Intervention de Jean-Marie Delarue

Réunion du 12 février 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté :

Je remercie tous les intervenants de leurs appréciations positives sur notre travail, en leur rappelant que nous avons fait oeuvre collective et que le mérite revient, pour l'essentiel, à mes collaborateurs. Je suis néanmoins attentif à nos lacunes : nous avons encore à progresser beaucoup !

Vous avez raison, madame Dumont : les personnels prennent eux aussi des risques en venant nous voir. C'est pourquoi, lors de nos visites, nous avons systématiquement des entretiens confidentiels avec des personnels qui n'ont pas demandé à être reçus. Même dans ce cas, il arrive que certains soient également victimes de questions un peu trop précises de leurs collègues ou de leurs supérieurs pour savoir ce qu'ils nous ont dit, de quoi ils se sont plaints, etc. Nous avons eu des retours en ce sens. Il va de soi que la protection que nous proposons à l'égard des personnes détenues couvre le cas des personnels.

Le personnel des lieux de privation de liberté ne se porte pas bien aujourd'hui – c'est un euphémisme – et il le manifeste souvent aux portes des établissements pénitentiaires. Il en va de même pour les fonctionnaires de police dans les commissariats. Je l'ai rappelé aux pouvoirs publics : il faut avoir conscience de ce profond malaise. La nature de ma fonction me conduit à en rechercher les causes, puisque les relations avec les personnes privées de liberté s'en ressentent.

Vous avez évoqué la différence entre reconduite à la frontière et réadmission. En effet, certains étrangers sont reconduits selon des modalités prévues par la loi, alors que d'autres le sont en vertu d'accords de réadmission bilatéraux ou multilatéraux. Le contrôle qui pourrait éventuellement s'exercer sur les réadmissions ne serait pas de même nature que celui que nous pourrons pratiquer sur les éloignements par moyens aériens. En effet, dans ce cas, les décisions sont déconcentrées et prises le plus souvent par téléphone. L'affaire est donc généralement réglée en quelques heures. Il est très rare d'avoir besoin de vingt-quatre heures pour reconduire en Italie, en Espagne ou en Belgique des personnes qui reconnaissent avoir quitté ces pays la veille. Rien ne fait obstacle à ce que la police aux frontières (PAF) nous prévienne des voyages aériens qu'elle organise. Néanmoins, elle ne pourra jamais nous prévenir des décisions de réadmission que le commissariat de Menton ou celui de Dunkerque prend pour réexpédier des personnes en Italie ou en Belgique. Mais nous ne serons pas pour autant démunis. Ainsi, nous avons facilement pu vérifier, à Sarreguemines, les conditions dans lesquelles se déroulait la réadmission en Allemagne des nombreuses personnes qui transitent par le local de rétention de la ville. Certes, nous ne pourrons pas prévoir les contrôles en avance, mais nous garderons la liberté de nous rendre à tout moment aux commissariats concernés afin de procéder à un contrôle sur place.

Le ministère de l'Intérieur craint que le contrôle ne se révèle impossible dans les faits, et que la saisie d'un juge des libertés et de la détention (JLD) ne conduise à l'annulation de la mesure. Pourtant, l'étranger réadmis se retrouvant immédiatement au-delà de nos frontières, il est rarissime qu'il puisse saisir le JLD. La réadmission consiste à mettre un étranger dans un véhicule qui le conduira dix kilomètres plus loin, dans un commissariat de police étranger ; les débordements sont donc très peu à craindre. Les mauvais traitements apparaissent quasiment impossibles dans ces procédures très rodées où l'on ne rencontre jamais d'opposition de la part des réadmis. En effet, il est très différent de remettre aux autorités allemandes un étranger qui vient d'arriver d'Allemagne et d'expulser à destination d'Abidjan ou de Bucarest une personne qui a vécu pendant cinq ans en France avec sa famille : ces deux procédures suscitent évidemment des réactions sans commune mesure. C'est à vous qu'appartient la décision finale, mais je ne crois pas que, en l'espèce, les craintes du ministère de l'Intérieur soient fondées.

