Intervention de Nicole Vilboux

Réunion du 11 février 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicole Vilboux, chercheur associé à la FRS :

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, le nucléaire occupe dans la stratégie de défense américaine une place de plus en plus réduite, dans la mesure où les capacités pléthoriques et la doctrine de « destruction mutuelle assurée » qu'elles supportaient ne correspondent plus à la réalité des problèmes de sécurité identifiés par Washington. Durant la dernière décennie, le terrorisme et la prolifération nucléaire sont devenus les menaces principales, même si la confrontation avec une puissance majeure, par exemple la Chine, reste un déterminant de la stratégie militaire. Face aux nouveaux dangers, l'utilité du nucléaire est loin d'avoir totalement disparu, mais elle a changé de forme ou est passée au second plan.

Depuis 2000, en dépit des différences entre les rhétoriques propres à chaque administration, la stratégie militaire américaine a évolué dans des directions constantes : révision de la conception de la dissuasion, dont le nucléaire n'est plus qu'un élément, associé aux forces classiques et aux défenses antimissile ; diminution progressive de l'arsenal stratégique américain négocié avec le partenaireadversaire russe ; entretien de forces nucléaires adaptées, sûres et efficaces, ce qui implique des efforts pour moderniser l'arsenal.

La stratégie américaine tend vers une « dénucléarisation » de la dissuasion. Depuis le début du siècle, elle a fait l'objet de deux grandes révisions, l'une en 2001, l'autre en 2010, chacune explicitée dans une Nuclear Posture Review. Ces documents, qui ne sont pas publics mais dont on connaît les grandes lignes, donnent idée de l'importance que les États-Unis accordent au nucléaire. Dans celui de 2001, il était simplement question de réduire la dépendance américaine à l'égard des armes nucléaires. Dans celui de 2010, le premier objectif est de prévenir la prolifération et le terrorisme nucléaires, le second de réduire le rôle des armes nucléaires dans la stratégie américaine. Le maintien de la dissuasion et de la stabilité stratégique à des niveaux de forces réduits n'apparaît qu'en troisième position.

Cette stratégie est conforme aux orientations définies par le Président Obama dès son élection et qui consistent, pour les résumer, à oeuvrer pour le désarmement nucléaire au niveau mondial. À cet égard, Barack Obama reprend les thèses du courant favorable à l'arms control et aux réductions drastiques de l'arsenal nucléaire. Aux États-Unis, certains considèrent en effet que la sécurité du pays sera plus grande dans un monde sans arme nucléaire, ce qui suppose que tous les efforts américains doivent tendre à réduire les arsenaux. Cependant, le président Obama n'envisage pas qu'on puisse atteindre le global zero sous son mandat ni même au cours des années suivantes. D'aucuns tiennent même cette perspective pour utopique. En attendant, le pays maintient, comme le réaffirme la dernière directive sur la stratégie nucléaire de juin 2013 une capacité de « dissuasion crédible, capable de convaincre tout adversaire potentiel » des conséquences désastreuses qu'aurait une atteinte contre eux ou leurs « alliés et partenaires ».

Cette dernière expression renvoie à une particularité de la dissuasion américaine : non seulement celle-ci protège les intérêts nationaux vitaux, mais elle a aussi une fonction d'assurance à l'égard des alliés. En ce sens, le maintien du parapluie nucléaire est important : il incarne l'engagement des États-Unis envers leurs alliés et évite que certains d'entre eux ne cherchent à assurer seuls leur sécurité en développant des capacités nucléaires propres.

Bien que la dissuasion nucléaire demeure indispensable, son périmètre d'action s'est réduit de deux manières depuis 2001.

Tout d'abord, pour tenir compte de la plus grande diversité des menaces, l'administration Bush avait associé dans ce qu'on a appelé la « nouvelle triade » les forces nucléaires, les systèmes de défense antimissile et les instruments d'attaque conventionnels, ou systèmes d'attaque de précision à longue portée. L'administration Obama a confirmé le rôle de plus en plus important de ces moyens, en particulier pour la dissuasion régionale couvrant alliés et partenaires.

Mais, si le seuil du recours à l'arme atomique tend à s'élever, le nombre de situations dans lesquelles celui-ci est concevable, lui, se réduit. Selon le dernier document stratégique, il ne serait envisagé que dans « des circonstances extrêmes pour défendre les intérêts vitaux ». Le document réaffirme par ailleurs les garanties négatives données par les États-Unis dès 2010 : ne seraient pas menacés de représailles nucléaires les États non nucléaires, membres du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et respectant leurs obligations. Cette assurance laisse toutefois de côté les pays traditionnellement visés que sont la Russie et la Chine, avec lesquels il s'agit de maintenir une stabilité stratégique, ainsi que les pays dits « proliférants », plus préoccupants aujourd'hui, qui sont pris en compte dans les plans de frappes nucléaires depuis 2003.

