Intervention de Alain Fuchs

Réunion du 19 février 2014 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Alain Fuchs :

On me demande souvent « ce qui change au CNRS », ou « ce qui a changé au CNRS » ces dernières années. Les changements sont vastes, mais je commencerai par dire ce qu'il a été possible de maintenir et de consolider : l'excellence scientifique.

La mission principale du CNRS est, selon le décret qui le régit, d'opérer « toutes recherches présentant un intérêt pour la science ainsi que pour le développement économique, social et culturel du pays ». Le CNRS est aujourd'hui le premier producteur mondial de publications scientifiques, soit plus de 70 000 publications par an, et ce chiffre augmente régulièrement. Depuis 2010, trois prix Nobel et deux médailles Fields ont récompensé des chercheurs qui ont effectué tout ou partie de leur carrière au CNRS, ou dont les recherches ont été soutenues financièrement bien avant qu'ils ne deviennent célèbres. C'est toute la difficulté de la tâche confiée au CNRS : faire confiance à des chercheurs qui ne sont pas encore reconnus, mais qui ont de beaux projets.

Le CNRS est aussi la première institution bénéficiaire de contrats de recherche européens ; en particulier, les chercheurs CNRS forment le premier contingent de lauréats des bourses d'excellence de l'European Research Council (ERC).

Enfin, le CNRS a été reconnu ces deux dernières années comme l'un des cent principaux innovateurs mondiaux par le classement Thomson Reuters – avec neuf entreprises françaises, et deux autres organismes, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et l'Institut français du pétrole Énergies nouvelles (IFP).

Cette activité dans le domaine de l'innovation se traduit, entre autres, par plus de 500 dépôts de brevets chaque année, brevets qui font l'objet de 100 contrats d'exploitation ; en dix ans, ont été créées quelque 800 start-up, dont 80 % sont toujours en activité. Cela représente plusieurs milliers d'emplois.

Ces quelques indicateurs montrent que le CNRS continue de tenir son rang.

De telles performances ne s'obtiennent pas par hasard. Les succès en matière de recherche fondamentale ne vont pas de soi. Ils reposent bien sûr sur la qualité des chercheurs – il ne faut donc pas se tromper dans leur recrutement –, mais aussi sur une méthodologie d'encadrement et d'accompagnement de la recherche. Par définition, les avancées scientifiques aux frontières de la connaissance sont imprédictibles. Il convient donc de développer les recherches sur un large front de connaissances. La stratégie scientifique de long terme s'accompagne d'une méthodologie rigoureuse pour détecter les découvertes sans éparpiller les efforts – j'insiste sur ce point parfois invoqué pour dévaloriser les recherches de base. Des choix sont nécessaires car tous les projets ne sont pas bons. La stratégie dans ce domaine doit s'attacher à définir des éléments de méthode pour la sélection des bons objets de recherche, plutôt que d'essayer d'en faire une liste a priori qui risquerait de définir soit des cibles trop restrictives, soit des thématiques trop larges.

Aussi libre qu'elle doive être, la recherche est menée par des équipes qui établissent ou s'insèrent dans des programmes, dans le cadre d'une stratégie discutée, validée et accompagnée par l'équipe de direction du CNRS. Dans ces étapes, la méthodologie passe par les notions de pertinence, de prise de risque et de capacité à structurer de nouvelles communautés de recherche, en prenant en compte différents facteurs, et notamment celui de la compétition internationale. Il n'existe pas de recherche fondamentale de qualité nationale, régionale ou municipale ; la recherche est de qualité mondiale ou elle n'existe pas.

Au cours des quatre dernières années, le CNRS a consolidé et accru l'excellence de la recherche qu'il mène aux frontières de la connaissance. Il jouit d'une réputation internationale exceptionnelle. En termes d'attractivité des chercheurs, mentionnons que 30 % des chercheurs que nous recrutons chaque année sont de nationalité étrangère. Dans un contexte budgétaire tendu, cela n'allait pas de soi.

Je voudrais également dresser un bilan des quatre dernières années dans le domaine des relations entre le CNRS et ses partenaires universitaires.

Le système universitaire français est l'héritier de l'Université impériale napoléonienne, caractérisée par une gestion jacobine par filière disciplinaire, comme l'a bien montré Mme Christine Musselin dans son ouvrage La longue marche des universités françaises. L'actualité nous montre souvent qu'il n'est pas facile de se déprendre de ce modèle ancien.