Monsieur Goujon, vous avez exprimé des réserves dignes de considération. S'agissant de la compétence en matière d'éloignement, l'article 8, paragraphe 6, de la directive « retour » du 16 décembre 2008 indique que les États membres doivent instaurer « un système efficace de contrôle » de la reconduite des étrangers vers leur pays d'origine. D'une manière ou d'une autre, nous ne pourrons éviter de transposer dans le droit interne les dispositions de la directive. À l'instar de la Suisse, certains États – membres ou non de l'Union européenne – exercent d'ailleurs déjà ce type de contrôle sur les voyages aériens. Je n'établis pas de différence entre les lignes aériennes régulières ou les avions réquisitionnés à cette occasion, comme ceux de l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne (Frontex). Dès lors qu'un étranger se trouve dans l'avion, il doit pouvoir être contrôlé, et le contrôleur doit donc pouvoir voyager avec lui. Quant à la police de l'avion, elle reste évidemment entre les mains du pilote, seul maître à bord. Aucun obstacle de principe ne s'oppose par conséquent à ce contrôle dès lors qu'il est demandé par la directive européenne. Il s'agit pourtant d'un élargissement de nos compétences que seule la loi peut permettre.

Vous vous êtes également interrogé sur la publication systématique de nos avis. Je prends garde à ne pas trop montrer du doigt les établissements que nous avons visités, afin de ne pas transformer le contrôle général en une instance accusatoire. Mais nous sommes sauvés par le fait – en soi malheureux – que la remise d'un rapport au ministre et sa réponse prennent beaucoup de temps, la publication de notre avis sur notre site Internet n'intervenant qu'un an et demi à deux ans après la visite. Entre-temps, les établissements peuvent suivre ou non nos recommandations. Je ne crois donc pas que cette publication puisse les mettre en mauvaise posture.

Le code de procédure pénale distingue clairement le procès-verbal d'enquête et celui de déroulement de la garde à vue, décrit à l'article 64. Cependant les fonctionnaires de police – pour lesquels j'ai beaucoup d'estime – ne racontent pas toujours très précisément ce qui s'est passé pendant la garde à vue. Le registre prévu à cet effet est trop souvent incomplètement rempli et ne nous permet pas de savoir si la personne a été nourrie, si elle a eu accès à son avocat ou a pu prévenir ses proches, ou si, lorsqu'elle a demandé une couverture, on lui en a fourni une. Ce registre – auquel nous avons accès dans l'immense majorité des cas – reste pourtant aujourd'hui le seul moyen dont nous disposions pour vérifier la manière dont s'est déroulée la garde à vue. Pour ne pas gêner le déroulement d'enquêtes en cours, nous nous désintéressons des personnes gardées à vue au moment de notre visite, cherchant uniquement à déterminer comment les fonctionnaires de police traitent en général les gardes à vue qui se déroulent dans leurs locaux. Nous demandons donc d'habitude à contrôler un échantillon aléatoire de procès-verbaux de gardes à vue, portant sur une période antérieure à notre visite – par exemple cinq procès-verbaux sur les dix derniers mois. Étant donné nos précautions, la crainte de gêner l'enquête préliminaire – à laquelle nous sommes sensibles – ne me paraît donc pas fondée ; les fonctionnaires de police devraient pouvoir vous le confirmer.

En février 2013, j'ai en effet soulevé la question du contrôle des EHPAD, interrogeant le périmètre de compétence du contrôle général. Les milieux professionnels – partagés sur la question – m'ont alors fait deux griefs : d'une part, ils se sont étonnés de voir les EHPAD comparés à des prisons, alors qu'il s'agit de lieux de vie ; d'autre part, ils ont indiqué être déjà submergés de contrôles. Il est évidemment idiot de comparer les EHPAD à des prisons ; c'est bien parce qu'en l'état je suis incompétent pour y effectuer des contrôles que j'ai posé la question de l'élargissement de mes compétences. Seule la loi peut m'autoriser à m'y rendre, alors même que certains EHPAD sont aujourd'hui volontaires pour m'accueillir. Il n'en reste pas moins vrai que, quel que soit l'esprit de la loi qui m'a institué – qui visait clairement les lieux de privation de liberté –, nous devons être guidés par la volonté de résoudre les problèmes sociaux de notre pays. Il nous faut savoir comment les centaines de milliers de personnes – qui deviendront demain trois fois plus nombreuses qu'aujourd'hui – sont traitées au sein des EHPAD.

Nous sommes confrontés à trois questions : celle du consentement des personnes au moment de l'admission dans l'établissement et par la suite – y restent-elles toujours en y consentant ? celle de la légitimité des unités fermées dans les EHPAD, que l'on construit sans aucune procédure et où l'on installe des personnes âgées sans qu'elles aient leur mot à dire ; celle de la maltraitance. Aujourd'hui, la disproportion entre les effectifs du personnel et le nombre de personnes âgées en manque d'autonomie dont il doit se charger ne permet pas toujours un suivi attentif des pensionnaires. Dans certains établissements, les personnels font des miracles d'humanité ; dans d'autres, des personnes fatiguées, usées et débordées se résolvent à des mesures qui équivalent à de la maltraitance.

