tester l'installation au préalable. On peut vouloir mettre une gare à la disposition d'un pays, mais celui-ci sera-t-il d'accord ? Les pays, comme les hommes, ont un ego. Ils veulent construire eux-mêmes leur pavillon ; ils veulent avoir leur propre verre, quitte à ce que celui-ci soit plus petit ! En tout cas, si l'on envisage de mettre la gare du Nord à disposition, il faudra en discuter avec le président de la branche Gares & Connexions de la SNCF.

Des pavillons sur mesure, loués ou provisoires sont également concevables, sur le modèle de la Foire internationale d'art contemporain. Pour cela, nous pouvons proposer des facilités. Mais, là encore, il faudra décider où installer les très nombreux pavillons nécessaires.

Les tout petits États pourront, comme en Chine, être regroupés dans des halls respectivement dédiés à la zone caraïbe, à l'Océanie, aux petits États d'Amérique latine et à ceux d'Afrique. Leur installation sera à notre charge.

La zone des meilleures pratiques désormais prévue par le règlement des expositions constitue une opportunité pour les villes – Lyon était représentée à Shanghai ; Paris aussi, mais beaucoup plus modestement –, pour les grandes entreprises, mais aussi pour les universités – Harvard, Stanford, Tsinghua – et les grands instituts de recherche, acteurs de la vie mondiale.

J'en viens à l'échéancier. Le respect des délais n'est pas notre point fort. En 1937, le chantier n'était pas terminé lorsque l'Exposition a ouvert ! La France a alors demandé au BIE de prolonger la durée de la manifestation, en vain. Mais c'est un défaut dont nous n'avons pas le monopole : songeons au retard pris par le chantier de l'aéroport de Berlin. Dans ce domaine aussi, la Chine peut nous servir d'exemple : l'ouverture de l'exposition universelle a fait l'objet d'un test grandeur nature, avec 500 000 personnes, dix jours avant l'échéance.

Le dernier problème qui se pose à propos de la faisabilité est celui du coût : coût de la campagne, coût du plan d'aménagement, puis coût de fonctionnement pendant six mois – abstraction faite des frais induits, dont la sécurité et les logements. Il faudra payer les volontaires, qui étaient 50 000 à Shanghai ; financer les animations, l'accueil, le protocole pour les chefs d'État invités. Il faudra aussi et surtout prévoir un plan d'aide aux pays les moins avancés. C'est la précision de leur plan d'aide, destiné en particulier à l'Afrique, qui a permis aux Italiens de l'emporter face à la Turquie. C'était aussi un atout de Dubaï. Ce plan, requis pour toute candidature, n'engendrera pas nécessairement un coût supplémentaire mais supposera de réorienter la politique de coopération et les crédits de l'Agence française de développement vers de nombreux États membres de l'assemblée générale du BIE. Ce qui aurait l'avantage de nous faire découvrir des régions que nous connaissons mal : l'Afrique anglophone, la zone caraïbe, au sein de laquelle nos départements d'outre-mer gagneraient à être mieux intégrés, ou l'Océanie et ses îles qui entourent la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie – Fidji, la Micronésie, Tuvalu, Kiribati. Sur tous ces points, M. Loscertales, secrétaire général du BIE, pourra utilement vous éclairer lors de son audition.

À supposer que nous ayons choisi la thématique de manière à proposer un projet attractif, qui aura un effet positif sur l'opinion française et sur l'image de la France, à supposer que nous ayons surmonté tous les problèmes de faisabilité que je viens d'énumérer, il restera à mettre en oeuvre une stratégie pour gagner l'élection. D'abord, il nous faut savoir qui nous aurons face à nous. Nous ne le savons pas encore, mais si d'aventure Londres était dans la course, nous nous trouverions en position difficile.

Les 168 pays du BIE ont besoin non seulement d'aide, mais aussi de considération. Il faudra donc que les plus hautes autorités du ministère des affaires étrangères leur accordent à tous la même attention. La République de Kiribati, qui dispose d'une voix comme la Chine et comme l'Espagne, doit bénéficier du même intérêt que ces deux États. Il est nécessaire d'y veiller dès la conception de l'exposition, en allant trouver tous les pays pour leur dire : « Voici nos idées. Quelles sont les vôtres ? Nous élaborerons l'exposition en fonction de vos propositions. » Nous devrons ensuite bâtir notre stratégie à la lumière de leurs réponses. D'autre part, il est exclu de se limiter au français et à l'anglais : il nous faudra employer l'espagnol, le portugais, le chinois, le japonais, l'arabe. Bref, jusque dans nos documents, nous devrons aller vers les autres pays.

Dubaï, qui ne peut s'appuyer sur un long passé, a misé sur cette stratégie. L'un des films promotionnels qu'il a présentés montrait ainsi des Asiatiques, des Africains, des Latino-Américains qui, tous, soutenaient sa candidature.

Évoquant dans ses Souvenirs le moment où, en 1849, il prit le ministère des affaires étrangères, Tocqueville écrit : « Trois hommes, par le rang qu'ils avaient occupé jadis, se croyaient surtout en droit de diriger notre politique étrangère : c'étaient M. de Broglie, M. Molé et M. Thiers. » Il alla donc les voir, raconte-t-il, pour prendre leur avis ; celui-ci ne lui fut d'aucune utilité, il ne le suivit en aucune manière ; mais, conclut-il, « je leur agréais davantage en leur demandant leur avis sans le suivre, que si je l'avais suivi sans le leur demander ».

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