Intervention de Jean-Marie Delarue

Réunion du 12 février 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté :

J'ai déjà eu l'occasion de dire à votre Commission combien je suis attentif au rôle que joue le Parlement dans notre activité. L'indépendance qui nous caractérise n'est pas synonyme d'absence de contrôle. Le regard que porte le Parlement sur notre action est essentiel.

Puisque vous êtes saisis d'un texte modifiant la loi qui a institué le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, je commencerai par rappeler nos missions et ce que nous avons fait de cette loi du 30 octobre 2007, avant d'expliquer pourquoi il a paru nécessaire de la faire évoluer.

Notre mandat est de veiller au respect des droits fondamentaux des personnes privées de liberté. Pour l'exercer, nous avons le pouvoir d'effectuer des visites dans les lieux privatifs de liberté et nous pouvons être saisis par toute personne physique et par de nombreuses personnes morales. En retour, nous adressons aux pouvoirs publics, soit directement, soit par la voie du Journal officiel, des recommandations que nous reprenons dans notre rapport annuel.

Précisons également que nous sommes une institution de terrain, ce qui n'est pas si fréquent pour les autorités administratives indépendantes. À l'heure où je vous parle, cinq équipes effectuent des visites d'établissements en Moselle, dans le Tarn, dans le Puy-de-Dôme, en Dordogne et dans les Yvelines. Elles y resteront jusqu'à la fin de la semaine et y retourneront la semaine prochaine. Il en va ainsi quinze jours par mois. Vous le voyez, nous ne nous payons pas de mots : nous nous confrontons aux réalités quotidiennes de ceux qui vivent ou travaillent dans les lieux privatifs de liberté.

Notre action touchant à la sécurité et aux droits, elle s'inscrit au coeur du domaine régalien. Nous observons comment travaillent policiers, gendarmes, fonctionnaires pénitentiaires, etc.

Enfin, nous sommes aussi rigoureux que possible dans l'approche que nous avons de ces lieux. J'insiste beaucoup auprès des contrôleurs sur la méthode selon laquelle ils doivent recueillir l'information, sur le processus contradictoire, sur la nécessité de croiser les informations, de lire autant de documents qu'il est possible et d'être très prudents dans l'interprétation qu'ils donnent à ce qu'ils voient.

J'en viens à quelques chiffres relatifs à l'exercice de notre mandat.

Je m'étais engagé auprès des pouvoirs publics à faire 150 visites annuellement. La moyenne des cinq dernières années s'établit à 151 visites par an. Au 31 décembre dernier, nous avions visité 805 établissements de toute nature, dont environ 300 locaux de garde à vue et 185 établissements pénitentiaires. Je m'étais fixé pour objectif que la totalité des établissements pénitentiaires du pays auraient été visités à la fin de mon mandat. Cela aura été réalisé à quatre ou cinq exceptions près – nos moyens budgétaires ne nous permettant pas, par exemple, de nous rendre à l'établissement pénitentiaire de Wallis.

Nous aurons également vu la totalité des centres éducatifs fermés, que nous considérons comme particulièrement sensibles et dignes d'attention.

Le pourcentage des locaux de garde à vue visités est évidemment moindre – environ 7 % –, mais nous avons choisi des lieux où se déroulent un très grand nombre de ces procédures. Nous estimons qu'ils représentent le tiers des 380 000 gardes à vue pratiquées annuellement.

Nous avons visité des locaux dans toutes les régions et dans tous les départements de France, outre-mer compris. Je rappelle que nos premières recommandations publiques concernant des établissements précis ont visé notamment Mayotte et, pour la première fois en urgence, Nouméa.

Dès 2010, nous avons également commencé à faire des contre-visites, de manière à évaluer les changements intervenus depuis la visite précédente. Parmi les six contre-visites effectuées en 2013, on peut mentionner celles qui ont concerné le dépôt de Paris, la zone d'attente de Roissy, le commissariat de Saint-Malo et celui de Grenoble. Après échange contradictoire, les visites font l'objet d'un rapport systématiquement envoyé aux ministres concernés, lesquels nous répondent non moins systématiquement.

S'agissant des saisines, nous recevons environ 4 000 lettres par an et en envoyons 5 000. Pour la première fois en 2013, le nombre de courriers reçus n'a pas augmenté d'une année à l'autre. Je reviendrai sur cette stagnation lorsque j'aborderai la proposition de loi.

