Intervention de grand rabbin Haïm Korsia

Réunion du 12 février 2014 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

grand rabbin Haïm Korsia, aumônier militaire en chef du culte israélite :

Nous sommes très honorés d'être entendus à nouveau par votre commission et d'être associés à votre réflexion sur un sujet très sensible.

La question de la dissuasion est un peu comme la Kabbale : on peut en discuter, mais il s'agit de discussions d'initiés et des discussions excessives risqueraient d'affaiblir la théorie de la dissuasion – on l'a bien vu dans le passé, lorsque d'anciens responsables politiques ont remis en cause leur capacité à utiliser l'arme nucléaire, décrédibilisant tout le système de la dissuasion. Il importe cependant de réfléchir à cette question, afin d'asseoir les fondements moraux de la menace que constitue la dissuasion.

Dans la théorie d'emploi qui prévaut en France, la menace nucléaire, qui fait peur à juste titre, est une réponse à une autre menace, afin de parvenir à une sorte d'équilibre. Or, l'équilibre est à la base du fonctionnement du monde. La Bible, qui interdit clairement toute violence, la légitime cependant en cas de légitime défense. On trouve à cet égard dans le Talmud une phrase emblématique : si quelqu'un se lève pour te tuer, lève-toi et tue-le avant.

Cet acte de violence est l'ultime aboutissement d'une incapacité à parler. Tel est en effet l'extraordinaire enseignement du premier crime de masse : Caïn tue Abel – et avec lui, en toute rigueur statistique, 25 % d'une humanité qui se réduit à Adam et Ève et à leur deux fils –, lorsque les deux frères arrêtent de parler. Comme pour les couples qui viennent nous demander conseil, tant que les frères se disputent, il reste une possibilité d'arranger la situation, mais quand ils ne se parlent plus, il n'y a plus grand-chose à faire. Tant qu'il y a débat, même houleux, il y a possibilité de réconciliation, ou du moins de refraternisation. La dissuasion a forcé les États à mettre en place des systèmes de parole et le fameux « téléphone rouge » a ainsi été mis en place par crainte d'un incident d'incompréhension. La dissuasion force la parole.

Ainsi, la possibilité de légitime défense permet d'éviter la guerre, et la théorie d'emploi de l'arme nucléaire est précisément le non-emploi.

La dissuasion passe par un traité, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), destiné à réduire le risque. Cette perspective témoigne de l'idée qu'existe, au-delà du risque temporaire, un monde idéal – et, de fait, ce qui importe n'est pas tant le monde dans lequel on vit que celui vers lequel on tend. Dans ce monde idéal où le TNP serait appliqué, personne n'aurait plus d'arme nucléaire ou ceux qui la détiendraient seraient assez sages pour en garantir le non-emploi dans n'importe quelles conditions.

La détention de l'arme nucléaire donne, plus qu'une puissance, une responsabilité immense envers le monde. Notre tradition est de défendre non seulement un équilibre, mais aussi des causes : la France a toujours été le pays qui porte les idées de liberté, d'égalité et de fraternité.

Avec les mots de la Bible, cet équilibre cherche à rétablir le shalom, mot dont la racine – tirée de shelem, qui signifie « plénitude » – exprime, outre la paix, une sorte d'équilibre, une forme de compréhension de chacun où chacun apporte ce qu'il est. C'est cet équilibre qui permet à chacun de donner sa part de génie à l'humanité.

Je citerai deux exemples de dissuasion tirés de la Bible – l'un qui a fonctionné, l'autre pas.

Lorsque le prophète Jonas, après maintes aventures, annonce aux habitants de Ninive que, s'ils ne se repentent pas, Dieu les détruira dans quarante jours, la ville se repent. Il y a là, schématiquement, une dissuasion : celui qui menace est crédible, car Jonas vient au nom de Dieu, et les habitants de Ninive et leur roi sont des gens intelligents. La menace du fort – Dieu – à l'intelligent fonctionne.

