Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, c’est avant tout en tant que natif du département de la Meuse et en qualité de député de Bar-le-Duc, point de départ de la Voie sacrée, que je viens évoquer aujourd’hui cette proposition de loi visant à affirmer le caractère intangible de l’appellation « Voie Sacrée nationale ».
Pour commencer, je ferai quelques rappels relatifs aux différentes dénominations de cette voie qui n’ont cessé d’évoluer tant pour des raisons historiques qu’administratives. Évoquons en premier lieu les événements historiques : cette départementale, que l’on désignait simplement, à l’origine par l’expression « la route » s’est fait au cours de la Grande Guerre sa propre renommée. Reliant Bar-le-Duc à Verdun, longue de 75 kilomètres, elle fut en effet l’axe stratégique de la bataille de Verdun, l’axe qui permit aux troupes et aux munitions de circuler sans interruption malgré le feu soutenu de l’ennemi et qui transforma Bar-le-Duc en base arrière accueillant les blessés du front. C’est en avril 1916 que Maurice Barrès, enfant de Lorraine, lui donna le nom de « Voie sacrée » en référence à la Via Sacra romaine qui traversait le Forum Romanum d’est en ouest. Et le 21 août 1922 le Président de la République Raymond Poincaré inaugura, à Bar-le-Duc, la première borne portant l’inscription « Voie sacrée ». Je m’y suis d’ailleurs rendu avant-hier pour relire toutes les inscriptions y figurant.
Évoquons à présent les différents aléas administratifs : classée route nationale en décembre 1923, elle est alors dénommée « RN 35 », route nationale 35, jusqu’en 2006 date à laquelle, à la suite du déclassement de la majorité des routes nationales en routes départementales, elle fut rebaptisée RD 1916, route départementale 1916.
Cependant, afin de combler la perte du terme « nationale », un arrêté du 15 février 2007 réaffirma son nom de « Voie sacrée nationale ». De ce déclassement découle tout le débat qui nous réunit aujourd’hui. Nous comprenons l’émoi suscité, compte tenu du symbole historique de cette route chargée d’histoire passant du giron de l’État à celui du département. En effet, si ce qualificatif de « nationale » ne se justifiait aucunement en termes de trafic, il permettait cependant de répondre à un devoir de mémoire.
Dès lors l’initiative de nos collègues UMP, avec cette proposition de loi, n’est pas totalement dénuée de fondement, en ce sens qu’elle conduit à réfléchir à une nouvelle dénomination de cette route, rappelant l’attachement de la nation à la Voie sacrée. Cependant, ayant de mon côté interrogé beaucoup d’anciens combattants, ces derniers jours notamment, je sais qu’autant ils peuvent regretter ce déclassement et la perte de l’expression « Route nationale », autant ils sont hésitants voire pour certains d’entre eux opposés à l’inscription d’une nouvelle dénomination « Voie sacrée nationale » qui, à leurs yeux, n’a pas de sens car elle ne trouve aucun écho dans la mémoire collective.
Comment d’ailleurs les Meusiens eux-mêmes dénomment-ils cette voie ? Tous l’appellent depuis toujours la « Voie Sacrée ». De même, dans tous les livres d’histoire et à travers le monde on ne parle jamais de « Voie sacrée nationale » mais bien de « Voie sacrée ». Effectuant il y a quelques années un déplacement à Washington, j’avais pu constater lors de ma visite du musée de l’Air que c’était bien le terme de « Voie sacrée » qui était inscrit sur une carte consacrée à la libération de Saint-Mihiel.
Dès lors, l’idéal aurait sans doute été que la voie conserve la dénomination de « Route nationale – Voie sacrée » tout en voyant confier, pourquoi pas, sa gestion au Conseil général de la Meuse. Cela aurait permis de conserver l’appellation originelle tout en tenant compte du fait que le trafic – de 3 000 à 4 000 véhicules par jour – demeurait trop faible pour relever de la gestion de l’État.
Si l’on peut comprendre l’intérêt réel de cette proposition de loi, il faut bien avoir conscience qu’elle risque de nourrir des querelles entre celles et ceux qui restent très attachés à conserver intact le nom de « Voie sacrée », sans ajout, ceux qui pensent qu’il faudrait renforcer cette appellation en faisant référence à une route « nationale » et d’autres, enfin, qui considèrent qu’il faudrait joindre à l’appellation « voie sacrée » le mot « nationale ». J’ajoute que nous sommes au coeur d’un conflit entre l’actuel maire de Verdun et le conseil général de la Meuse, le premier prenant à contre-pied toutes les initiatives menées par le second en matière de tourisme de la mémoire.
Honnêtement, à l’heure où nous nous apprêtons à commémorer le centenaire de la Grande Guerre, nous aurions peut-être pu aborder autrement les vraies questions qui se posent.