Sur ces fondements, on peut dire que, même si elle n'a pas été reformulée, la doctrine nucléaire américaine est passée d'une logique de punition, sous forme de représailles massives, à une logique d'interdiction, soit par la défense, soit par le déni de victoire à un adversaire éventuel. Cette évolution se traduit par l'abandon des plans de frappe anti-cités, qui n'ont jamais été bien acceptés aux États-Unis, au profit d'une stratégie contre-forces. C'est du moins ce qu'affirme le dernier document stratégique daté de juin 2013. Si elle ne requiert plus l'entretien de gros volumes de forces nucléaires, la nouvelle stratégie justifie toutefois un effort de modernisation, afin que l'arsenal reste fiable.

Les forces nucléaires ont constamment diminué depuis 1990. Cette année-là, les États-Unis disposaient de plus de 12 000 têtes nucléaires embarquées sur 1 875 vecteurs stratégiques. Aujourd'hui, l'arsenal global est évalué à 4 650 têtes nucléaires en service, dont 1 688 charges opérationnelles embarquées sur 809 vecteurs déployés. Ces forces représentent la partie de l'arsenal immédiatement disponible pour assurer la dissuasion, sachant qu'il existe des forces supplémentaires en réserve.

La réduction de l'arsenal s'est effectuée à travers une succession d'accords, dont le dernier, l'accord New START (Strategic Arms Reduction Treaty), négocié par l'administration Obama avec la Russie, fixe pour 2018 les plafonds à 1 550 charges nucléaires stratégiques opérationnelles pour les États-Unis comme pour la Russie. On atteindra ainsi les plafonds qu'envisageaient les experts américains il y a une dizaine d'années, mais l'administration Obama a d'ores et déjà annoncé sa volonté de poursuivre les réductions, en proposant à la Russie de diminuer encore d'un tiers les armes stratégiques opérationnelles. Cet objectif ne l'empêche pas d'affirmer sa volonté de maintenir les forces restantes en condition, voire de moderniser l'arsenal.

L'administration Obama a confirmé la préservation des trois composantes de la triade nucléaire, alors que de nombreux experts préconisent l'abandon d'un ou deux piliers. Les forces nucléaires stratégiques sont toujours constituées d'une composante terrestre qui réunit 450 missiles intercontinentaux, d'une composante navale constituée de quatorze sous-marins et d'une composante aérienne de quelque soixante bombardiers B-2 et B-52.

L'administration s'est engagée à moderniser ou à remplacer des systèmes qui vont arriver en fin de service. Sous-marins, bombardiers à long rayon d'action ou missiles devraient être remplacés avant 2030. Parallèlement, il existe des programmes pour maintenir en condition les systèmes existants et pour modifier les charges nucléaires. Ce dernier point est le plus controversé dans le débat stratégique américain mais, si les États-Unis se sont officiellement engagés à ne pas créer de nouvelles charges nucléaires, cela ne les empêche pas d'améliorer les têtes nucléaires existantes, notamment la précision de certaines bombes.

Pour les dix prochaines années, le coût de l'entretien et de la modernisation de la triade devrait atteindre environ 150 milliards de dollars, mais il pèsera surtout sur les deux décennies suivantes, qui verront le remplacement des vecteurs. Selon certains experts, il faudra accepter alors des efforts budgétaires aussi importants que ceux qui avaient été consentis pendant les années Reagan, alors même que le budget de la défense subit les coupes liées à la réduction du déficit fédéral. Mais le Congrès, surtout quand il est dominé par les républicains, semble décidé à sanctuariser les crédits destinés au nucléaire.

Il est vrai que le coût de celui-ci reste modeste dans le budget de la défense, comme l'a rappelé en juillet 2013 le numéro deux du Pentagone : 16 milliards de dollars par an dans un budget de 544 milliards. Pour beaucoup de conservateurs du courant républicain, ces dépenses ne suffisent pas pour maintenir un arsenal dans de bonnes conditions ni pour suivre les modernisations intervenant en Chine ou en Russie. Les partisans d'un effort supplémentaire tirent d'ailleurs argument des scandales récents liés à la découverte de tricheries dans l'évaluation des responsables de la force de missile balistique. Ils y voient une perte d'expertise et de professionnalisme au sein des forces nucléaires américaines, liée à la dévalorisation de leur mission.

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