Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, mes premiers mots seront pour indiquer qu’il n’y a pas lieu de délibérer. En effet, tous les propos que nous avons entendus, et tout particulièrement les vôtres, monsieur le rapporteur, démontrent que la Voie sacrée est à jamais dans la mémoire universelle, qu’elle est gravée dans le marbre de nos mémoires avec ses deux mots qui recèlent tant de souffrances, mais aussi la capacité de l’homme à aller au-delà de tout en faisant le don de sa vie. Permettez-moi de vous dire combien j’ai apprécié que vous ayez fait référence à Gérard Canini, homme de la Meuse, agrégé d’histoire et surtout chercheur, l’un de ces rares chercheurs qui passait plusieurs jours par semaine à rechercher tel ou tel détail historique, à retracer les souffrances de l’homme, à recenser les moyens mis alors en oeuvre, redécouvrant ainsi la réalité de la bataille devant Verdun.
Oui, c’est bien de ces deux mots, « Voie sacrée », que nous discutons aujourd’hui, par votre souhait, ces deux mots qu’il convient d’appréhender à leur juste valeur, avec leur caractère intangible et surtout universel, du fait de la volonté de l’homme, de la collectivité républicaine, des pays dont les enfants ont apporté, entre 1914 et 1918, leurs compétences et leurs capacités. Vous avez parlé des « jeteurs de pierre » : oui, il y avait des « jeteurs de pierre » et, parmi eux, des nationaux, mais aussi des Chinois, des Vietnamiens. Les peuples d’Afrique, ayant déjà envoyé leurs contingents, ont été peut-être un peu moins présents durant ce difficile hiver, mais ils ont participé à la relève sur la Voie sacrée, organisant la noria des camions et permettant aux Berliet, aux Latil, aux bus d’emmener chaque jour leurs lots d’obus, de mitraille, de ravitaillement, mais aussi d’hommes : 10 000 à 13 000 d’entre eux arrivaient chaque jour à Moulin Brûlé, montant à pied vers le front, dans la nuit et la souffrance, croisant ceux qui revenaient du front, hagards, blessés, ces blessés qu’ils entendaient gémir lorsqu’ils montaient dans les chemins ravinés.
Mais il n’y a pas eu que cette route départementale 166 : il y avait aussi le train, le Varinot – Bertrand Pancher pourrait certainement parler mieux que moi de ces oeuvres voulues par la seule volonté des hommes.
Dans une question d’actualité que j’ai posée début janvier, j’ai demandé au Premier ministre quel rôle devait jouer le Parlement dans la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Monsieur le ministre, vous étiez présent à la réunion organisée hier matin par le président de l’Assemblée nationale sur ce sujet, et je pense que le Sénat procédera de la même façon. En effet, le Parlement ne peut pas être absent de la réflexion sur la responsabilité, sur le respect et sur l’hommage que nous devons à ces combattants de la Première Guerre mondiale, issus non seulement de l’hexagone, mais également d’autres pays – le Président de la République pourrait inviter quatre-vingts chefs d’État si l’on voulait honorer les nations qui, à l’époque, ont mis leurs peuples à contribution ; je reviendrai sur ce point tout à l’heure.
Le 7 novembre 2013, le Président de la République a prononcé un vibrant discours inaugurant les commémorations de la Première Guerre mondiale. Il a alors annoncé toute une série de mesures et d’initiatives qui rythmeront l’année 2014 et qui seront autant de moments de rassemblement dans l’expression du devoir de mémoire. Le Président de la République a ainsi rappelé le sens et l’importance de l’acte même de commémorer le message universel porté par la France qui se rassemble, la victoire de la République et la fraternité des démocraties et des démocrates.
Le député de Verdun que je suis, ville symbole de la Grande Guerre dans la conscience nationale et universelle, tient à rappeler qu’au cinquantième anniversaire de la bataille de Verdun, en juin 1966, le président Charles de Gaulle a paraphé pour la première fois le Livre d’or de la « capitale de la paix », comme l’avait voulu l’un de nos prédécesseurs député-maire de la ville de Verdun. Celle-ci se veut aujourd’hui « capitale mondiale de la paix, des libertés et des droits de l’homme » parce qu’elle était la ville derrière le front, qui apportait la nourriture vers celui-ci, qui abritait le combattant de retour de la zone des combats, et parce que son nom est devenu le symbole universel de l’extrême souffrance et de l’extrême résistance.
