Intervention de Arnaud Kalika

Réunion du 11 février 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Arnaud Kalika, directeur de recherche de l'université Paris II :

Pour évaluer la politique russe dans ce qu'elle a de plus stratégique – ce qui tient au nucléaire militaire –, il faut distinguer le voyant du visible et éviter de s'en tenir à une simple « capture d'écran ». En effet, l'énigme russe si souvent évoquée, de Churchill à Kissinger, n'en est une que si l'on en reste aux apparences. Je me concentrerai ici sur l'examen des textes et discours officiels, car, en Russie, tout ce qui est écrit ou exprimé publiquement en matière de politique extérieure et de défense est en général scrupuleusement appliqué.

Si l'armement stratégique de la Russie, deuxième puissance nucléaire au monde, est et restera longtemps une source de préoccupation pour ses voisins comme pour elle-même, c'est moins en raison du nombre de têtes nucléaires que de son concept d'emploi : contrairement à leurs homologues américains et chinois, les stratèges et officiers soviétiques ont toujours considéré la composante stratégique en premier lieu comme une composante d'emploi.

Dans ses représentations politiques, le Kremlin associe le nucléaire militaire au rang international du pays. C'est du moins ce qui ressort de la doctrine militaire, dont une partie reste toutefois classifiée. L'armement stratégique, tel qu'il est décrit dans les textes, participe à une double dissuasion. La première est la dissuasion nucléaire classique, caractérisée par la sanctuarisation d'un territoire de 17 millions de kilomètres carrés, soit trente fois celui de la France, et par l'option d'un emploi en premier en fonction des circonstances et de la prégnance de la menace. La seconde est la dissuasion de niveau tactique et opératif, qui découle d'une doctrine d'emploi, sur un théâtre d'opération, de l'armement nucléaire au même titre que de l'armement conventionnel. En ce sens, la doctrine d'emploi du nucléaire militaire se situe dans le prolongement intellectuel des travaux de nombreux penseurs militaires de la période soviétique qui, comme Sokolovski, ont développé une approche d'impérialisme défensif, légitimant l'attaque en premier et la protection dans la profondeur du territoire.

Le sujet, si l'on regarde les textes de plus près, fait l'objet d'un nouveau positionnement. Officiellement, la doctrine du nucléaire militaire est défensive et s'articule autour de trois piliers : souveraineté, intégrité territoriale et inviolabilité des frontières. En Russie, le rapport entre territoire et survie du peuple est inversé : c'est l'immensité du territoire qui protège ceux qui l'habitent. L'inviolabilité et l'intangibilité des frontières constituent donc des principes non négociables, même s'il faut employer le nucléaire en premier pour les défendre.

L'arme nucléaire apparaît dans la doctrine comme le facteur clé, voire exclusif, de la prévention globale des conflits et, en cas de conflit déclaré, une ascension aux extrêmes peut conduire, en fonction des circonstances et en cas de menace sur les intérêts vitaux de l'État, à l'emploi du nucléaire, a fortiori si l'adversaire dispose lui-même de cette arme. L'emploi en premier n'est donc, dans la doctrine, ni improbable ni impossible. Le Président Poutine est constitutionnellement le seul à même de déclencher le feu nucléaire – une décision collégiale est donc exclue en Russie.

Au sein de la doctrine, le nucléaire militaire apparaît dans la définition du conflit régional où les deux belligérants emploieraient à la fois des moyens conventionnels et nucléaires, dans les trois dimensions. Au chapitre des menaces militaires à prévenir viennent d'abord l'élargissement de l'OTAN et le déploiement d'infrastructures otaniennes, voire américaines, aux frontières de la Russie. On comprend que le nucléaire protégera contre la défense antimissile, actuellement en phase de déploiement, et contre les systèmes conventionnels intercontinentaux en devenir, comme le système américain Prompt Global Strike. La prolifération d'armes de destruction massive est également définie comme une menace, de même que le terrorisme international que, d'après la doctrine, le nucléaire permettrait de prévenir.

