Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 19 février 2014 à 17h00
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre :

J'éprouve beaucoup de plaisir à revenir ici, au terme d'un mandat au cours duquel nous avons eu l'occasion de dialoguer sur des questions importantes comme l'agriculture, la distribution, les télécoms, le déploiement de la fibre optique et, le 4 décembre dernier, la concurrence en outre-mer.

Je me représente devant vous en tant que candidat à un nouveau mandat ; cela ne correspondait pas à mon souhait initial, mais, maintenant que le processus est lancé, j'y participe de très bon coeur, et, si vous m'accordez votre confiance, je mettrai les mêmes énergie, enthousiasme et motivation que dans mes deux mandats précédents. Je souhaite néanmoins que l'on me trouve un successeur, et que l'Autorité de la concurrence puisse bénéficier de l'apport de talents et de vision différents, ainsi que d'un leadership renouvelé.

La loi qualifie l'Autorité de la concurrence d'autorité administrative indépendante (AAI) ; elle fait donc partie de l'exécutif en qualité d'autorité administrative et se trouve soumise à la loi, norme démocratique que nous servons. Elle doit se refuser à jouer tout rôle politique ; en effet, il s'avère important de séparer les fonctions : le politique élabore et évalue les politiques publiques, alors que les AAI sont les garantes des équilibres voulus par la loi. Telle est ma conception de la fonction de président de l'Autorité de la concurrence. Je tiens à cette indépendance, qui peut irriter, mais qui permet à l'Autorité de remplir sa mission d'arbitre impartial de l'économie de marché ; nos décisions reposent ainsi sur le seul mérite des arguments juridiques et économiques, et non sur la puissance des lobbies et des intérêts en place.

Cette indépendance crée également des devoirs : la transparence et l'explication publique du sens de nos décisions ; la collégialité – le collège allant connaître un profond renouvellement, quinze membres sur dix-sept devant être remplacés; la responsabilité, qui oblige l'Autorité de la concurrence à rendre des comptes, notamment auprès de la représentation nationale, l'indépendance n'induisant aucun droit de propriété sur l'institution et sur la politique publique concernée.

La concurrence se trouve au centre de nombreux débats : les taxis, le médicament, la téléphonie mobile, l'énergie, le rail et le transport par autocar, et les professions réglementées. Les mêmes questions se posent pour tous ces sujets : la concurrence est-elle bonne ou mauvaise ? Quelle dose de concurrence faut-il instaurer ? Quelles seront les conséquences des décisions prises en termes d'emploi et d'investissement ?

Je crois à la concurrence, car, dans une économie de marché, il s'agit du stimulant qui conduit les entreprises à être plus performantes, à se différencier les unes des autres, à innover et à rapprocher les prix des coûts afin de garantir la compétitivité. Nécessaire, la concurrence doit être régulée pour éviter que ne s'impose la loi de la jungle ou celle du plus fort. Le droit de la concurrence repose sur des règles qui protègent l'économie de marché, celle-ci devant fonctionner au bénéfice de toutes les entreprises et de tous les consommateurs, y compris les plus faibles et les plus vulnérables.

Je n'ai pas la religion de la concurrence, mais je considère qu'elle constitue un levier qui, combiné à la politique de redistribution, de solidarité, d'aménagement du territoire, de recherche, d'innovation et de compétitivité, permet de stimuler la croissance, la création d'emplois et la production de richesses, avant que celles-ci ne soient redistribuées.

Lors de mon audition de janvier 2009, la LME venait tout juste d'être adoptée et n'avait pas encore été appliquée ; cinq ans plus tard, cette loi et l'ordonnance prise sur son fondement en novembre 2008 ont constitué une réforme réussie : elle n'a pas coûté d'argent public et elle a rendu la régulation concurrentielle plus cohérente, plus unifiée et plus efficace.

L'Autorité de la concurrence, instituée le 2 mars 2009, a trois activités principales : la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles des ententes et des abus de position dominante, le contrôle préalable des opérations de fusion ou de rachat, et la pédagogie de la concurrence, les avis rendus par l'Autorité pouvant éclairer les acteurs, conseiller le Gouvernement et aider le Parlement à évaluer le coût, les avantages et les inconvénients des réformes envisagées.

La lutte contre les ententes et les abus de position dominante se situe au coeur de l'activité de l'Autorité de la concurrence ; c'est ce qui la rend visible, crainte et respectée du fait des sanctions qu'elle peut prononcer contre les entreprises tricheuses – celles-ci s'entendant secrètement avec leurs concurrentes pour fixer artificiellement des prix élevés, exclure de nouveaux entrants sur le marché, brider l'innovation, ou abusant de leur pouvoir de marché au détriment des concurrents et des consommateurs. Nous avons sanctionné beaucoup d'ententes au cours de la dernière décennie, car elles sont un facteur important de renchérissement artificiel des prix. Monsieur le président, vous avez cité l'entente sur la restauration des monuments historiques que nous avons condamnée, et nous avons également démantelé celle sur les panneaux de signalisation routière fournis aux collectivités locales ; dans les deux cas, la fin du cartel a induit une baisse des prix de 20 à 25 %.

