Intervention de Alain Fuchs

Réunion du 19 février 2014 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Alain Fuchs :

Je vous remercie pour ces questions foisonnantes, qui témoignent du grand intérêt suscité par la recherche et par le CNRS dans cette commission.

S'agissant des rapports entre le CNRS et les COMUE, j'ai beaucoup apprécié le terme de « ciment utile » : c'est une excellente définition de notre ambition. Les communautés d'universités devront, à terme, apparaître comme des universités multidisciplinaires, quels que soient leur statut précis et leurs modes d'organisation internes, qui finalement ne regardent que nous : il est inutile, comme nous en avons la malheureuse habitude, de décrire l'infinie complexité de notre système national aux étrangers que nous recevons. Le système allemand est extrêmement compliqué, mais nos collègues allemands ne nous en parlent pas si nous ne leur posons pas de questions ! Dès lors que les COMUE auront un projet à l'échelle internationale, nous y participerons de façon très active.

Par ailleurs, nous avons progressé sur le plan technique avec la CPU et l'Agence de mutualisation des universités et établissements d'enseignement supérieur et de recherche (AMUE), mais nous n'avons pas encore réussi à mettre en place une gestion commune des UMR. Voilà, monsieur Reiss, l'un de mes regrets… Nous ne sommes pas loin du but. Il existe sur l'AMUE un rapport intéressant de l'Inspection générale de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche, qui montre bien ce qui a freiné ce projet. L'AMUE a aujourd'hui un nouveau directeur et les préconisations du rapport seront, je crois, mises en oeuvre. Nous adhérerons à la nouvelle structure de mutualisation. Notre volonté est aujourd'hui d'aboutir au plus vite, mais je suis optimiste sur ce point ; l'essentiel, qui était le rapprochement stratégique avec les universités, est fait. Il ne s'agit pas d'aller vers des délégations globales de gestion, où c'est soit un partenaire, soit l'autre qui gère tout ; il faut travailler ensemble et aller vers la mutualisation.

Vous m'interrogez sur l'Horizon 2020 et sur les moyens de mieux réussir au niveau européen. Je crois comprendre les raisons du creux que nous avons connu au moment du septième PCRD : la vaste restructuration de notre paysage d'enseignement supérieur et de recherche, le lancement des Investissements d'avenir, avec les IDEX et les laboratoires d'excellence (LABEX), ont beaucoup occupé les chercheurs pendant plusieurs années. Je suis plutôt optimiste pour le programme Horizon 2020 et le huitième PCRD, car tout cela est maintenant derrière nous. De plus, nos taux de succès sont très bons : sur les bourses d'excellence de l'ERC, notre taux de lauréats sur le nombre total de dossiers déposés est, je crois, le meilleur de tous les pays européens. Mais nous n'avons pas suffisamment incité et aidé les chercheurs, et notamment les jeunes chercheurs, à monter leurs projets ERC. Cela vaut pourtant vraiment la peine, et c'est pourquoi nous mettons aujourd'hui en place des structures d'aide et de préparation. C'est ce qui se fait ailleurs, en Allemagne, au Royaume-Uni – les Britanniques sont d'ailleurs particulièrement bons en ce domaine, ce qui nous rend quelque peu dubitatifs lorsqu'ils nous affirment vouloir quitter l'Union européenne.

Quant à la place des sciences humaines et sociales (SHS), elle est centrale ! La force du CNRS est de couvrir l'essentiel des champs disciplinaires, des mathématiques et de la physique des particules jusqu'aux SHS, en passant par l'ingénierie. Les SHS méritent d'être soutenues en tant que telles, et je crois avoir montré au cours de mon premier mandat que je pouvais redresser les taux de recrutement en SHS, qui étaient tombés très bas – on voyait des taux de remplacement de départs à la retraite de 50 %, ce qui n'est plus le cas actuellement. Aujourd'hui, on recrute en SHS comme dans les autres instituts et disciplines.

Nous militons beaucoup pour la place des SHS dans les grands défis pluridisciplinaires, dans l'analyse des milieux et systèmes complexes : à notre sens, l'analyse doit même commencer par les sciences humaines et sociales, et non se terminer par là. Lorsque nous réfléchissons aux grands défis de société, par exemple la transition énergétique, nous devons bien sûr essayer de trouver comment stocker de l'énergie, comment construire des panneaux solaires d'un rendement supérieur à 50 %, etc. Nous avons de très beaux programmes en ce sens, par exemple pour le stockage électrochimique de l'énergie. Notre réflexion a à l'évidence besoin des sciences de la matière et de la nature. Mais développer des solutions scientifiques, puis techniques, puis technologiques et ensuite seulement expliquer au grand public ce qui va se passer, cela ne marche plus aujourd'hui ! Le débat sur les nanotechnologies l'a bien montré : demander aux SHS de n'intervenir qu'en fin de processus, pour – passez-moi l'expression – faire passer la pilule, c'est devenu impossible. Toutes ces questions sont avant tout des questions de société, et la démarche de recherche pluridisciplinaire doit nécessairement intégrer les SHS, et ce dès le début. Il y a d'ailleurs aujourd'hui une vraie mobilisation de tous les chercheurs.