Neuf lettres sur dix ont trait à la prison. Neuf sur dix également sont envoyées par les intéressés eux-mêmes – personnes détenues ou proches. Le nombre de lettres d'intermédiaires – avocats ou associations – est insuffisant. Quant aux lettres de parlementaires, nous en avons reçu trois en 2013. Depuis le début de notre mandat en 2008, ni le Premier ministre ni les membres du Gouvernement ne nous ont saisis, contrairement à ce que prévoyait la loi.

Nous répondons à ces lettres aussi rapidement que possible pour éviter de faire naître des tensions supplémentaires dans les lieux privatifs de liberté. Cependant, le manque d'effectifs nous a conduits à mettre en place pour la première fois en 2013, bien malgré moi, un dispositif d'envoi d'accusés de réception, de manière à faire patienter ceux qui nous écrivent. J'estime que c'est une régression, mais je ne peux faire autre chose que la déplorer.

Les principaux thèmes de ces lettres sont, par ordre de fréquence, les transferts d'un établissement à un autre, les difficultés dans les relations avec le personnel et l'accès aux soins. Ce dernier sujet vient d'ailleurs de faire l'objet d'un chapitre dans le rapport public annuel de la Cour des comptes.

Le bilan qualitatif de notre action fait ressortir trois éléments.

Premièrement, il n'est pas immodeste d'affirmer que, depuis cinq ans, nous avons accumulé un savoir inédit sur les lieux privatifs de liberté.

Deuxièmement, ce savoir est d'autant plus important que, par nature, ces lieux sont peu connus des Français. Par exemple, nous avons peu de témoignages des personnes faisant l'objet d'une hospitalisation psychiatrique et des personnels qui travaillent dans ces établissements. C'est notre rôle de faire connaître ce qui s'y passe.

Troisièmement, il arrive que nos recommandations soient suivies d'effets à différents niveaux. Elles sont notamment prises en compte par le législateur, comme en témoignent la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue et la loi du 27 septembre 2013, qui traite des soins psychiatriques dispensés sans consentement et dont les dispositions nous ont satisfaits. Nos recommandations sont également suivies pas les ministres, comme le montrent la circulaire du 25 mars 2013 relative aux procédures de première délivrance et de renouvellement de titres de séjour aux personnes détenues ou la circulaire du 11 juillet 2013 relative à l'accès des personnes détenues aux droits sociaux. Elles sont enfin suivies par l'administration : on a, par exemple, levé la prohibition de la consommation de café dans les prisons. Les chefs d'établissement sont sensibles aux remarques que nous leur adressons et s'efforcent, dans la mesure de leurs moyens, de modifier les consignes données au personnel – je pense en particulier à la tenue des registres de garde à vue –, d'engager des travaux de réhabilitation des locaux, de changer les pratiques : ainsi, alors que les fonctionnaires de police ne respectaient jamais le délai d'un jour franc donné aux étrangers faisant l'objet d'un refus d'entrée en France, un retour sur les lieux à Roissy en novembre dernier nous a permis de constater que 70 % des étrangers dans cette situation en bénéficiaient aujourd'hui.

À côté de ces évolutions non négligeables, bien d'autres recommandations restent lettre morte. Dans le rapport qui sera rendu public au début du mois prochain, je dresserai une liste de vingt mesures peu coûteuses et n'impliquant pas de grands bouleversements, sur lesquelles je souhaiterais, à tout le moins, qu'une réflexion s'engage. Je suis parfois surpris du mauvais vouloir des administrations à s'en saisir, même si, je le sais bien, il ne s'agit que de recommandations.

L'objet de la proposition de loi qui vous a été transmise est de modifier la loi du 30 octobre 2007. La rapporteure du texte au Sénat était Mme Catherine Tasca, ancienne présidente de votre Commission, à laquelle je rends hommage.

Sans entrer dans le détail des dispositions proposées, je distinguerai quatre grands axes.

Premièrement, il s'agit de traduire dans le droit les pratiques adoptées de fait par le contrôle général des lieux des privation de liberté, soit que la loi initiale fût muette sur certains points, soit qu'il parût plus conforme à son esprit de mettre en oeuvre ces pratiques.

