Intervention de Alain Tourret

Réunion du 19 février 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur :

Il ne peut y avoir d'État de droit sans autorité de la chose jugée. Mais c'est toute l'humanité qui souffre, c'est le corps social lui-même qui est atteint lorsqu'un innocent est en prison. Depuis toujours, avec Marc-Aurèle, Goethe, Voltaire, Zola, les consciences de l'humanité nous rappellent qu'il faut choisir entre une injustice et un désordre. Des combats acharnés ont été menés pour réhabiliter Calas, avec Voltaire, et Dreyfus, avec Zola. Le législateur s'est ému de ces situations et, depuis la Révolution et même depuis Louis XIV, ce sont six lois qui ont été votées, les dernières le 23 juin 1989 et le 15 juin 2000. Mais le législateur se heurte là au mythe de l'infaillibilité de la justice. Et pourtant c'est la justice elle-même qui se grandit en reconnaissant ses erreurs – car l'erreur est humaine et la perfection ne sera jamais de ce monde, quels que soient les progrès de la science et de la criminologie.

Nous sommes d'autant plus interpellés que le nombre de révisions est infime : huit depuis 1989, neuf depuis hier, avec la décision rendue par la cour de révision dans l'affaire Iacono et ce, en dépit d'un avis défavorable du parquet général, d'ailleurs conforme à la jurisprudence de la cour de révision, pour lequel une rétractation n'est pas un fait nouveau susceptible de créer un doute.

Georges Fenech – que je tiens à remercier ici publiquement et fortement pour le travail accompli – et moi-même vous avons donc proposé un rapport d'information sur la révision des condamnations pénales. Ce rapport a fait l'objet d'un vaste consensus. Je remercie également le président et les services de la commission des Lois de l'Assemblée, la Chancellerie et la direction des affaires criminelles et des grâces.

M. le Premier président et M. le procureur général près la Cour de cassation nous ont consacré tout leur temps ; qu'ils en soient eux aussi remerciés, de même que les plus hautes autorités judiciaires et l'ensemble du barreau, à commencer par son représentant le plus illustre, Me Robert Badinter.

C'est avec la plus grande humilité que je présente devant vous cette proposition de loi qui touche à notre système judiciaire, mais concerne surtout des innocents emprisonnés qui ont souffert dans leur chair alors qu'ils étaient innocents et ont été emprisonnés et, à ce titre, concourra au progrès de notre civilisation et de notre système juridique.

Comme l'écrivait le doyen Carbonnier, « ce qui donne au jugement sa pleine valeur […], ce n'est pas d'être conforme à la vérité absolue (où est la vérité ?), c'est d'être revêtu par l'État d'une force particulière qui interdit de le remettre en question, parce qu'il faut une fin aux litiges, […] ce qui garantit stabilité, sécurité et paix entre les hommes ». Cependant, aussi forte qu'elle soit, la présomption de vérité qui s'attache aux décisions de justice doit s'effacer lorsqu'elle conduit à l'erreur judiciaire – erreur de fait ou de droit –, que celle-ci soit ou non imputable à un juge. Qui peut accepter de laisser en prison des innocents au seul motif que l'autorité de la chose jugée interdit de les disculper ou d'alléger leur peine ? Qui peut avoir foi et respect en une justice qui n'accepterait pas de reconnaître ses erreurs et ses défaillances ?

En France, deux voies distinctes et exceptionnelles permettent de revenir sur une décision erronée ou entachée d'un vice fondamental de procédure : la révision d'une condamnation pénale définitive en matière criminelle et délictuelle, lorsqu'une erreur de fait caractérisée est de nature à remettre en cause la culpabilité du condamné ; le réexamen d'une décision pénale définitive, lorsqu'une erreur de droit, tenant à la violation d'une disposition protégée par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, nécessite de rejuger la personne, indépendamment de toute considération sur sa culpabilité.

Le législateur a progressivement étendu les conditions dans lesquelles ces recours peuvent être formés. Auparavant cantonnés à des motifs objectifs et déterminés, ils se sont élargis pour mieux tenir compte du caractère relatif et contingent de la vérité judiciaire, du droit au procès équitable garanti par la Convention européenne des droits de l'homme et de la nécessité d'ouvrir ces recours à un plus large éventail de requérants.

