Intervention de Pascal Ory

Réunion du 19 février 2014 à 17h00
Mission d'information sur la candidature de la france à l'exposition universelle de 2025

Pascal Ory, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Je mettrai en avant devant vous les huit fonctions communes aux expositions universelles telles que je l'ai exposé à un public chinois en 2009 avant l'Exposition universelle de Shanghai, puis devant un public franco-chinois lors de l'Exposition. Je précise que si, à mon sens, cette grille de lecture s'applique à toutes sans exception, mon expertise au sujet des expositions universelles à l'étranger est très relative. Aussi les exemples qui pourraient me venir à l'esprit seront-ils plutôt empruntés aux expositions françaises, et donc parisiennes, puisque qui dit « exposition universelle » en France dit « exposition universelle à Paris », comme n'ont pas manqué de le faire régulièrement observer les parlementaires de province dans les années précédant ces expositions.

L'exposition universelle résulte de la rencontre du modèle anglais de l'exposition de produits d'art et d'industrie, qui date du XVIIIe siècle finissant, et du modèle français de l'exposition nationale, inventée à Paris sous la Révolution française. On l'a oublié, mais au lendemain de la révolution de 1848, le projet de tenir une première exposition internationale à Paris avait été formé. Des intérêts industriels et commerciaux s'y étant opposés, ce sont les Anglais qui l'ont finalement organisée ; cela a ensuite contraint la France à s'aligner sur le modèle anglais, et il y a sans doute là des leçons à tirer.

Quelles que soient les conjonctures, on peut isoler les fonctions caractéristiques des expositions universelles. La première, présente d'emblée, est la fonction d'exhibition technologique. La Tour Eiffel est un exemple extrême mais, dès 1855, ce sont des expositions spectaculaires où s'exhibe la modernité technologique. Au XIXe siècle déjà, la technique se mettait en scène, par exemple dans les « galeries des machines ». Il s'agissait à la fois de montrer ce que l'on faisait de plus pointu – on peut donc imaginer une approche équivalente au XXIe siècle – et d'éblouir les foules. On voit aussi ce que la démarche avait d'ambigu : on « vendait » aux foules la modernité, avec une dose de pédagogie, tout en leur disant : « Admirez l'étendue du génie humain sans trop chercher à comprendre »… Cette dimension fondatrice aurait, pour certains des premiers organisateurs, pu être la seule : sans rattacher à toute force la création des expositions universelles au saint-simonisme, on voit qu'est à l'oeuvre dans ces réalisations une pensée du progrès résolvant tous les problèmes de l'humanité. Elle se retrouve dans l'affichage des expositions modernes.

L'autre fonction présente dans l'esprit des fondateurs, mais au second rang, est celle de foire commerciale. Ces expositions ont, dès l'origine, supposé une coopération entre secteur public et secteur privé et il y a toujours eu une compétition entre sociétés privées et regroupements nationaux d'entreprises. Cela explique aussi que les pavillons qui restent puissent être des pavillons privés. Ainsi, lors de l'Exposition internationale de 1937, est exposée au pavillon de l'électricité La Fée Electricité de Raoul Dufy, dite à l'époque « la plus grande toile jamais peinte » ; c'est une commande privée, pour l'Exposition, de la Compagnie parisienne de distribution d'électricité. La dimension commerciale de l'exposition universelle, version modernisée des foires médiévales, permet donc, selon des formes variables, une coopération entre public et privé, mais c'est la puissance publique qui donne le branle, dessine le cadre et donne les récompenses – les médailles des expositions.

Autre fonction de l'exposition universelle : l'exercice architectural. Le Crystal Palace élevé pour l'Exposition de 1851 à Londres avait connu un succès considérable, et l'idée s'est peu à peu enracinée dans l'esprit du public et des organisateurs successifs que l'on ne pouvait en rester à une foire éphémère. L'Exposition devait être l'occasion de montrer des prototypes architecturaux – ce qui rejoignait la première fonction, la promotion de la technique – mais aussi des bâtiments durables. L'évolution est progressive, car les premiers organisateurs pensaient plutôt à des constructions éphémères. Le Crystal Palace lui-même avait été conçu de la sorte ; sa pérennisation, qui n'allait pas de soi, a été due à son succès, et il en fut de même pour la Tour Eiffel. Au moment où une exposition s'achève, il faut analyser attentivement ce qui a marché et en tirer les conclusions appropriées pour les expositions suivantes. L'histoire de l'architecture est très liée aux expositions universelles : des solutions techniques à des problèmes architecturaux sont montrées à un très large public et valorisent le génie architectural des nations, celui de la nation organisatrice en particulier. Et si la commande publique se tourne plutôt vers les architectes « classiques » de chaque époque considérée, l'avant-garde architecturale n'est pas complétement absente ; ainsi, le Palais de Chaillot n'est pas précisément dans son style, mais Le Corbusier est présent à l'Exposition de 1937 avec le pavillon des Temps nouveaux.