Moins connue mais érigée en danger potentiel pour l'intégrité de la Fédération, le menace compromettant la survie de la « maison nucléaire » est expressément abordée par la doctrine, avec la nécessité de protéger chaque échelon, chaque rouage de la dissuasion : la chaîne nucléaire stratégique, l'alerte avancée, le stockage des ogives, ainsi que le contrôle et la protection de l'ensemble des infrastructures nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC). D'où l'exigence d'une politique garantissant le maintien en condition de l'ensemble des unités et celle d'une nouvelle stratégie des moyens à l'horizon de 2020. La Russie se situe dans une logique, non de coupes claires, mais de transformation et de renouvellement des moyens. Ce n'est donc pas un hasard si le budget de la défense va passer de 48 à 79 milliards d'euros entre 2013 et 2016. À cette date, tous les moyens seront renouvelés, y compris dans le complexe militaro-industriel.

Après la promulgation de sa doctrine, en 2010, le Kremlin s'est immédiatement doté d'une stratégie des moyens précise. Le ministre de la défense, le général Sergueï Choïgou, a indiqué en décembre 2013 que les forces nucléaires russes avaient été rééquipées à plus de 45 %, l'armée de terre à 21 %, l'armée de l'air à 42 %, la marine à 52 % et les troupes de défense aérospatiale à 62 %.

Ne croyez pas que le texte promulguant cette doctrine militaire ne soit qu'un texte parmi d'autres. Il a déjà connu plusieurs applications au travers d'exercices interarmées : ainsi, en 2009, la Russie et la Biélorussie ont conduit conjointement, à la frontière de la Pologne, sous le nom de Zapad, de grandes manoeuvres militaires conclues par la simulation d'une frappe nucléaire à partir de la composante aéroportée. Je pense personnellement que Vladimir Poutine n'aurait aucun scrupule à appuyer sur le bouton si une telle option se présentait à lui. Le Président russe, à l'instar de son peuple, cultive une conception nietzschéenne de la liberté : la liberté de ne pas avoir le choix. Pour les Russes, la liberté est le fait de savoir que je n'ai pas d'autre choix que celui qui s'impose à moi.

Quelques mois avant la publication de la doctrine de 2010, le Président a d'ailleurs déclaré que l'arme nucléaire pouvait servir à des frappes préventives contre des ennemis potentiels. Il n'hésiterait pas à déclencher le feu. Mais où sont les ennemis du Kremlin ? Parle-t-on de l'ennemi intérieur ou des abcès traditionnels que sont les États-Unis, l'OTAN, la Chine ou le terrorisme international ? À bien examiner l'ensemble des discours et des textes, l'ennemi est tout cela à la fois.

Alors qu'en Occident les administrations se complaisent dans l'angélisme confortable qui consiste à croire que la menace majeure aurait disparu, l'Occident n'est pas perçu, au Kremlin, comme un allié de confiance. Le Président Poutine et les membres de son équipe l'ont souvent rappelé : ils ne sont pas certains de l'avenir de l'Europe et entendent se prémunir contre sa chute. C'est ainsi qu'il faut comprendre le déploiement du parapluie nucléaire jusqu'à Kaliningrad. Quant aux États-Unis, chacun sait que la Maison Blanche préfère une Russie faible à une Russie forte, en conséquence de quoi, malgré la diplomatie cosmétique des traités START, le pouvoir russe n'est pas prêt à céder du terrain sur son arsenal nucléaire. Loin d'abandonner jamais son statut de puissance nucléaire, il s'efforcera de le consolider.

Depuis 1999, date à laquelle Boris Eltsine a nommé son dauphin Vladimir Poutine au poste de Premier ministre, l'élite au pouvoir a toujours considéré le nucléaire militaire comme un facteur de puissance, comme la garantie de se faire respecter sur la scène internationale. Poutine entend bien préserver ce statut. C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre la réforme des forces armées et des forces nucléaires stratégiques (RVSN). Longtemps présentée comme un serpent de mer dans une Russie qui tombait, cette réforme a été imposée en 2008 au lobby militaire par l'ancien ministre Serdioukov. Celui-ci aura été, de toute l'ère Poutine, le seul ministre civil chargé de la défense en Russie – l'actuel ministre, Sergueï Choïgou, est un général d'armée et le prédécesseur de Serdioukov, Sergueï Ivanov, était un général des services de renseignement extérieur.