Certes, les EHPAD sont inspectés par les services départementaux et par les médecins inspecteurs des agences régionales de santé (ARS). Mais ces contrôles ne sont pas de même nature que ceux que nous pourrions envisager : là où les inspecteurs actuels vérifient si l'EHPAD remplit toujours les conditions qui lui ont permis d'obtenir l'agrément initial, nous contrôlerions – en vertu de l'article 9 de la loi du 30 octobre 2007 – « l'état, l'organisation ou le fonctionnement » des établissements. En cas de problème, l'ARS procède à un contrôle a posteriori ; pour notre part, nous regardons les établissements vivre. À vous de voir ce qu'il convient de faire et à qui confier cette responsabilité. Je ne cherche évidemment aucunement un élargissement de mes compétences personnelles, mais une solution au problème. En tout état de cause, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les EHPAD sans contrôle ; je souhaite donc que le Parlement se saisisse au plus vite de cette question.

Enfin, vous vous inquiétiez, monsieur Goujon, des difficultés de communication et des moyens illégaux auxquels pourraient recourir les détenus pour entrer en contact avec nous. Si nous n'avons jamais été saisis illégalement par Internet, la question s'est posée pour les lettres que nous avons reçues via les parloirs. Pouvions-nous prêter la main à un procédé illégal ? À cette question difficile, nous avons répondu positivement, considérant qu'il s'agissait d'un indice de l'impossibilité, pour la personne, de nous saisir par d'autres moyens. Cependant, je ne souhaite aucunement encourager l'illégalité en détention et je pense que nous trancherions de manière différente si nous avions été contactés par Internet.

Madame Chapdelaine, nous bénéficions de 4,2 millions d'euros de budget annuel. Je m'en satisfais, même si nous avons dû restreindre nos déplacements, renonçant en 2013 aux contrôles outre-mer. J'espère que nous pourrons nous y rendre en 2014, car nous n'avons toujours pas inspecté certains établissements réunionnais. En revanche, nous faisons face à de gros problèmes de moyens humains en matière de courrier : les délais de réponse ne cessent de s'allonger, s'élevant aujourd'hui à six semaines en moyenne, alors qu'ils n'étaient au départ que de quinze jours. Répondre rapidement aux gens qui nous saisissent de problèmes vitaux permet d'éviter de créer des tensions supplémentaires et de surcharger le personnel. Comme nous n'en avons plus les moyens, j'ai demandé, dans le cadre de la loi triennale budgétaire, à bénéficier de la création de trois postes de chargés d'enquête – qui s'occupent du traitement du courrier et éventuellement des visites – dans les deux ou trois années à venir. Par ailleurs, si, à effectif de contrôleurs inchangé, notre compétence s'élargit au contrôle des voyages aériens, nous serons conduits à réduire le nombre de visites. Pour pouvoir effectuer une dizaine de voyages par an, nous avons besoin d'un contrôleur supplémentaire ; nous en avons fait la demande dans le cadre de la loi de finances pour 2015.

Monsieur Raimbourg, comme je le note dans le rapport annuel de 2011 – et comme je m'apprête à le répéter dans celui de 2013 –, j'ai souhaité qu'un groupe de réflexion de l'administration pénitentiaire se penche sur la question des téléphones portables en détention, que je souhaite voir évoluer. Nous épuisons les personnels à la recherche de téléphones portables – c'est un véritable puits sans fond. En effet, les téléphones entrent en détention soit par les parloirs, soit par les « missiles » – projectiles au-dessus de l'enceinte –, soit par corruption des fonctionnaires – sujet d'inquiétude que je ne souhaite pas aborder aujourd'hui. Ils poseraient, dit-on, des risques pour la sécurité. Mais, si un détenu veut continuer à gérer son trafic, il peut très bien le faire en recevant ses proches dans les parloirs. Les coursives sont également munies de téléphones fixes d'accès libre. Les prévenus – depuis la loi pénitentiaire de 2009 – et les condamnés peuvent téléphoner librement à qui ils veulent, dans les limites d'une liste autorisée. Ces communications sont naturellement écoutées, mais, d'une part, ces écoutes ne sauraient être exhaustives et, d'autre part, il est facile pour les détenus de parler de façon codée pour ne pas être compris. Les contrôles de téléphones fixes me paraissent donc sans portée réelle. Le jour venu, il faudra donc autoriser les téléphones portables en détention.

