Intervention de Valérie Niquet

Réunion du 11 février 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Valérie Niquet, maître de recherche à la FRS :

Le problème se pose très différemment en Chine, où ni l'importance de l'arme nucléaire ni la légitimité de la dissuasion ne font débat. Depuis les années soixante, au cours desquelles les Chinois ont fait exploser leur première bombe, on assiste au développement méthodique et régulier des capacités, la modernisation de l'arme nucléaire et des missiles n'ayant jamais été remise en cause, même pendant la Révolution culturelle.

Pour Pékin, l'arme nucléaire est la pièce maîtresse d'une stratégie qui, au-delà de la simple dissuasion, relève autant de l'interdiction que de la coercition. La position de la Chine est à mi-chemin entre celle des grandes puissances nucléaires et celle des États nucléaires non officiels – États « voyous » ou « parias » –, qui considèrent cet armement comme la seule garantie de survie pour leur régime : les Chinois soulignent volontiers que les États-Unis n'auraient jamais attaqué l'Irak si celui-ci avait, comme la Corée du Nord, possédé l'arme nucléaire.

Leur doctrine nucléaire officielle s'inscrit dans une posture générale de politique de défense pacifique, exclusivement défensive, que rappellent Livres blancs et discours officiels. La doctrine du non-usage en premier permet à la Chine de revendiquer, notamment vis-à-vis des États qui ne possèdent pas l'arme nucléaire, sa différence par rapport aux autres grandes puissances nucléaires, tout en compensant son refus d'intégrer les négociations de réduction des armements, qui impliquent les États-Unis et la Russie.

On peut s'interroger sur la mise en oeuvre par la Chine du concept de dissuasion minimum et sur l'adéquation de celui-ci aux capacités nucléaires supposées du pays. L'objectif officiel de Pékin est de se doter d'une force de dissuasion lean and effective – réduite mais efficace – et de développer des capacités plus crédibles en termes de sûreté, de fiabilité, d'efficacité et de capacité de survie. Pour répondre au déploiement des systèmes de défense antimissile, notamment par les États-Unis, la Chine insiste sur la nécessité de faire monter son arsenal en puissance mais, en même temps, elle ne souhaite pas être entraînée dans une course aux armements de type soviétique. Aujourd'hui, semble-t-il, elle cherche donc davantage à améliorer la qualité de ses missiles qu'à augmenter le nombre de ses têtes nucléaires.

Il est difficile d'évaluer l'arsenal chinois, le pays refusant la transparence afin de compenser sa faiblesse par une certaine ambiguïté. Les estimations occidentales varient de 200 têtes nucléaires à plusieurs milliers, même si cette dernière évaluation est souvent qualifiée de fantaisiste. Le chiffre le plus couramment avancé est celui de 200 à 400 têtes, ce qui ferait déjà de la Chine une puissance non négligeable. Au cours des années quatre-vingt-dix, elle aurait accompli des progrès en matière de miniaturisation, soit dans une optique de mirvage, qui n'est pas confirmée, soit pour développer des armes de précision.

Le pays a mis l'accent sur les vecteurs, en liaison avec un programme spatial développé. En théorie, il possède les trois composantes de la dissuasion et poursuit son effort pour améliorer la qualité de ses missiles en généralisant l'utilisation des combustibles solides et la mobilité. Il entend ainsi accroître les chances de survie et la crédibilité de sa capacité de dissuasion et de coercition.

La composante terrestre s'améliore. Les seuls missiles capables de toucher le continent américain sont les DF-5, mais ceux-ci fonctionnent au carburant liquide et sont déployés dans des silos. De ce fait, ils sont plus vulnérables que des missiles à carburant solide et mobiles, qu'elle a également développés, tels les DF-31, dont la portée est toutefois limitée à 7 000 kilomètres, ou les DF-21, missiles intermédiaires qui couvrent tout l'environnement régional de la Chine, y compris les bases américaines du Japon et de la Corée du Sud.

En ce qui concerne la composante navale, la Chine paraît toujours être dans l'impasse. Il semble qu'elle ait possédé deux sous-marins nucléaires lanceurs d'engins Xia, équipés de missiles, dont l'un aurait coulé et l'autre n'aurait jamais navigué. Dans les années 2000, elle s'est dotée d'un sous-marin T094, équipé de missiles d'une portée de 8 000 kilomètres mais, en dépit de plusieurs essais, notamment en 2012 et 2013, la composante sous-marine n'est pas véritablement opérationnelle.