C’est ainsi que je souhaitais d’abord relayer le sentiment de beaucoup de Françaises et de Français, mais aussi d’habitants de mon département, passionnés par l’histoire de notre pays et de celle de la première guerre mondiale, en soulignant que cette dimension symbolique nationale de la Voie sacrée restera en tout état de cause indéfectible, « intangible » pour reprendre le terme de cette proposition de loi : elle ne saurait dépendre d’un quelconque ajout du terme « nationale ».
Elle est intangible dans la mémoire de chacun à double titre : d’abord parce que cette route évoque l’héroïsme et le sacrifice de nos ancêtres – les souffrances, la peur, le sang, les larmes ; ensuite parce que cette voie symbolise la force stratégique et la puissance logistique de nos armées qui ont permis le passage de pas moins de 8 000 véhicules par jour, se succédant sans interruption, soit un toutes les quatorze secondes, sur un seul et même axe, une prouesse technique à l’époque. Durant la bataille de Verdun, 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel et de munitions furent transportés chaque semaine sur cet axe !
Dès lors, comment imaginer un instant qu’une route qui fut aussi décisive dans la victoire française pourrait ne plus être intimement et pour toujours rattachée à la nation ? Ce que l’histoire a fait, l’administration ne peut le défaire !
Si ce texte de loi avait prévu de reclasser cette route départementale dans le giron de l’État, ce qui aurait eu un sens, je l’aurais soutenu et me serais mobilisé dans ce sens. Ce n’est pas le cas, même si notre rapporteur – j’ai évoqué ce sujet avec lui – pense que cette discussion pourrait contribuer à rouvrir le débat. Dans ces conditions, il semble hasardeux de légiférer pour ancrer une évidence déjà si bien inscrite dans nos livres d’histoire et dans la mémoire collective. L’histoire se suffit à elle-même.
Alors que nous apprêtons à commémorer le centenaire de la Grande Guerre, plutôt que de nourrir une controverse, nous aurions pu en profiter pour réfléchir à la transmission de la mémoire, laquelle risque de s’étioler après les coups de projecteurs médiatiques de ces cérémonies d’anniversaire. Comment rappeler les faits dignement, sereinement, avec objectivité et constance ? C’est cela qu’attendent nos concitoyens !
Ce travail de mémoire reste aujourd’hui ancré dans nos paysages meusiens : je pense aux cinquante-six bornes qui jalonnent depuis 1922 la Voie sacrée, je pense également au Mémorial de la Voie sacrée sis sur le plateau de Moulin-Brûlé, je pense enfin à tous ces passionnés qui font vivre cette mémoire, à nos porte-drapeaux, toujours présents quel que soit le temps, et à qui je souhaite aujourd’hui rendre un hommage appuyé. Mais pour combien de temps encore cet ancrage dans les mémoires durera-t-il ? Il revient aux responsables politiques que nous sommes, plutôt que de nourrir des débats incompréhensibles, de soutenir l’ensemble de ce travail de mémoire, de faire en sorte que, de génération en génération, le flambeau ne s’éteigne jamais.
Aussi, pour dire les choses franchement, je regrette, tout en reconnaissant l’intérêt de ce débat, que cette proposition de loi passe finalement à côté des enjeux essentiels. Les attentes des associations d’anciens combattants et des forces vives du département de la Meuse que j’ai interrogées me semblent bien éloignées de ce simple enjeu de dénomination. Alors que l’État et les collectivités déploient de nombreux efforts pour commémorer le centenaire de la bataille de Verdun, alors que depuis de nombreuses années on souhaite concrétiser le tourisme de mémoire par l’augmentation de visiteurs français et étrangers, les chiffres parlent hélas d’eux-mêmes : de 500 000 visiteurs sur les lieux de mémoire il y a quelques décennies, on est passé aujourd’hui à moins de 300 000. Combien seront-ils dans dix, vingt ou trente ans ?
Face à un tel constat, vous comprendrez que j’aurais préféré qu’avec les pouvoirs publics et toutes les collectivités locales, nous ayons été en mesure de nous réunir autour un texte de loi définissant des orientations et des moyens pour pérenniser les efforts entrepris sur les territoires qui jouxtent la Voie sacrée plutôt que d’examiner une proposition de loi se contentant d’ajouter le terme « nationale » à l’expression « Voie sacrée ».
Plutôt que de légiférer pour légiférer, je vous invite, mes chers collègues, non seulement à participer aux événements commémoratifs qui vont marquer ce centenaire – certains auront lieu sur notre territoire et j’aurai beaucoup de plaisir à vous y accueillir –, mais surtout à réfléchir à la façon de relayer ces pages capitales d’une histoire dont le caractère intangible n’a jamais et n’aura jamais besoin d’être inscrit dans quelque texte de loi que ce soit. L’histoire ne se fait pas dans la loi, elle se fait sur le terrain, elle parcourt les époques en s’écrivant dans les livres d’histoire et en se transmettant de génération en génération.
Dès lors, sans s’opposer formellement à cette proposition de loi qui part d’une bonne intention, le groupe UDI préfère s’abstenir sur ce texte en attendant qu’il soit retravaillé avec l’ensemble des grandes organisations nationales et locales d’anciens combattants et de victimes de guerre.