Les grandes universités mondiales sont quant à elles plutôt issues du modèle humboldtien, du nom de Wilhelm von Humboldt. Elles sont multidisciplinaires, et fondées sur le principe que la création de nouveaux savoirs doit se faire à l'endroit où se trouvent les étudiants. On parle souvent d'« universités de recherche », research-intensive universities, en référence à ce modèle. L'objectif, assez largement partagé, est d'en créer quelques-unes sur le territoire français.

Mon mandat au CNRS a été placé sous le signe de l'établissement de relations stratégiques avec nos partenaires académiques, universités et grandes écoles. Cela s'est traduit par la signature d'accords-cadres avec la Conférence des présidents d'université (CPU), puis avec la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (CDEFI). Concrètement, le CNRS a participé activement aux rapprochements entre établissements d'enseignement supérieur et de recherche sur un même site, sous forme de pôles de recherche et d'enseignement supérieur (PRES) et maintenant de communautés d'universités et d'établissements (COMUE). Nous nous sommes également beaucoup investis dans les projets d'initiatives d'excellence (IDEX), issus du programme Investissements d'avenir : j'ai souhaité que nous soyons membres fondateurs des structures de gestion de la grande majorité des IDEX – Aix-Marseille, Bordeaux, Paris-Saclay, Paris Sciences et Lettres (PSL)… Sur chaque site académique où le CNRS est présent, nous avons proposé, avec succès, de contribuer à la mise en place d'une stratégie scientifique de site qui s'est traduite par la signature de conventions de site, à la place des différentes conventions que nous établissions auparavant avec chacune des universités ou écoles. De telles conventions ont été mises en place et signées à ce jour à Bordeaux, à Clermont-Ferrand, à Toulouse, en Lorraine… L'objectif du CNRS dans le cadre de sa politique de site est de bien articuler la politique nationale de recherche et les différentes politiques scientifiques de site naissantes.

Voilà les points principaux que je voulais mettre en évidence pour mon mandat 2010-2013 : le renforcement de l'excellence en recherche dans une compétition mondiale exacerbée, et la politique de rapprochement stratégique du CNRS avec les universités et grandes écoles françaises, avec notamment la mise en place d'une politique scientifique de sites.

Quant à mon projet pour les quatre années à venir, en voici quelques points saillants – au-delà de l'accomplissement de notre mission principale, qui est évidemment, vous l'avez compris, de poursuivre inlassablement nos efforts en matière d'excellence dans la recherche de base.

Mon premier objectif est de renforcer encore la visibilité de la recherche française à l'international. C'est un des principaux buts de la politique de site que mène le CNRS. Une enquête très récente du Times Higher Education a montré à quel point les universités françaises manquaient de visibilité internationale ; les deux universités les plus « internationalisées » sont les deux écoles polytechniques suisses, et aucune université française ne figure dans ce palmarès. Or si la France veut continuer à jouer son rôle dans la circulation mondiale des cerveaux et des idées, elle doit offrir aux regards extérieurs quelques institutions fortes, multidisciplinaires et attractives pour les chercheurs et les étudiants. Les classements internationaux divers, on le sait, ne sont pas favorables aux universités françaises, alors que la recherche française en elle-même est reconnue et que plusieurs indicateurs attestent de sa qualité.

Le CNRS doit donc contribuer à renforcer la présence et la visibilité internationale de l'enseignement supérieur et de la recherche français. Notre visibilité et notre réputation tiennent pour partie aux outils développés au cours des années pour soutenir les collaborations internationales : le CNRS pilote 105 groupements de recherche internationaux (GDRI), 160 laboratoires internationaux associés (LIA) et une soixantaine de laboratoires mixtes internationaux – ces laboratoires, implantés chez des partenaires prestigieux à l'étranger, par exemple au MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Boston ou à l'Université de Tokyo, sont souvent de taille petite ou moyenne, mais ils sont extrêmement performants et très visibles. Ces structures constituent des aides précieuses pour l'établissement de collaborations à moyen et long terme ; elles sont très appréciées aussi bien par les chercheurs français que par nos partenaires étrangers. Le CNRS dispose également de onze bureaux installés à l'étranger, dans des pays stratégiques.

Ces outils doivent être mis, plus qu'aujourd'hui, au service de l'ensemble de l'enseignement supérieur et de la recherche. L'objectif est d'élaborer conjointement avec les sites de recherche – COMUE, IDEX, etc. – des politiques internationales de recherche ciblées, s'appuyant autant que nécessaire sur les outils que le CNRS met à disposition et qui ont fait leurs preuves.