Comme les cartels augmentent les prix, brident l'innovation et tordent les règles du jeu à leur profit, nous avons souhaité rendre notre politique de sanction plus dissuasive. Ainsi, l'Autorité de la concurrence s'avère la plus active du réseau composé de la Commission européenne et des autorités nationales de l'Union européenne (UE) : nous avons ouvert, sur le fondement du droit européen de la concurrence qui concerne les affaires les plus importantes, presque autant d'enquêtes que la Commission – 227 contre 233 – et rendu presque autant de décisions. Nous nous situons donc aux avant-postes européens de la lutte contre les ententes et les abus de position dominante.

Le montant total des sanctions prononcées par l'Autorité de la concurrence depuis dix ans s'élève à 3,5 milliards d'euros. Cette somme importante se répartit égalitairement entre les cinq premières et les cinq dernières années de la décennie : 1,77 milliard puis 1,74 milliard d'euros. Nous avons donc fait preuve de constance et avons développé une politique de dissuasion en élevant le standard de preuves tout en augmentant le montant des sanctions pour faire comprendre aux entreprises les conséquences d'un comportement d'infraction aux règles de la concurrence. Nous avons publié en au mois de mai 2011 un communiqué présentant un barème des sanctions ; ce guide méthodologique nous a permis d'allier dissuasion et motivation du calcul des sanctions. Depuis cette date, nous expliquons nos sanctions sur 10, 20 voire 40 pages, puisque les amendes peuvent atteindre plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de millions d'euros. Par ailleurs, nous ne faisons pas preuve d'aveuglement et dès qu'une entreprise invoque des difficultés sérieuses pour faire face à la sanction, nous en réduisons le montant jusqu'à 80 voire 90 %.

Parallèlement, nous avons renforcé les procédures alternatives et complémentaires. Le rapport de force né de notre politique de dissuasion a permis d'obtenir des engagements de changements significatifs dans certains secteurs – parfois élaborés par les entreprises elles-mêmes – afin d'y restaurer les conditions effectives de la concurrence. Ainsi, les procédures d'engagement et de clémence ont connu un grand succès en France ; pourtant de nombreuses craintes s'étaient exprimées au moment de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) qui instaurait le programme de clémence. L'Autorité de la concurrence a reçu 110 demandes de clémence, dont 67 concernaient des affaires strictement françaises, ce total se révélant bien supérieur aux attentes initiales. Enfin, les entreprises contestent de moins en moins l'accusation lorsque les faits s'avèrent accablants, ce qui permet de conduire des procédures négociées, plus simples et plus rapides.

Lorsque la compétence en matière de concentration fut transférée du ministre chargé de l'économie à l'Autorité de la concurrence, beaucoup se sont interrogés sur la capacité de l'AAI à faire face à cette nouvelle activité. Les faits ont montré que l'Autorité a réussi dans cette entreprise, puisqu'elle a traité environ 900 dossiers de fusion et de rachat en cinq ans. Nous avons tenté d'être très réactifs pour ne pas faire échouer les opérations utiles – celles qui permettent aux entreprises d'atteindre une taille critique – et d'accompagner plutôt que d'interdire. Ainsi, 45 % de ces 900 dossiers ont fait l'objet d'une procédure simplifiée qui permet à l'Autorité de la concurrence de donner une réponse en 17 jours ouvrés. Nous n'avons soumis ces opérations au respect de certaines conditions que dans 4 % des cas : ces engagements ont toujours été négociés avec l'entreprise, sauf dans un cas où nous avons dû les imposer par voie d'injonction. Aucune opération de concentration n'a été interdite.