Vous m'avez posé de nombreuses questions sur l'innovation, le transfert de savoirs et de savoir-faire. Le CNRS, je l'ai dit tout à l'heure, n'a pas suffisamment montré à quel point la situation avait changé : il est aujourd'hui un acteur beaucoup plus important qu'on l'imagine du transfert de connaissances. La question de l'innovation est importante, mais ce qui compte pour un organisme qui travaille beaucoup en amont, c'est plus la question du transfert que celle de l'innovation : il faut surtout établir des relations suffisamment fortes avec les entreprises pour que celles-ci puissent se saisir des connaissances et les transformer en véritables innovations. Faut-il, parce que d'autres sont beaucoup moins discrets que nous, crier nos succès sur les toits ? Je n'en suis pas sûr, mais il faut sans doute mieux faire connaître la réalité. Nous sommes désormais beaucoup mieux organisés. Le CNRS est évidemment très déconcentré sur notre territoire : les initiatives sont donc connues localement, mais l'information ne se diffusait pas toujours suffisamment.

Je souligne que tous les domaines sont concernés, y compris les SHS : un salon de l'innovation en SHS, « Innovatives SHS », s'est tenu en mai 2013. Il a réuni énormément de très petites entreprises ; la rencontre des SHS et du numérique est très fructueuse. On peut ainsi développer, par exemple, des outils d'aide à la décision de politique locale. Il y a également des initiatives très nombreuses dans le domaine du patrimoine. À l'évidence, une barrière psychologique a sauté : le transfert de connaissances et l'innovation ne posent plus de problèmes de principe.

Mais attention : il ne peut pas s'agir d'une injonction aux chercheurs ! Certains d'entre eux, qui font de la recherche fondamentale à un très haut niveau, inventent des appareils formidables pour leur recherche. Plongés dans la compétition internationale, ils n'ont pas forcément l'idée d'opérer un transfert de connaissances, et d'ailleurs ce n'est pas leur métier ! Nous cherchons donc à identifier, très en amont, des idées, des objets, des nouveautés pour lesquels personne n'a encore pensé à un transfert. Ensuite, nous ne proposons pas aux chercheurs de se détourner de leur recherche fondamentale pour se lancer dans la valorisation : si nous les y obligions, ils le feraient de toute façon mal. Nous préférons leur proposer une aide : ainsi, le financement d'un chercheur post-doctoral pour un an peut permettre de trouver une solution d'amorçage.

Cette méthode a déjà rencontré quelques succès, dans le domaine de la physique par exemple. Elle en connaîtra, j'en suis sûr, beaucoup d'autres. Les innovations de rupture viennent toujours de là où on ne les attend pas : dans le domaine de la santé, jamais des chirurgiens réunis dans une pièce fermée pour réfléchir aux instruments du futur, fussent-ils les plus brillants au monde, n'auraient inventé le laser ! Celui-ci vient en effet d'un espace mental et scientifique complètement différent. On prend aussi souvent l'exemple de la résonance magnétique nucléaire (RMN) et de l'imagerie médicale. La recherche fondamentale peut donc être une source d'innovations.

À l'autre bout de la chaîne, le nombre de PME technologiques de taille suffisante n'est malheureusement pas assez important en France.