Mon deuxième objectif est la promotion de l'interdisciplinarité. Il est assez clair que le regroupement d'établissements français sur un même site – l'université de droit, celle de sciences humaines, celle de sciences et médecine, etc. – ne créera pas spontanément une grande université de recherche telle qu'on la connaît à l'étranger si l'on ne fait pas l'effort d'inciter les chercheurs et enseignants-chercheurs à traverser les frontières de leur discipline. C'est là que le CNRS fait jouer l'atout que constitue sa très large couverture disciplinaire et interdisciplinaire. La participation active du CNRS à la gouvernance des principales COMUE ou nouvelles universités – Paris-Saclay, Bordeaux, Strasbourg, etc. – devrait rendre ce mouvement irréversible.

Dans le cadre de l'élaboration de la Stratégie nationale de recherche (SNR), la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a confié au CNRS une mission de réflexion sur les problématiques transverses aux neuf défis de sociétés qui ont été identifiés, et transverses également aux thématiques des Alliances de recherche. Ces problématiques sont évidemment fortement interdisciplinaires – l'interdisciplinarité est clairement au coeur de mon projet pour le CNRS.

Mon troisième objectif est la promotion d'une innovation d'excellence, et donc le renforcement du transfert des résultats de la recherche et de la valorisation. La notion de transfert fait maintenant partie des missions de l'enseignement supérieur et de la recherche depuis la loi du 22 juillet 2013. J'ai évoqué tout à l'heure les évolutions récentes en la matière, et les actions fortes du CNRS depuis quelques années pour devenir un acteur du transfert et de la valorisation. De toute évidence, nous pouvons encore faire mieux.

L'objectif est de poursuivre l'adaptation du CNRS aux nouveaux écosystèmes d'innovation – nous sommes actionnaires de différentes structures de transfert de technologie, par exemple les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) – et d'amplifier nos capacités de transfert des résultats de la recherche vers le tissu industriel. Pour cela, plusieurs mesures peuvent être mises en place.

Concernant la gestion des brevets « dormants », c'est-à-dire qui n'ont pas fait l'objet d'un contrat de licence parce que la négociation sur la propriété intellectuelle était trop longue, et que les PME n'ont souvent ni le temps ni l'énergie de travailler sur ces questions, je propose des mécanismes qui permettent de faciliter autant que possible la négociation juridique pour se concentrer sur le sujet scientifique. Cela fonctionne plutôt bien.

Nous allons mettre en place pour tous les nouveaux chercheurs recrutés au CNRS des formations qui permettront une meilleure sensibilisation aux différentes dimensions du transfert et de l'innovation.

Une politique d'amplification de la création de laboratoires communs avec des partenaires industriels va également être menée ; il en existe un certain nombre, mais nous pouvons faire mieux.

Enfin, nous allons travailler au renforcement de la phase amont de la valorisation et de l'amorçage dans les PME.

S'agissant de la contribution du CNRS à la construction d'un espace européen de la recherche, notre stratégie de participation au programme cadre Horizon 2020 comporte trois axes : information, soutien et incitation. La présence française dans le septième programme-cadre européen de recherche et de développement (PCRD) a été très bonne en qualité, mais pas suffisante en quantité de projets retenus. Si le taux de succès des projets français est bon, le retour financier global sur l'investissement français n'est en revanche pas satisfaisant : c'est une préoccupation du Gouvernement et nous la partageons. Nous avons de bonnes raisons de croire à une amélioration prochaine, car certains freins à la participation de nos chercheurs ont disparu. Nous incitons et aidons donc nos collègues à coordonner des projets européens.

Au-delà des aspects techniques, financiers et budgétaires, qui ne sont pas négligeables, il faut que l'espace européen de la recherche fasse rêver : si nous voulons construire l'Europe scientifique, cela ne doit pas être simplement une affaire de comptabilisation des dépenses et des recettes. Nos chercheurs voient dans l'Europe de la recherche l'occasion de consolider leurs réseaux scientifiques, et c'est très important. Mais l'Europe doit être une nouvelle frontière scientifique. Je viens d'être élu au Governing Board de l'organisation Science Europe, créée par différentes institutions de recherche européennes et agences de financement, et dont le rôle est de porter à Bruxelles une troisième voix, à côté de celle des États et de celle de la Commission européenne : la voix des scientifiques, qui demandent plus de science et moins de bureaucratie, plus de grands projets et de grands défis.