Troisième et dernière activité de l'Autorité, la pédagogie exige que l'on y accorde beaucoup d'attention, surtout dans notre pays. Les avis, les enquêtes sectorielles et la participation à l'élaboration des réformes sont l'occasion pour l'Autorité de la concurrence de transmettre un message au Gouvernement, au Parlement et aux acteurs économiques. Les enquêtes sectorielles, outil important créé par la loi en 2008, permettent à l'Autorité – de sa propre initiative – de scruter le fonctionnement de la concurrence dans un secteur, de déterminer les sources de blocage et de frein, de proposer des modifications législatives ou réglementaires, et d'inciter les entreprises à adapter leur comportement. Depuis 2009, nous avons mené des enquêtes dans les secteurs les plus variés : le rôle des gares et l'intermodalité, les contrats d'affiliation dans la grande distribution, la publicité en ligne et le rôle de Google, les offres de convergence dans les télécoms, la distribution alimentaire à Paris, l'entretien et la réparation automobiles, le commerce en ligne, la distribution des médicaments, et le transport de longue distance par autocar. Cette dernière enquête, qui paraîtra prochainement, cherche à identifier les raisons expliquant le sous-développement de ce marché en France par rapport à d'autres pays, alors qu'il bénéficierait aux jeunes, aux seniors ou aux personnes à faibles revenus.

Nous avons rendu des avis à la demande de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale – notamment pour la loi du 7 décembre 2010 relative à la nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME) ou pour la réforme ferroviaire. Nous avons également l'ambition de participer davantage à l'étude d'impact servant à l'élaboration des réformes, afin que tous les responsables publics en connaissent les conséquences sur la concurrence.

Nous travaillons en étroite liaison avec les régulateurs sectoriels que sont le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ou l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF).

Je réserverai au nouveau collège, nommé au début du mois de mars prochain, la discussion des priorités sectorielles, leur définition devant résulter d'une délibération collective.

Les cinq prochaines années seront marquées par l'ouverture d'un nouveau cycle économique : la crise de 2008 a eu un fort impact sur le déploiement de la réforme adoptée la même année, et j'espère que l'activité reprendra afin que notre économie puisse investir, retrouver la croissance et créer des emplois. Nous devons réfléchir aux moyens par lesquels la politique de la concurrence pourrait permettre d'atteindre ces objectifs. Nous souhaitons émettre des propositions de réformes visant à moderniser notre économie pour la rendre plus productive, plus compétitive et plus efficace. Nous devons lever certains blocages, nous interroger sur la pertinence de certaines protections et chercher à stimuler l'innovation dans certains secteurs. Parmi ceux-ci, l'énergie, les transports, les médias et les télécoms doivent faire l'objet de réflexions particulières.

Il convient d'investir dans les champs encore inexplorés de la régulation. Nous devons identifier et traiter les menaces nées de l'activité de grandes entreprises mondiales – notamment dans l'Internet ; en effet, le remplacement de monopoles publics par des monopoles privés pouvant décider de l'avenir de secteurs entiers, notamment par la captation de l'innovation, ne constituerait pas un progrès. Comment vérifier que les nouveaux écosystèmes constitués des moteurs de recherche ou des plateformes électroniques respectent bien la concurrence, la liberté de choix des consommateurs et les règles du jeu de la régulation ? Nous devons traiter ces sujets en France, dans l'UE et au niveau international. L'Autorité de la concurrence entend prendre toute sa part dans les réflexions qui seront menées, car elle fut la première parmi ses homologues à aborder ces sujets nouveaux et à lancer une enquête sur Google, en imposant à cette entreprise un changement de sa politique de contenu sur AdWords. L'Autorité de la concurrence fut également la première à casser l'exclusivité de cinq ans obtenue par Apple pour la distribution de l'iPhone en France et à statuer sur les accords de peering – en ouvrant aux opérateurs de réseau la possibilité de demander une rémunération en échange d'un apport asymétrique de trafic qui leur impose de dimensionner leur réseau à la hauteur du débit nécessaire.

Dans le prolongement de notre débat du 4 décembre dernier, il y a lieu de continuer à nous intéresser à la concurrence en outre-mer. Ces territoires abritent des économies isolées et de petite taille, et il faut veiller à ce que le comportement des entreprises ne crée pas de difficultés supplémentaires. Il est donc nécessaire d'utiliser les nouveaux instruments de la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer, afin de veiller à protéger la concurrence, indispensable à la lutte contre la vie chère.

Enfin, nous devons faciliter l'accès aux réparations des personnes victimes de préjudices nés d'infractions aux règles de la concurrence. Le projet de loi sur la consommation, définitivement adopté par le Parlement le 13 février dernier, crée l'instrument de l'action de groupe, qui permettra à des consommateurs de se regrouper pour obtenir des réparations. Un projet de directive européenne est actuellement en cours de discussion entre le Conseil et le Parlement ; son objectif est d'harmoniser les règles dont se dotent les États membres sur ce sujet. Le droit de la concurrence, construit principalement à l'initiative des autorités et des régulateurs publics, se développera sous l'impulsion de l'action privée menée par des victimes cherchant à obtenir des réparations des préjudices causés par les comportements illicites des entreprises. L'Autorité de la concurrence est prête à accompagner ces évolutions et à veiller à ce que l'action privée renforce l'action publique.

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