Si la loi de 2007 prévoit que les personnes physiques et que certaines personnes morales peuvent saisir le Contrôleur général, elle ne prévoit pas le traitement que celui-ci doit réserver à ces saisines. Faute d'indications sur ce qu'il convenait de faire, nous avons pris l'habitude d'interroger les autorités responsables des personnes qui nous saisissaient et de mener des enquêtes sur pièces ou sur place. Nous demandons au législateur de consacrer cette pratique en nous autorisant à procéder à ces vérifications, en nous donnant des moyens équivalents à ceux dont nous disposons en matière de visites et en nous permettant de conclure nos enquêtes par des recommandations adressées, non pas aux ministres, mais, puisqu'il s'agit le plus souvent de cas individuels, aux chefs d'établissement.

Le texte complète aussi les dispositions relatives aux visites. En particulier, le législateur avait prévu que le secret médical nous était opposable. J'ai considéré pendant plusieurs années que cela était sage, tant est essentielle, dans un lieu privatif de liberté, la relation de confiance entre le malade et le médecin. Mon opinion ne s'est modifiée qu'assez tardivement, et sous la pression des faits que nous avons été conduits à observer. Parmi toutes les institutions européennes de même nature que la nôtre, nous sommes la seule à laquelle le secret médical peut être opposé. Face à cette exception française, nos homologues font valoir qu'en cas d'accusation de mauvais traitements, il faut pouvoir vérifier dans un dossier médical qu'un médecin a confirmé ou non les dires de la personne.

En outre, certaines pratiques médicales qui ne concernent pas les soins, mais la privation de liberté elle-même, échappent à notre contrôle. C'est le cas du recours à l'isolement ou à la contention en hôpital psychiatrique. Nous avons déploré avec constance que les hôpitaux psychiatriques ne tiennent aucun registre de ces mesures très sévères de privation de liberté à l'intérieur d'un lieu de privation de liberté. On nous objecte que celles-ci sont consignées dans le dossier médical – auquel, précisément, nous n'avons pas accès !

C'est pourquoi nous voudrions pouvoir vérifier dans le dossier médical qu'il n'y a pas eu de mesures indues de type « disciplinaire » par recours à l'isolement ou à la contention. Ces mesures sont trop graves pour que nous nous contentions d'ajouter foi aux dires des personnes concernées.

Le Sénat a donc consenti à ce que le secret médical – à la réalité duquel je tiens beaucoup – puisse être en partie levé, mais avec d'infinies précautions : il faudra l'accord du malade, et le dossier médical ne sera communiqué qu'aux contrôleurs ayant la qualité de médecin. Au fond, donc, on ne quittera pas le secret médical. Ce pouvoir qui nous sera reconnu si vous en êtes d'accord n'est en rien différent de celui qui est déjà reconnu par la loi « Kouchner » à l'inspection générale des affaires sociales. Nous ne pensons briser aucun tabou. Pour avoir approché le Conseil national de l'Ordre des médecins à ce sujet, je crois qu'il ne voit pas d'objection majeure à ce qu'il soit procédé ainsi. Le dispositif concilie les intérêts des malades et les intérêts parfaitement légitimes des médecins qui exercent dans ces lieux.

En deuxième lieu, le texte institue un délit d'entrave pour ceux qui s'opposeraient à nos visites. Dans leur grande majorité, celles-ci se déroulent comme le législateur les concevait, c'est-à-dire sans que l'on oppose d'obstacles à nos pouvoirs. Je tiens à en rendre hommage aux chefs d'établissement qui, pour la plupart, se sont prêtés de bonne grâce à l'exercice.

Certaines difficultés demeurent néanmoins. Par exemple, nous n'avons jamais eu accès aux enregistrements vidéo qui accompagnent obligatoirement les interventions des ERIS, ces équipes régionales d'intervention et de sécurité de l'administration pénitentiaire auxquelles il est fait appel en cas de troubles graves dans un lieu de détention. Plusieurs fois, après que l'on nous eut rapporté certains cas d'interventions un peu musclées, nous avons demandé le visionnage des vidéos. Nous n'avons jamais pu les obtenir, pas plus que les enregistrements vidéo issus des caméras installées désormais en nombre dans les établissements pénitentiaires.

Par ailleurs, lorsqu'il y a contradiction entre les affirmations de la personne détenue et celles de l'administration, nous rencontrons fréquemment des difficultés à obtenir de cette dernière des documents tels que la fiche pénale de la personne ou le rapport d'incident qui a donné lieu à poursuite disciplinaire.