En ce qui concerne la composante aérienne, la Chine possède une vingtaine de bombardiers de type Tupolev, d'une portée de 3 000 kilomètres, dont l'efficacité est limitée dans le contexte actuel. Elle est également dotée de missiles de croisière air-air, dont les États-Unis considèrent qu'ils sont potentiellement nucléaires. La presse américaine mentionne souvent des projets chinois, dont on ignore s'ils seront bientôt opérationnels. La question du mirvage n'est pas résolue. Le missile anti-navire DF-21D, présenté comme conventionnel, serait potentiellement nucléaire. Selon des sources américaines, la Chine aurait procédé en janvier à l'essai d'un missile hypersonique, d'une vitesse potentielle de Mach 10, avec capacité d'emport d'une tête conventionnelle ou nucléaire. Ce missile serait destiné à passer au travers des défenses antimissile des États-Unis.

En dépit des progrès accomplis, les limites de la dissuasion chinoise restent donc réelles, notamment en ce qui concerne la capacité intercontinentale et la composante navale, à quoi s'ajoute le caractère obsolète de la composante aérienne. Certaines difficultés sont techniques ; d'autres tiennent au contrôle de la chaîne de commandement. Tant que celle-ci n'est pas totalement fiable, la Chine ne semble pas prête à laisser aller à la mer un bâtiment armé. Or la direction chinoise devient de plus en plus est collégiale : même Xi Jinping n'est pas seul à décider. En période de crise, la prise de décision et le système de gestion de la Chine n'auraient donc pas l'efficacité qu'on peut attendre d'un régime aussi puissant.

Le concept chinois de dissuasion est ambigu : en effet, le mot weishe signifie à la fois « en imposer », « faire trembler de crainte » et « contraindre par la force ou la menace ». Grâce au nucléaire, le pays entend donc interdire, mais aussi exercer des pressions et, même avec des moyens limités, obtenir d'autres États des décisions favorables à ses intérêts. Ainsi, il y a quelques années, Sha Zukang, qui représentait la Chine à la Commission du désarmement, a demandé si, dans un régime démocratique, la présidence des États-Unis pouvait risquer de perdre San Francisco pour défendre Taiwan.

Même si, pour des raisons politiques, le principe du non-usage en premier de l'arme nucléaire n'est pas remis en question, il fait l'objet d'un débat en Chine, depuis le début des années 2000, compte tenu du développement des capacités conventionnelles aux États-Unis. Certains analystes américains considèrent que, paradoxalement, la révision de la posture nucléaire, qui vise à relativiser le poids des armes nucléaires dans la défense américaine en s'appuyant sur les forces conventionnelles, pourrait pousser la Chine à envisager l'usage de l'arme nucléaire en premier, ce qu'elle n'a jamais fait jusqu'à présent pour des raisons morales et idéologiques. En 2013, le Livre blanc chinois de la défense, tout en continuant d'insister sur le principe de défense active, citait la phrase de Mao : « Nous n'attaquerons pas si nous ne sommes pas attaqués, mais nous le ferons sûrement si nous le sommes. » Cela étant, la Chine, qui renforce sa capacité de dissuasion dans un contexte stratégique difficile, éprouve le besoin d'accroître sa marge de manoeuvre face aux États-Unis, qui opèrent un rééquilibrage stratégique vers l'Asie.

Je terminerai en soulignant plusieurs problèmes. La non-coïncidence des cultures stratégiques peut entraîner des divergences entre l'Occident et la Chine, à propos de la notion de dissuasion ou de prise en risque. La volonté de tester l'adversaire, fréquente chez les stratèges chinois – on le voit dans la mer de Chine du sud ou face au Japon –, risque d'induire des erreurs de calcul dramatiques.

Le flou dans l'organisation des forces nucléaires chinoises peut également entraîner des erreurs de calcul. Les forces nucléaires de la Chine sont pour l'essentiel regroupées au sein du deuxième corps d'artillerie, qui réunit sans distinction très nette les composantes nucléaire et conventionnelle. Dès lors, si les États-Unis voyaient arriver au-dessus de leur porte-avions un missile DF-21 supposé conventionnel, leur réaction pourrait dépasser celle qu'attendent les Chinois.

Un autre problème tient à la non-adéquation entre la doctrine officielle de la Chine et ses capacités réelles, fort peu transparentes. Un autre encore concerne l'intégration de la Chine aux négociations multilatérales sur le contrôle des armements. La Chine, qui met en avant la faiblesse de son arsenal, a considérablement développé ses capacités d'emport, notamment pour les portées intermédiaires, ce qui va à l'inverse de l'évolution constatée aux États-Unis et en Russie.

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