Le recours en révision est la sédimentation d'évolutions juridiques opérées en 1800, 1808, 1813, 1867 et 1895, parachevées par la loi du 23 juin 1989 relative à la révision des condamnations pénales. Au fil des années, la révision s'est judiciarisée et s'ouvre désormais dans quatre hypothèses : l'inexistence de l'homicide, la découverte d'une condamnation inconciliable, la condamnation d'un témoin pour faux témoignage ou la révélation d'un fait nouveau ou d'un élément inconnu au jour du procès susceptibles de faire naître un doute sur la culpabilité du condamné.

Grâce à Jack Lang s'est récemment ajouté, depuis la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, le recours en réexamen, qui permet à une commission spécialisée d'ordonner le réexamen d'une condamnation prononcée en violation de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne pour le condamné des conséquences dommageables.

Malgré l'ouverture croissante des recours en révision et en réexamen, c'est paradoxalement un nombre stable de décisions pénales qui sont remises en cause. Sur les 3 171 requêtes en révision déposées depuis 1989, seules 51 ont abouti à l'annulation d'une condamnation pénale définitive, dont, depuis hier, 9 seulement en matière criminelle. Si l'on ajoute les deux décisions obtenues après 1945, cela fait une affaire tous les dix ans ! En revanche, sur les 55 demandes de réexamen présentées depuis 2000, 31 ont abouti.

Chacun a à l'esprit le doute jeté sur la culpabilité du condamné dans certaines affaires, à commencer par l'affaire Seznec, dont l'adoption de notre proposition de loi aurait sans doute modifié l'épilogue, ce qui, en soi, justifie le travail que nous avons conduit, Georges Fenech et moi-même. Aujourd'hui, il est par trop difficile pour un requérant de bénéficier du doute nécessaire à la révision de son procès dès lors que la jurisprudence exige un doute sérieux, raisonnable, ébranlant les fondations intellectuelles sur lesquelles repose sa condamnation. Autrement dit, les juges réclament qu'on leur désigne un coupable, mais est-ce à l'innocent condamné de le faire ?

La procédure d'examen des requêtes en révision elle-même donne au justiciable l'impression que plusieurs organes se prononcent sur sa demande, sans se partager clairement les rôles et en se contredisant parfois. La commission de révision des condamnations pénales, chargée en principe d'instruire et d'écarter les demandes en révision irrecevables, exerce dans les faits un filtrage sévère des requêtes en statuant sur la nature du fait nouveau ou de l'élément inconnu au jour du procès et sur son importance au regard de la culpabilité du condamné. La chambre criminelle statuant comme cour de révision, sans que soit déterminé au préalable ceux des magistrats qui y siègent, est en principe seule compétente pour statuer sur le fond. Elle statue sur les demandes dont elle est saisie par la commission de révision, au risque de contredire parfois l'appréciation formulée par cette dernière sur leur bien-fondé – on l'a vu récemment dans l'affaire Leprince.

À la rigueur de la jurisprudence et à la confusion qui caractérise la procédure en révision s'ajoutent les obstacles matériels qui empêchent les juges, dans l'incapacité d'exploiter des scellés perdus ou prématurément détruits et de connaître la motivation circonstanciée de l'arrêt de cour d'assises, d'apprécier le caractère nouveau ou inconnu au jour du procès de l'élément invoqué.

Tous les avis rendus par la Cour de cassation depuis une dizaine d'années nous invitent à modifier la loi. Il s'agit, en premier lieu, de consolider les conditions d'exercice du recours en révision. D'un point de vue matériel, l'allongement, à la demande du condamné, de la durée de conservation des scellés criminels, au-delà des six mois actuellement prévus, et la systématisation de l'enregistrement sonore des débats devant les cours d'assises permettront aux juges saisis d'une demande en révision de mieux l'instruire en déterminant plus facilement la réalité du fait nouveau ou de l'élément inconnu au jour du procès invoqué par un requérant.

Du point de vue procédural, les prérogatives du condamné seront renforcées afin de lui permettre de demander la réalisation d'actes préalablement au dépôt d'une demande en révision ou au cours de l'instruction de celle-ci. La liste des personnes fondées à former un recours sera également élargie aux concubins, aux personnes pacsées et aux petits-enfants du condamné, ainsi qu'au procureur général.