Par manière d'aide à la réflexion à l'intention de nos interlocuteurs – car, bien entendu, nous ne nous servirons jamais de ces dispositions pénales –, il est donc proposé d'instituer d'un délit d'entrave à nos visites et à nos demandes de documentation, à l'instar des dispositions en vigueur pour toutes les autres autorités administratives indépendantes et, au-delà, pour toutes les autorités amenées à contrôler des administrations sur place.

En troisième lieu, le texte vise à protéger ceux qui font appel au Contrôleur général. C'est le point sur lequel je voudrais le plus insister ce matin. Il existe bien sûr des moyens illégaux de faire valoir ses droits, en particulier dans les lieux privatifs de liberté. L'homme qui assène un coup de poing au visage d'un surveillant doit être justement poursuivi tant sur le plan disciplinaire que sur le plan pénal : je n'ai absolument aucun état d'âme à cet égard. Mais les personnes détenues ont aussi recours, comme tout un chacun, à des moyens légaux, en saisissant le Parquet, en écrivant à une personne extérieure, à une association, au Défenseur des droits ou au Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Nous n'avons pris la mesure du phénomène que tardivement, mais il faut savoir que, pour une personne détenue ou retenue, cette démarche est extraordinairement difficile et se voit souvent opposer des menaces ouvertes, voire des représailles. Aux trois questions essentielles – puis-je porter plainte ? ma lettre de plainte parviendra-t-elle à son destinataire ? sera-t-elle suivie d'effet ? – , les réponses sont trop souvent négatives. Je souhaite que le Parlement prenne conscience de l'ampleur des oppositions parfaitement illégales à ces moyens légaux. Dans les lieux de privation de liberté, on n'aime pas que les personnes se plaignent. Que l'on craigne que leur démarche fasse vaciller l'autorité qui doit s'attacher aux personnels, je peux le comprendre, étant moi-même très soucieux du respect de cette autorité. Mais je n'aime pas que l'on fasse obstacle à la loi. Or je suis convaincu que la stagnation du nombre des lettres que nous recevons est due à ces menaces et à ces représailles. Nous avons visité des quartiers entiers dans lesquels les personnes détenues nous ont dit qu'elles ne nous écrivaient plus parce qu'elles avaient peur de le faire. Nous savons que des lettres nous parviennent de façon irrégulière, transmises non par le vaguemestre de l'établissement, mais via le parloir : les personnes ne veulent pas prendre le risque que leur message n'arrive pas. Nous savons aussi que des plaintes n'arrivent jamais au procureur ou au Défenseur des droits. Le mois dernier, d'ailleurs, j'ai appelé l'attention de ce dernier sur cette question.

À cet état de fait que je déplore profondément, la proposition de loi apporte deux réponses. Elle rappelle d'abord le protocole des Nations unies qui est à l'origine de la loi de 2007 en disposant qu'« aucune sanction ne peut être prononcée et aucun préjudice ne peut résulter du seul fait des liens établis avec le Contrôleur général », tout en précisant, pour préserver les intérêts des personnels, que « cette disposition ne fait pas obstacle » à d'éventuelles poursuites pour dénonciation calomnieuse. Elle indique ensuite que l'ouverture des lettres adressées au Contrôleur général est passible des peines prévues pour tout agent public qui méconnaît le secret des correspondances. Il s'agit, là aussi, d'introduire un délit pénal en la matière.

Sans résoudre entièrement le problème, ces deux dispositions donneront un signal important aux personnels qui seraient tentés de recourir à des expédients pour empêcher l'application de la loi.

Le quatrième et dernier élément de ce texte, que je n'ai pas personnellement souhaité, résulte d'un accord avec le ministère de l'intérieur.

On le sait, la directive « retour » du 16 décembre 2008 impose aux États membres d'instaurer « un système efficace de contrôle du retour forcé » des étrangers faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire, d'un arrêté de reconduite ou d'un arrêté d'expulsion. En vertu de la loi de 2007, le contrôle que nous exerçons sur cette procédure s'arrête à la porte de l'avion, alors que la directive prévoit qu'il doit pouvoir s'opérer pendant le voyage de retour, jusqu'à la remise de la personne aux autorités de son pays d'origine. En clair, il s'agit de prendre l'avion avec elle jusqu'à Conakry, Abidjan ou Bucarest.

Pour transposer cette disposition en droit français, le ministère de l'Intérieur m'a demandé que ce soit le Contrôleur général qui ait la charge de ce contrôle. Nous nous sommes donc mis d'accord sur une rédaction qui élargit en ce sens nos compétences.

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