Il y a presque un siècle, le colonel Driant a laissé la vie à la tête de ses hommes dans le Bois des Caures, ce parlementaire de Meurthe-et-Moselle, élu de Nancy, qui a sa plaque sur ces bancs. Tous ses compagnons de combat, tous ces hommes ont résisté, après des heures et des heures de bombardement. Peut-être y-a-t-il quelques enseignements à tirer de cette volonté farouche de défendre sa terre et d’empêcher un envahisseur d’y entrer. Mais, de l’autre côté, il y avait aussi une volonté de conquête : Verdun qui, pendant cette guerre, n’a jamais été envahie par les Allemands, était tout de même une ville du Saint Empire romain germanique. Verdun, cela disait quelque chose dans cet immense empire, depuis le démantèlement de l’empire de Charlemagne en 843 !
C’est donc le député de cette ville qui s’adresse aujourd’hui à vous, mes chers collègues, dans cet hémicycle où ont résonné bien des voix : la voix de l’apôtre de la paix, Jean Jaurès, mais aussi la voix de Clemenceau, qui disait « Je ferai la guerre ! ». Certains voulaient la paix, d’autres voulaient la guerre, mais tous sont allés au combat – à l’exception de Jaurès, assassiné en 1914, dont nous honorerons la mémoire dans quelques semaines. Ainsi en a-t-il été d’André Maginot, autre parlementaire meusien et ministre à plusieurs reprises après 1918, qui s’engagea et fut blessé à Maucourt-sur-Orne et dont le nom a été repris de façon symbolique par cette grande fédération qui travaille pour la mémoire et pour le respect de l’histoire.
Nous commémorons cette année le centenaire de 1914, et nous commémorerons également celui de chacune des années suivantes, jusqu’à 1920, année du choix, à la citadelle de Verdun, du soldat inconnu dont le tombeau sous l’Arc de Triomphe abrite une flamme qui, brûlant sans cesse, nous rappelle à notre devoir, celui de transmettre cette mémoire à ceux qui nous suivront.
Si j’ai interpellé M. le Premier ministre, lors des questions d’actualité du 7 janvier 2014, c’était donc pour entendre aussi la présidence de l’Assemblée nationale s’engager à faire participer notre assemblée.
J’avoue, chers collègues, que je ne pensais pas que nous débuterions les commémorations du centenaire par un débat sur la « Voie sacrée nationale », qui, constituée à l’époque de chemins vicinaux, fut dénommée ainsi par la loi à la demande du conseil général en question et grâce à l’action de lobbyistes – pour oser un mot d’aujourd’hui – tels que Maurice Barrès. Le département de la Meuse n’avait en effet absolument pas les moyens de faire face à tous les chantiers : si la ville de Verdun a été reconstruite, c’est grâce aussi aux contributions de la ville de Londres et du Luxembourg. Combien de nations ont ainsi apporté leur contribution ?
Faut-il à cet égard rappeler l’ossuaire de Douaumont, voulu par monseigneur Ginisty, qui a su utiliser son habit de prêtre pour quêter avec audace, avec détermination ? Si ce tombeau majestueux dédié aux soldats qui sont tombés sur le champ de bataille existe aujourd’hui, c’est grâce en effet à la volonté d’un homme.
C’est dans ce mausolée que sont rassemblés tous les ossements humains – quel que soit le côté du front où ils étaient – trouvés sur le carré dit de la zone rouge, ce territoire pourtant pas si énorme mais qui a vu tant d’hommes fauchés. A cet égard, lorsque l’on honore pour la première fois, quatre-vingt-dix-huit ans après, le soldat allemand tombé dans cette zone et que son nom est gravé dans la pierre de l’ossuaire de Douaumont, c’est toute la République qui l’honore.
La mémoire peut être aussi sujette à contentieux, à controverses, et des controverses il y en eut de très célèbres. C’est pourquoi, monsieur le ministre, vous avez raison d’annoncer certains classements parce que, après la souffrance des hommes, il leur faut le mausolée, sachant qu’après que les hommes ont tout donné, il y a toujours de la contestation. Admettre ce qui a été écrit sur la Tranchée des baïonnettes est aussi un élément déterminant pour apprendre à chacune et à chacun d’entre nous que la mémoire peut être sélective, que l’histoire se réécrit dans la meilleure des volontés de celui qui l’écrit, de celui qui la raconte.