En revanche, lorsque Moïse, fait devant Pharaon de nombreux miracles, transformant notamment son bâton en un serpent qui dévore celui qu'a fait Pharaon, et le prévient des plaies que subira l'Égypte, comme la transformation des eaux du Nil en sang, Pharaon n'en fait aucun cas : symboliquement, la dissuasion du fort au fou ne fonctionne pas. C'est ce qui se produit lorsque la menace n'est pas adressée à des sages, mais à des États ou à des organisations qui, comme Pharaon, en font peu de cas.

Si donc la question de la dissuasion doit, comme la Kabbale, être discutée entre initiés, le questionnement éthique n'en doit pas moins être permanent et il n'est pas possible de considérer que le débat est tranché une fois pour toutes. Il faut donc réfléchir en permanence, et à tous les niveaux, au concept d'emploi de la force nucléaire. Les ingénieurs et les industriels se sont d'abord orientés vers une diminution du risque en travaillant sur des armes nucléaires susceptibles d'être employées sur le champ de bataille, mais cette théorie d'emploi a été abandonnée, car elle provoquait une gradation qui risquait de ne pas être maîtrisable.

Je terminerai par deux brèves analyses.

Tout d'abord, le nucléaire apporte nécessairement un sentiment de la gravité et de la responsabilité de ce que l'on fait. Toutes proportions gardées, la situation est la même que pour les greffes, à propos desquelles les religions sont également sollicitées : l'idéal serait qu'il y ait beaucoup de greffons pour ceux qui en ont besoin mais, dans un monde sans pénurie, nous banaliserions les greffes. Or, il n'est pas banal d'utiliser une partie du corps de quelqu'un et il faut avoir conscience qu'il s'agit d'un acte « grave » – au sens, non de « mauvais », mais de « sérieux ». Le nucléaire doit rester hors normes et ne doit pas être une arme comme les autres.

C'est ce que montre bien un passage bouleversant de la Bible : lorsque le roi David, après gagné les guerres que Dieu lui a demandé de faire, veut construire le Temple, Dieu lui déclare qu'il ne peut pas le faire, parce que ses mains sont pleines de sang, et lorsque David se plaint d'injustice, parce que c'est Dieu lui-même qui lui a demandé de déclarer ces guerres, Dieu lui répond que c'est ainsi et que, même si David a fait les choix qu'il devait faire, c'est son fils Salomon qui construira le Temple, et pas lui.

On voit ici à quelle difficulté sont confrontés les ingénieurs et les militaires qui, dans les combats classiques comme dans la mise en place de l'armement nucléaire, engagent une part de leur humanité et de leur responsabilité pour que nous soyons en sécurité. Pour que nous puissions, en quelque sorte, construire ce temple, il faut que d'autres affrontent une situation difficile. Il faut donc reconnaître le sacrifice de ceux qui engagent une part de leur responsabilité humaine dans cet outil qui nous permet de vivre sereinement.

Un très beau verset du prophète Isaïe déclare que viendra un temps où les socs de charrue seront faits à partir des armes : « Je prendrai vos épées et vos javelots et nous en ferons des socs de charrue ». Il ne s'agit pas là seulement des objets d'art fabriqués lorsque les Américains et les Russes ont commencé à démanteler leurs arsenaux. Ce verset peut en effet désigner les technologies duales : le civil aussi peut tirer des bénéfices de l'énergie et des efforts de recherche et de développement consacrés à l'arme nucléaire. Ainsi, le développement du nucléaire civil profite de la rigueur même de l'entraînement des militaires qui opèrent l'arme nucléaire – je pense en particulier au raid de 10 000 kilomètres, évoqué par Air Actualités, qui a conduit quatre Rafale de Saint-Dizier à Tombouctou et N'Djamena avec cinq ravitaillements en vol.

Enfin, si le prophète Isaïe affirme que viendra un temps où le loup et l'agneau dormiront ensemble, un grand rabbin du XXe siècle – si je puis dire, et malgré les soucis qu'il connaît aujourd'hui –, Woody Allen, suggère que, le jour où le loup et l'agneau dormiront ensemble, l'agneau ne dormira quand même que d'un oeil. Avoir une vision angélique du monde n'interdit pas pour autant de se prémunir des risques.

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