En deuxième lieu, il est indispensable de clarifier et de simplifier les procédures en révision et en réexamen, tout en maintenant leurs spécificités. Avec l'accord du Premier président de la Cour de cassation, la commission de révision des condamnations pénales, la cour de révision et la commission de réexamen dont la coexistence ne se justifie pas seront fusionnées en une cour de révision et de réexamen unique, chargée d'examiner indifféremment les demandes en révision et en réexamen. Sa composition sera clairement établie par la loi afin de rendre ses décisions incontestables et impartiales ; ses pouvoirs d'investigation seront renforcés pour les aligner sur ceux du juge d'instruction.

En son sein seront créées deux formations distinctes, l'une consacrée à l'instruction, l'autre affectée au jugement des demandes. La commission d'instruction sera chargée de mettre en état les affaires et de se prononcer sur la recevabilité objective de la requête. Il est proposé de maintenir un filtrage des requêtes afin d'éviter tout engorgement de la formation de jugement, mais ce filtrage sera expressément cantonné à l'examen objectif de la réalité du fait nouveau ou de l'élément inconnu. La formation de jugement saisie des demandes recevables statuera au fond et sera seule compétente pour apprécier l'importance du doute généré par le fait nouveau ou par l'élément inconnu sur la culpabilité du condamné.

En dernier lieu, ce texte améliore la rédaction des cas d'ouverture du recours en révision afin que le doute bénéficie au condamné. L'économie générale du recours en révision est maintenue, conformément aux conclusions de la mission d'information que vous avez adoptées. Ainsi, les contraventions seront exclues de ce dispositif qui concerne les condamnations les plus graves et infamantes et n'a pas vocation à s'ouvrir à un tel contentieux de masse.

La révision des décisions d'acquittement n'est pas envisagée – c'est un point qui m'oppose à Georges Fenech –, tant elle est étrangère à l'histoire et à la nature du recours en révision, instauré en faveur du condamné, et constitue une dérogation trop importante au principe non bis in idem conventionnellement et constitutionnellement encadré.

L'article 3 de la proposition de loi rétablit la mention de l'innocence du condamné parmi les motifs susceptibles de permettre la révision d'un procès pénal. Ce motif, qui avait été incidemment supprimé en 1989, est nécessaire lorsque aucune incrimination ne subsiste à la charge du condamné.

Enfin, et c'est un point essentiel, le législateur vient expressément préciser que le « moindre doute » sur la culpabilité du condamné devra entraîner la révision de la condamnation pénale, en lieu et place du doute sérieux jusqu'alors exigé par la jurisprudence qui n'a jamais admis le simple doute. Il s'agit là d'un signal clair envoyé par le législateur aux magistrats afin de relativiser, sans l'anéantir, la présomption de culpabilité qui pèse sur le condamné en matière de révision.

Au cours de la discussion, j'aurai l'occasion de vous présenter des amendements destinés à améliorer la rédaction du texte en apportant d'utiles précisions sur la composition de la nouvelle cour de révision et de réexamen et en renforçant les garanties accordées aux parties au cours de l'instruction et de l'examen de la requête.

Je vous proposerai en particulier de permettre aux victimes d'intervenir dès le stade de l'instruction et de l'examen de la recevabilité des requêtes, et non pas seulement, comme aujourd'hui, au stade du jugement de la demande.

Je vous soumettrai également un amendement tendant à instaurer un système de représentation ou d'assistance obligatoire devant la cour de révision et de réexamen – car il est vrai que les professionnels de la justice et les avocats sont trop absents – afin d'améliorer la qualité des requêtes présentées et de renforcer l'égalité des justiciables devant la justice.

J'évoquerai enfin la nécessité de rendre plus contradictoire la procédure de suspension de l'exécution de la condamnation, en permettant aux deux parties de contester la décision de la commission d'instruction devant la formation de jugement.

Je vous invite donc à adopter cette proposition de loi, qui vise à prescrire avec plus de justesse et de justice les formes dans lesquelles une erreur judiciaire doit être réparée, condition d'un État de droit respecté et irréprochable.

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