Nous devons donc, c'est vrai, consentir plus d'efforts en matière de transferts de connaissances, en proposant des brevets, en faisant tomber les barrières inutiles dans les négociations de la propriété intellectuelle, en sensibilisant plus encore nos chercheurs – mais les jeunes recrutés au CNRS aujourd'hui ont beaucoup bourlingué, et l'idée est acquise. Cela dit, toutes les connaissances ne peuvent pas faire l'objet d'un transfert ; et on ne peut pas tout demander à la recherche : il est nécessaire de réindustrialiser notre pays et de créer un tissu de PME technologiques. Pour progresser dans ce sens, nous allons essayer de faciliter encore plus la création de start-up. Je suis plutôt optimiste sur ce point : nos laboratoires foisonnent d'initiatives, et l'idée de lancer de petites entreprises est maintenant bien acceptée. Il nous reste du chemin à parcourir pour rattraper nos amis allemands, même s'il ne s'agit pas de les copier en tous points. Mais nous voyons que la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) dispose de 2,7 milliards d'euros pour financer des projets de recherche fondamentale : essayons de faire aussi bien ! Je vous lance, vous l'avez compris, un appel discret : c'est vous, mesdames, messieurs les députés, qui votez le budget de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Au niveau européen, nous travaillons beaucoup aujourd'hui avec nos partenaires allemands, et j'ai été content d'entendre citer la Communauté Leibniz. Nous avons également des contacts de grande qualité avec la Communauté Helmholtz, comme avec la société Max-Planck – nous travaillons notamment sur l'idée de laboratoires communs. L'axe franco-allemand nous est très cher : l'effort de recherche de nos deux pays doit représenter près de la moitié de l'effort de recherche total européen. Ces discussions sont très intéressantes et très productives, et nous permettent de nous interroger sur les forces et faiblesses des uns et des autres. Les dépenses de recherche et développement de l'Allemagne atteignent aujourd'hui les 3 % du PIB, dont 2 % correspondent à des investissements privés ; et ces investissements de R&D sont souvent plus des investissements de recherche que de développement. Il y a de la recherche, et souvent de la recherche de base, dans de grosses PME allemandes : on sait que cela participe très largement à la prospérité de ce pays.

D'autres questions portaient sur notre positionnement international, sur le taux de chercheurs étrangers en France et sur l'attractivité de notre pays, et inversement sur les départs de chercheurs vers l'étranger. Depuis mon observatoire, je ne vois pas de fuite des cerveaux. Les départs de jeunes qui s'en vont faire une thèse ou un stage post-doctoral à l'étranger sont parfaitement naturels : lorsque j'étais directeur d'une école d'ingénieurs, je les encourageais vivement. Un parcours international est toujours très instructif. On peut parler actuellement non pas de fuite des cerveaux, mais plutôt de circulation des cerveaux et des idées. Bien sûr, si la situation se dégradait considérablement, il faudrait réfléchir, mais je ne crois vraiment pas que ce soit le cas aujourd'hui. La France scientifique est attractive ; elle peut le devenir plus encore. Lorsque nous ouvrons 300 postes de chercheurs au CNRS, nous recrutons 100 chercheurs étrangers qui choisissent ces emplois pérennes qu'on leur propose à un âge moins avancé que dans certains autres pays. Nous sommes donc compétitifs sur ces sujets. Nous offrons aussi une liberté de travail formidable. Les salaires sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire pas exceptionnels ; mais le chercheur passionné réfléchit d'abord aux conditions de travail. Ce n'est pas une raison pour ne pas bien les payer…

Nous participons donc aujourd'hui pleinement à la circulation des cerveaux. Lorsque certains chercheurs qui doivent prendre leur retraite à 65 ou 66 ans, parce que c'est la règle dans la fonction publique, sont recrutés par des universités à l'étranger – je pense à l'exemple récent de quelqu'un qui s'est vu proposer un poste par l'université de Singapour –, le CNRS essaye ainsi de travailler avec eux pour tisser des liens avec ces universités.

Il est bon que les chercheurs partent à un moment de leur carrière : il faut simplement veiller à ce qu'ils aient la possibilité de revenir.

S'agissant de l'emploi et de la précarité, nous appliquons la loi Sauvadet. Nous avons maintenant une charte du CDD. La question des précaires est une vraie question, et nous y travaillons. La loi sur les multi-employeurs ne nous a pas rendu la tâche facile : transformer en CDI le contrat de quelqu'un qui aura fait différents CDD à différents endroits est parfaitement légitime, mais nous ne sommes pas en mesure de disposer de l'information nécessaire. Nous rencontrons donc de grandes difficultés techniques, mais nous travaillons d'arrache-pied sur ce sujet.

S'agissant des risques psycho-sociaux, je suis surpris et choqué que l'on fasse le lien de façon inconsidérée – y compris dans un article paru hier soir dans Le Monde – entre les trois drames isolés que vous avez mentionnés, madame Attard, et la situation professionnelle de ces personnes qui travaillaient au CNRS, mais qui ne se sont pas suicidées sur leur lieu de travail et n'ont pas laissé d'indication qui laisserait penser qu'il existe un lien entre leur profession et leur mort. La question de la souffrance au travail est grave, et mérite mieux que ces amalgames. Nous avons mis en place des structures et un plan d'action. Dans les mêmes pages du Monde, vous pouvez d'ailleurs voir l'amalgame entre ces trois suicides récents et les conditions de travail de tous les agents d'un côté, et de l'autre un entretien avec un médecin du travail qui est au coeur des actions que nous menons. Qu'il y ait de la souffrance au travail dans la recherche, qui est de plus en plus mondialisée, de plus en plus compétitive, sans aucun doute ; que l'on dise que cette souffrance est provoquée par je ne sais quelle volonté du management du CNRS, vous imaginez bien que je ne peux pas l'accepter.