Il y a quelques semaines, une mutinerie grave éclatait au centre de détention d'Argentan : une coursive d'une trentaine de cellules s'est soulevée alors que, la veille, avait eu lieu une fouille générale au cours de laquelle on avait saisi une vingtaine de téléphones portables. Ce centre de détention se trouve à 10 kilomètres du centre-ville ; le taxi aller-retour coûte 20 euros. Dans ces conditions, bien des familles ne peuvent pas s'y rendre. Les personnes détenues à Argentan ne peuvent donc rompre leur isolement qu'au moyen du téléphone et je suis convaincu qu'il existe un lien direct entre la saisie des portables et la mutinerie du lendemain. Les personnels pénitentiaires interrogés estiment que, si les détenus avaient le droit de posséder un téléphone portable, cela ne changerait rien à la sécurité tout en contribuant à apaiser la situation, puisque les personnes pourraient converser librement avec leur famille.

À l'heure actuelle, les téléphones portables que l'on saisit ne font l'objet d'aucune enquête de police. Ainsi, les 900 portables saisis chaque année à la prison des Baumettes, à Marseille, finissent dans des sacs plastiques au bureau de la directrice ; au bout de quelques mois, si la police ne les réclame pas, ils sont tout simplement détruits ; on ne regarde jamais les cartes SIM pour identifier les personnes appelées. En matière de sécurité, il faut concilier les exigences et les moyens dont on dispose. Plutôt que de confisquer les portables sans disposer de moyens de les contrôler, il serait bien plus efficace de les autoriser tout en contrôlant systématiquement, à l'improviste, les appels passés. J'espère qu'un groupe de réflexion sur cette question sera constitué à bref délai, car l'apaisement que pourrait procurer cette mesure l'emporte de loin sur les risques nouveaux qu'elle pourrait entraîner.

J'ai déjà évoqué le problème de l'accès au droit des détenus en parlant de l'impossibilité de recourir à des moyens légaux de protestation sans risque de menaces ou de représailles. Cela dit, depuis vingt ans, l'accès au droit en détention a connu de grands progrès. Ainsi, grâce aux conseils départementaux d'accès au droit, chaque établissement est désormais doté d'un point d'accès au droit (PAD). Les avocats investissent les lieux de détention et interviennent auprès de quelque deux tiers des personnes déférées devant le prétoire – la commission de discipline de l'établissement. Depuis 2005, les délégués du Médiateur sont également présents. Ces avancées connaissent des limites : les PAD ne peuvent pas traiter des affaires pénales des détenus ; les avocats ne viennent que pour les affaires disciplinaires, et dans des conditions qui leur font mal connaître la détention. Si des progrès restent à faire, on ne saurait pourtant sous-estimer la principale avancée : le fait que l'on considère désormais normal qu'un détenu ait recours à un tiers pour l'aider.

Madame Lemaire, sans revenir sur le courrier et le téléphone – très surveillés –, je souhaite que les détenus puissent se servir d'Internet, même s'il est naturellement hors de question de leur permettre d'accéder à des sites qui leur donneraient les moyens de se livrer à des activités prohibées. En 2012, j'ai visité une prison de haute sécurité aux États-Unis, pays où l'on conçoit de tels lieux avec le plus grand sérieux : j'y ai vu une salle commune où se trouvait une table ronde munie de six claviers, les détenus étant libres de communiquer à volonté par messages avec leur famille. Je suis convaincu que les problèmes posés par la messagerie sont de même nature que ceux posés par le courrier. Rien n'interdit, techniquement, que le vaguemestre contrôle les échanges de messages électroniques. L'introduction de ce type de communication avec les familles constituerait un facteur d'apaisement considérable, sans aucun risque en matière de sécurité. Je souhaite donc vivement que les pouvoirs publics réagissent à bref délai à cette proposition.

Monsieur le président, à mes yeux, le délit d'entrave constitue plutôt un avantage. Comme la bombe nucléaire, il représente un instrument de dissuasion, et nous n'aurons sans doute pas besoin d'y recourir pour amener les personnes concernées – qui doivent rester raisonnables – à nous communiquer les documents auxquels la loi nous donne accès.

Pour conclure, j'aimerais que les forces de sécurité de ce pays aient un rapport simple et clair avec la loi.

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