C’est pour cela que, revenant au sujet qui nous préoccupe aujourd’hui, cette Voie sacrée empruntée par Maurice Barrès qui redescendait sur Bar-le-Duc après une visite à la Citadelle basse de Verdun, on peut se demander quelle importance cela a-t-il que cette route soit nationale ou pas ? Imagine-t-on que demain la Route Napoléon devienne « Route Napoléon nationale » ou que l’on ajoute ce mot « nationale » à d’autres routes qui ont récupéré leur patronyme d’un homme célèbre ou d’une région ? Vraiment, peu importe que la Voie sacrée soit départementale, nationale ou vicinale. Ce qui compte, c’est qu’elle soit Voie sacrée – tous les intervenants l’ont dit. Conservons donc l’unité de cette Voie sacrée qui allait de Baudonvilliers à Moulin Brûlé, à huit kilomètres de Verdun. J’ai déjà parlé des colonnes montantes vers le front, mais c’est bien à Moulin Brûlé que s’arrêtait la Voie sacrée, souhaitée par Maurice Barrès, voulue par le Parlement et demandée par l’ensemble des anciens combattants survivants qui l’avaient empruntée.
Après la Seconde guerre mondiale, la Nationale 3 – qui n’est d’ailleurs plus nationale aujourd’hui – est devenue la Voie de la liberté, de la Manche jusqu’à Strasbourg, une Voie qui est ainsi venue se mêler à la Voie sacrée. Dois-je d’ailleurs rappeler que la ville de Verdun a contesté, dès les années vingt, le fait que la Voie sacrée s’arrêtât à Moulin Brûlé ? Le maire de l’époque avait en effet exigé du conseil général que cette voie vienne jusqu’à Verdun, c’est-à-dire jusqu’à la citadelle basse, là où s’arrêtaient les camions qui apportaient le ravitaillement. Cela fut refusé. Vous le voyez, les discussions picrocholines que l’on peut avoir en Meuse ne datent pas d’aujourd’hui !
Quant à la bataille « devant » Verdun, comme je l’ai appelée, ce terme même fut l’objet de discussions certains préférant parler de la bataille « de » Verdun, ville de l’arrière, détruite à 95 %, où ne se trouvaient plus, au-delà de la citadelle, que quelques sapeurs-pompiers et quelques civils. Cette ville, parce que la vie l’emporte, a été reconstruite, elle n’est pas restée un sanctuaire. En revanche, dans la zone rouge, instituée par le Parlement, il y a toujours des villages détruits et qui aujourd’hui encore restent inhabités, même si Douaumont, Ornes ont des habitants et si Vaux est redevenue une commune normale, si je puis dire. Ces communes n’ont pas été fusionnées avec d’autres, elles ont conservé leur identité communale et sont administrées par une commission municipale nommée par la préfecture sur avis du conseil général, son président ayant rang de maire. Monsieur le ministre, lorsque vous viendrez sur le champ de bataille, et que vous les saluerez, ces présidents de commission municipale de village détruit seront honorés, fiers, si vous commencez par les appeler « monsieur le maire » : ils sauront que là-bas, à Paris, rue-de-Bellechasse, on se souvient encore de ce que représentent ces villages détruits ! C’est là une mémoire, une mémoire vivante, une mémoire active pour que jamais ne soit oublié le soldat de Verdun, pour que jamais ne s’efface de notre mémoire collective et de notre mémoire individuelle ce que fut la souffrance de ces hommes.
Le langage courant ne tient pas toujours compte de la vérité historique : tout le monde n’entend-il pas par Voie sacrée la route Bar-le-Duc – Verdun ? Simplement, si l’on s’intéresse à l’histoire, on rectifie.