Nous avons demandé un peu de réserve sur la question des suicides : c'est un sujet trop douloureux pour être traité sans retenue. Si je dois donner des chiffres, je dirai que le taux de suicide au CNRS n'a jamais été plus élevé qu'ailleurs et que les arrêts maladie sont plutôt en diminution.

Nous avons, je le répète, un plan d'action, et nous travaillons à réduire les risques psycho-sociaux.

La circulaire à laquelle vous faites allusion, monsieur Deguilhem, et qui demandait aux directeurs de laboratoires de remplir une fiche de renseignement sur les collaborateurs étrangers du CNRS recrutés en CDD, venait d'une direction régionale. C'était une faute professionnelle, et son contenu était tout à fait hors de propos. Elle a été retirée après deux jours seulement.

Vous me demandez, madame Buffet, comment nous allons gérer la pénurie. Je voudrais revenir sur quelques chiffres. La subvention d'État au CNRS est de 2,6 milliards d'euros environ ; mais le budget total du CNRS est plutôt de 3,3 à 3,4 milliards d'euros, la différence venant des ressources propres – contrats européens, contrats ANR (Agence nationale de la recherche), contrats industriels, etc. Les seules marges de manoeuvre de la direction du CNRS portent bien sur la subvention d'État, puisque les ressources propres sont directement affectées aux laboratoires. Contrairement aux chiffres donnés par le rapport de l'Académie des sciences, c'est au budget total qu'il faut rapporter la masse salariale si l'on veut analyser la situation des laboratoires ! Nous sommes donc à un ratio non pas de 80 %, mais plutôt de 60 % à 65 %. Il est trop facile, pour une institution aussi prestigieuse que l'Académie des sciences, de porter des jugements a priori sur la politique du CNRS.

Sur la subvention d'État, un peu plus de 2 milliards sont consacrés à la masse salariale – soit effectivement 80 % de la subvention d'État. Autrement dit, à budget constant – ce qui est déjà positif dans les conditions économiques actuelles – nous devons tenter de limiter la croissance de la masse salariale si nous voulons conserver de l'argent pour les grands équipements, les grandes infrastructures de recherche, le soutien de base aux laboratoires, etc. Or cette masse croît spontanément de 1 % à 2 % par an, à effectifs constants. C'est l'équation que je dois résoudre : je ne vote pas le budget ! Bien sûr, je souhaiterais, comme mes amis allemands, que mon budget augmente de 5 % une année, de 3 % seulement la suivante, puis à nouveau de 5 % ! Je peux rêver, mais je dois regarder la réalité de notre pays. Et je souligne encore que l'État fait l'effort de maintenir notre budget, quand nos collègues espagnols ont vu le leur diminuer de 50 % en quelques années.

Pour maîtriser la masse salariale, je n'ai pas d'autre choix que de baisser le niveau d'emploi. Celui-ci a diminué, je l'ai dit, en faisant porter l'effort sur les CDD payés sur la subvention d'État, afin de maintenir autant que possible l'emploi titulaire. Voilà la politique que je mène aujourd'hui au CNRS. On peut en imaginer d'autres, comme l'arrêt des recrutements – ce qui serait catastrophique – ou au contraire l'affectation de tout le budget des soutiens de base aux laboratoires à la masse salariale ! Vous le voyez, il faut trouver les bons compromis.

S'agissant enfin de l'INIST, cela fait trois ans que je cherche à sortir cet institut de l'ornière. Pendant un long moment, vous le savez, l'INIST était un bateau ivre, avec énormément de personnels très compétents, mais des missions extrêmement mal définies ; et la direction du CNRS ne s'y intéressait pas du tout. Aujourd'hui, l'information scientifique et technique évolue de façon extraordinaire et les missions de l'INIST sont en cours de redéfinition. Je comprends l'impatience des personnels, mais il nous faut encore du temps : nous n'avons pas trouvé immédiatement le bon directeur pour mener cette évolution. Aujourd'hui, nous avons un plan d'action pour la formation scientifique et technique ; nous avons prévu des réunions avec les personnels ; nous avons mis en place un conseil de gestion de l'INIST. Des restructurations étaient nécessaires et on a tardé à les mettre en place. Nous nous en occupons. Il y aura sans doute des pertes d'emplois, mais nous nous sommes engagés à permettre aux personnels de demeurer sur le site nancéien. Je suis désolé de ce qui se passe à l'INIST, car nous n'avons vraiment aucune volonté de nous débarrasser de cet institut, bien au contraire : il demeure un outil extrêmement utile pour le CNRS et pour la nation.

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