La quatrième fonction est celle de levier urbanistique. L'unité de lieu étant, en raison des contraintes spatiales, assez vite remise en cause, le choix politique d'installer l'exposition sur plusieurs sites entraîne un remaniement urbain d'abord improvisé puis de plus en plus anticipé. Le meilleur exemple d'anticipation est celui de la première ligne du métro parisien, inaugurée lors de l'Exposition de 1900 : les embouteillages subis lors de l'Exposition de 1889 avaient été tels qu'il était inconcevable de ne pas reprendre le serpent de mer de l'édification du « chemin de fer métropolitain ». Mais le promeneur de Paris du XXIe siècle qui marche aux alentours de la gare Lyon, de la gare Saint-Lazare ou de la gare d'Orsay déambule dans des quartiers qui ont été entièrement remodelés pour les Expositions, comme l'ont été les ponts et les quais de Seine. Elles ont aussi entraîné un type d'urbanisme spécifique, avec certains bâtiments à caractère culturel, dont les musées. Tout cela participe du défi que représente une exposition universelle : on ne peut se permettre, sous le regard de l'étranger, de laisser les problèmes urbanistiques irrésolus.

La cinquième fonction, celle d'exposition d'art, a souvent été mise en avant par les historiens d'art. Cela n'allait pas de soi, puisque, au départ, les expositions nationales étaient conçues comme celles du monde économique se montrant à lui-même. Mais la France, dès l'Exposition de 1855, a tenu à rétablir l'équilibre par la présence des « beaux-arts ». La rétrospective, une manifestation fréquente aujourd'hui mais révolutionnaire à l'époque, a été inventée à cette occasion avec l'exposition comparée Ingres-Delacroix. Ce mouvement s'est amplifié par la suite avec de grandes expositions d'art plastique rétrospectives sur la décennale ou la centennale de l'art français ou international. Au-delà, une exposition universelle est un chantier de commandes d'oeuvres d'art et aussi, en période de crise, de lutte contre le « chômage intellectuel » ; des centaines d'artistes, dont de grands noms, ont travaillé pour l'Exposition nationale de 1937, et la commande publique n'est en rien négligeable. Cela vaut pour le pays organisateur, pour les pavillons nationaux et pour les pavillons privés. Là encore, si les artistes « bien en cours » ou représentant une esthétique familière à la plupart des décideurs sont privilégiés, les artistes d'avant-garde ne sont pas complétement absents, ou ils tirent leur épingle du jeu. Ainsi Courbet et Rodin, excellents entrepreneurs de leur propre gloire, profitent-ils des Expositions pour se mettre en valeur. Le discours selon lequel on y aurait systématiquement privilégié le conservatisme esthétique est donc quelque peu convenu.

Sixième fonction d'une exposition universelle : « garden-party » de la puissance invitante. D'évidence, le gouvernement, le régime, la majorité politique aux affaires au moment de la tenue de l'Exposition se mettent en valeur à cette occasion. Cette dimension géopolitique prend une importance particulière en 1889 et en 1900 pour la République française qui, encore très isolée diplomatiquement en 1889 – moins en 1900 –, cherche à se replacer au centre du débat et à affirmer que son modèle est viable. Par ailleurs, les valeurs du régime sont illustrées par ce qui est supposé être l'unité de la nation organisatrice autour de cet événement. Ensuite, pour mesurer la réussite de la manifestation, intervient assez vite la notion de la fréquentation : dès le XIXe siècle sont installés des tourniquets, systèmes de comptage des visiteurs. L'obsession du chiffre est donc ancienne, comme l'obligation de faire mieux que les prédécesseurs – elle s'imposait encore à Shanghai, où l'on tenait à ce que l'affluence dépasse celle d'Osaka ; ce fut le cas.

La septième fonction d'une exposition universelle est celle de « société des nations ». Si cette confrontation semble aller de soi aujourd'hui, à l'origine les Expositions ne se présentent pas sous la forme de pavillons nationaux mais sous celle d'une grande halle. Mais en 1878 déjà est organisée une « Rue des nations » et, onze ans plus tard, chaque pays dispose de son propre pavillon, théâtre de mises en scène qui captivent le public autant qu'elles intéressent l'historien.

Enfin, la huitième fonction d'une exposition universelle est celle de fête populaire, d'abord mise sous le boisseau : pour les organisateurs, le propos était la pédagogie et la communion dans la religion du progrès et non le divertissement, le glissement vers le Luna Park – lequel est au demeurant une des conséquences de l'Exposition universelle de Chicago, en 1893. De fait, la dimension ludique des Expositions est celle que le public retiendra : on présente une production à caractère économique, un progrès technique, mais tout cela doit passionner, surprendre et intriguer, si bien que, finalement, la leçon s'efface quelque peu derrière l'attraction, qui peut être architecturale ou technologique.

Pour conclure, l'espace-temps des expositions universelles me paraît être une utopie, mais une utopie qui laisse des traces matérielles. Tous les organisateurs se demandent ce que laisse l'exposition, une fois achevée. Il me paraît normal qu'au XXIe siècle on s'interroge sur la durabilité urbanistique d'une exposition universelle – une utopie, soit, mais une utopie concrète qui doit résonner durablement.

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