La réforme comportait notamment la réduction des effectifs à un peu moins d'un million d'hommes, ce qui reste important, le renouvellement de 70 % des matériels militaires conventionnels avant 2020, le renouvellement des forces nucléaires stratégiques, l'optimisation des systèmes d'alerte avancée, auxquels sont couplés la couverture satellitaire et le déclenchement des systèmes de vecteurs nucléaires, ainsi que la création de quatre commandements opérativo-stratégiques et d'une chaîne de commandement unique pour les forces nucléaires et spatiales. Les forces stratégiques ont également été renouvelées dans les trois dimensions.

Les sources et les statistiques étant sujettes à caution, il est difficile d'établir une photographie du nucléaire militaire. On doit s'en remettre à des sources américaines, à la presse ou à des think tanks, qui émettent eux-mêmes des doutes sur leurs propres évaluations. Aujourd'hui, les forces nucléaires stratégiques seraient dotées de 300 à 310 missiles équipés de 1 080 ogives, ce qui inclut les SS-18, les SS-19, les rampes mobiles à roues de type Topol et de cinquante à soixante systèmes en silos.

Pour la flotte, la nouvelle stratégie maritime, validée dans le cadre de la nouvelle doctrine militaire, impose le principe de permanence à la mer comme le pivot de la dissuasion nucléaire. La Russie compte dix sous-marins stratégiques, dont sept capables d'emporter des systèmes de type SS-N-18, SS-N-26 et, demain, des systèmes Boulava. Au total, la flotte sous-marine doit pouvoir emporter 400 ogives pour une centaine de vecteurs.

L'aviation stratégique est également modernisée. Elle est actuellement composée d'environ 65 bombardiers Tupolev Tu-160 et Tu-95, avec plusieurs déclinaisons techniques, pour une capacité totale de 200 missiles de croisière.

Enfin, pour ce qui est de la stricte défense, la Russie a modernisé ses outils d'alerte avancée. Trois systèmes sont opérationnels et utilisent une constellation de satellites. La partie radar et déclenchement d'alerte a également été modernisée, grâce à la construction de nouveaux radars, notamment dans la région d'Irkoutsk, l'objectif étant de couvrir l'ensemble du territoire russe.

Réforme des armées, nouvelle stratégie maritime, nouvelle doctrine militaire et, demain, nouveau concept de sécurité nationale et de politique étrangère : on pourrait penser que la Russie se développe sans aucune difficulté. Or elle accuse du retard pour ce qui est de la recherche scientifique dans le domaine du nucléaire civil et dual, secteur capital pour le développement de l'arme nucléaire, comme le montre le nombre de thèses soutenues dans le cadre du Commissariat à l'énergie atomique.

Si l'école russe de physique nucléaire et de mathématique fondamentale reste incontestablement la meilleure au monde, les retards de savoir-faire, notamment par rapport aux ingénieurs américains, sont flagrants dans d'autres branches de la recherche liée au nucléaire. Ce retard est dû non à la fuite des cerveaux, qui n'est qu'un épiphénomène, mais, selon le mot de Jacques Sapir, à la démesure des dirigeants du monde russe, qui ont laissé de côté certains pans de la recherche, perçus comme secondaires il y a vingt ans mais devenus stratégiques depuis.

Pour combler ce retard, le Kremlin sait qu'il a besoin de ses meilleurs ennemis, à commencer par l'Europe. Très intelligemment, la Russie s'intéresse ainsi depuis deux ans au pôle nucléaire de Bourgogne afin de sceller un partenariat scientifique et de rehausser son niveau dans le nucléaire civil.

Pour conclure, je vous invite à vous interroger sur la vision de la France et sur ses choix politiques, en miroir du potentiel nucléaire russe. Dans quelle direction veut-on aller ? Le concept du pouvoir égalisateur de l'atome ne s'applique-t-il plus dans le monde d'après la Guerre froide ? À l'heure où, en France, certains courants dénoncent la démesure de notre panoplie nucléaire, la Russie ne se pose pas la question. Pour Moscou, l'idée selon laquelle il existerait un seuil de dissuasion suffisant est sans fondement et le nucléaire est et restera une arme d'emploi. Poutine comme ses successeurs ne renonceront jamais au statut de deuxième puissance nucléaire au monde. Par un réflexe messianique typiquement russe, ils caressent même l'espoir de prendre la première place, devant les États-Unis.

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