Mon dernier grand objectif est de rapprocher la science et les citoyens, de partager les connaissances avec le plus grand nombre, de les valoriser aussi bien dans l'espace public qu'avec les entreprises. Si le partage de la connaissance est une évidence dans une société démocratique, le partage de la production de connaissance est encore une question à explorer. Le mouvement visant à impliquer les citoyens dans les questions de science et de technologie a pris différentes formes – conférences de citoyens, débats publics, etc. On en connaît aujourd'hui les limites, notamment lorsque la science et surtout les technologies apparaissent comme monopolisées par des experts et imposées d'en haut. Le succès du Forum « Les Fondamentales du CNRS », qui s'est tenu les 15 et 16 novembre derniers en Sorbonne et qui a réuni presque 10 000 participants, est en grande partie dû au fait que le grand public a été invité à venir dialoguer avec une centaine de grands chercheurs.

Les réflexions sur la responsabilité citoyenne de la science se sont étendues depuis quelque temps à l'examen du rôle que les citoyens peuvent jouer par leur engagement en matière de production de connaissance. En ce domaine, les grandes organisations de recherche européennes et américaines, notamment la National Science Foundation (NSF), ont pris sur nous une sérieuse avance dans le domaine.

Il ne s'agit évidemment pas pour le CNRS de défendre l'idée générale d'une co-production de la connaissance, ce qui n'aurait aucun sens, mais de cibler des opérations ou domaines particuliers où le recours au crowdsourcing, c'est-à-dire à des données recueillies par une multitude de citoyens, s'est révélé fécond – c'est le cas de l'étude du climat et des variations écologiques, de la biodiversité, des mesures de radioactivité, de la qualité de l'air ou des eaux, etc. Des procédures participatives ont été développées au niveau international dans le cadre de projets rigoureusement scientifiques impliquant des données en masse qu'il serait impossible d'obtenir autrement dans des délais raisonnables.

L'intérêt de ces expériences ne change rien au fait que c'est bien de la science dans sa pointe avancée que relève la production de nouvelles connaissances fondamentales. Mais, dans ce domaine de la participation citoyenne à des recherches de grande envergure, nous sommes quelque peu à la traîne, et le CNRS peut, je crois, jouer un rôle important pour rattraper notre retard.

Voilà donc, brossés rapidement, les principaux éléments de mon projet.

L'histoire du CNRS est prestigieuse, et la recherche française ne figurerait pas à son niveau d'aujourd'hui sans ses organismes de recherche. Les valeurs portées par le CNRS – la recherche fondamentale désintéressée au service de l'accroissement des connaissances et de la prospérité du pays – sont reconnues par le grand public. J'ai la conviction que mon projet est de nature à renforcer la position du CNRS comme un des acteurs majeurs de l'enseignement supérieur et de la recherche français, européens et mondiaux, dans le cadre de relations aujourd'hui pacifiées avec nos partenaires universitaires.

Notre potentiel de recherche fondamentale a pu être préservé ces dernières années en dépit des contraintes qui pèsent sur les finances publiques. Je mesure l'importance de l'effort consenti par l'État. Durant mon mandat au CNRS, ma politique a été de contenir l'inflation de la masse salariale sans sacrifier les campagnes de recrutement, et j'ai pu préserver quelques marges de manoeuvre qui m'ont permis de remettre des crédits sous forme de soutien de base dans les laboratoires. Cela s'est traduit par une baisse du niveau global d'emploi d'environ 5 % en équivalents temps plein travaillé (ETPT) en quatre ans. Cette baisse a porté principalement sur les CDD sur subvention d'État. Toutefois, à ce jour, la totalité des départs en retraite des agents a pu être compensée. Les campagnes d'emploi pour les chercheurs comme pour les ingénieurs et techniciens sont restées de bon niveau, avec un taux de renouvellement des générations de l'ordre de 2,5 %. Si l'essentiel a pu être sauvegardé, les perspectives pour le prochain triennal pourraient se révéler assez sombres, notamment en matière d'emploi, en raison de la baisse assez forte des départs en retraite prévisibles. Une réflexion devra être menée très vite. Si ma candidature est retenue pour un nouveau mandat, je proposerai des scénarios. Je considérerais comme dramatique que le CNRS ne puisse plus recruter : ce serait un signal extrêmement négatif envoyé aux jeunes qui continuent de vouloir faire de la science.

Dans ce monde incertain, la qualité de notre recherche, héritage d'un effort soutenu de la nation pendant des décennies, est un atout considérable. Nous sommes un des pôles actifs de la science mondiale multipolaire, et si nous parvenons à consolider cette position enviable, les efforts consentis pour restructurer notre système d'enseignement supérieur et de recherche, accompagnés d'une plus grande efficacité du transfert des résultats de la recherche vers le milieu industriel, contribueront notablement au redressement de notre pays. Il ne saurait y avoir de nation prospère sans recherche scientifique de qualité.

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