Concernant justement l’histoire, souvenons-nous qu’à travers elle des chefs d’État ont joué en la matière un rôle particulièrement important. On se rappelle que le général de Gaulle et le chancelier Adenauer ont fait en sorte que les nations se réconcilient. C’était le premier couple franco-allemand. Et si Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing ont fait autant pour l’Europe, c’est peut-être que leur amitié et les échanges qu’ils pouvaient avoir transcendaient les courants pour aller de l’avant. L’Europe y a gagné. Enfin, François Mitterrand et Helmut Kohl se sont tenus la main devant l’entrée de l’ossuaire de Douaumont et sont entrés conjointement dans cette galerie où les caveaux sont là pour rappeler les lieux des combats, la dureté de la bataille. Surtout, je le répète, c’est là que reposent ces os mêlés d’Allemands, de Français et de combattants issus de toutes les colonies de l’époque et d’ailleurs. Alors qu’on ne leur avait rien demandé, des combattants volontaires venant d’Amérique du sud sont venus s’engager car la France était en danger. Ils ont emprunté la Voie sacrée. Peut-être sont-ils redescendus de cette Voie sacrée, survivants, à jamais marqués. Que disaient d’ailleurs ces survivants en 1936 devant ce même ossuaire, Allemands et Français réunis, anciens combattants ? « Plus jamais ça ! ».
Quand les troupes nazies sont arrivées à Verdun, en 1940, elles ont défilé devant le monument à la victoire. Quelle revanche elles avaient là ! Pourtant, de 1940 à 1945, il est un mur du souvenir dédié à une religion qui avait été recouvert d’un coffrage de bois. Le chef des armées ennemies l’avait demandé. Il aurait pu le raser, mais il n’a pas voulu y toucher car il était lui-même un ancien combattant de la Première Guerre mondiale et de Verdun.
Ernst Jünger fut invité pour commémorer la bataille de Verdun aux côtés d’un soldat aveugle de guerre à dix-huit ans dans l’Argonne. Les Éparges dont parle Maurice Genevoix, l’Argonne, la bataille de Saint-Mihiel : voilà bien une terre de mémoire, une terre de souffrance !
Monsieur le ministre, je suis persuadé que, après la relève du soldat viendra la relève de la mémoire. Il faudra aussi la relève de ces militants dont parlait mon collègue Bertrand Pancher, ces porte-drapeaux, ces présidents d’association, ces anonymes qui donnent tant de leur temps pour relever un monument, pour conserver un vestige. Or lorsqu’ils disparaissent, c’est une part de mémoire qui peut s’effacer. C’est pourquoi le conseil général de la Meuse a pris en main l’action de la mémoire. Je l’ai approuvée, même du temps de Bertrand Pancher – et nous ne sommes pas sur les mêmes dynamiques politiques –, car nous avons pour notre cité de Verdun, pour notre Voie sacrée, pour notre département de la Meuse, la même ambition, j’allais presque dire le même amour filial et surtout le même devoir. Nous n’avons d’ailleurs que des devoirs et il faudra bien qu’un jour il y ait une forme de charte éthique.
Mes chers collègues de l’ancienne majorité, dois-je vous rappeler que le président Accoyer a présidé à l’époque une grande commission mémorielle qui a auditionné des intellectuels, des chercheurs, des historiens, des écrivains, pour définir le rôle du Parlement en la matière, notre rôle à nous individuellement mais aussi collectivement, et pour savoir ce que l’on pouvait et devait faire pour honorer la mémoire ? À trop légiférer, on légifère mal ; à trop légiférer, surtout dans ce domaine, on peut blesser plus qu’avant encore les hommes.
Ce n’est pas une question de repentance, de pardon. Il y a eu des affrontements, des guerres, chacun aussi a son histoire, la famille comme les peuples. En l’occurrence, on sait à quel point le président Abdoulaye Wade s’est attaché à commémorer la première Journée du tirailleur. C’est devant la gare de Dakar qu’a été érigée la statue représentant les deux combattants, celui de la métropole et celui des pays subsahariens, colonies de l’époque, dont le nom générique de tirailleur sénégalais est resté. J’y étais et comme d’autres, j’ai alors pensé à ceux qui étaient restés sur la terre de Verdun. Mais combien ont pensé à ce qui s’est passé plus tard, lorsque au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que le blanc autochtone avait, lui, touché son pécule, ces tirailleurs qui ne devaient toucher le leur que sur leurs terres natives ne l’ont jamais eu ? Il faut le savoir, l’assumer aujourd’hui. Parce qu’un général a alors été bousculé à Dakar par des tirailleurs, cela a coûté la vie à beaucoup d’entre eux qui pour certains sortaient des camps nazis.
L’histoire d’une guerre, ce n’est pas un chemin semé de pétales, ce n’est pas non plus un amusement, avec de l’électronique et quelques images très aseptisées !