Le débat sur la fiscalité et l'égalité entre les femmes et les hommes se cristallise souvent sur la question de l'individualisation de l'impôt, or c'est un sujet beaucoup plus subtil.
Est-ce que la question de l'égalité entre les femmes et les hommes doit être mise en avant s'agissant de fiscalité ? C'est une évidence, parce que la fiscalité fait partie de l'intervention de l'État social. Le couple et la famille constituent un élément central, particulièrement en France où l'État social est familialiste. S'agissant de la fiscalité des ménages, il est donc essentiel d'adopter une perspective sexuée et une perspective d'égalité.
Le système fiscal français repose sur le postulat d'une mise en commun des ressources des couples pacsés et mariés ; les concubins n'ont pas accès à cette imposition conjointe. Dans la mesure où le droit constitutionnel impose de tenir compte des capacités contributives des citoyens, la taille de la famille est nécessairement prise en compte, et c'est donc davantage le niveau de vie des ménages que l'on cherche à imposer plutôt que le revenu stricto sensu. Mais, si tous les systèmes fiscaux européens prennent en considération la taille de la famille, aucun ne met à ce point l'accent sur la famille et le couple – c'est une vraie particularité française.
À cet égard, il convient de distinguer clairement ce qui relève du quotient conjugal de ce qui relève du quotient familial, même si les deux questions peuvent apparaître liées dès lors qu'il s'agit de déterminer dans quelle mesure on tient compte de la taille de la famille lorsque l'on impose les ménages.
En matière de revenus – l'imposition du patrimoine est une question distincte, et sur laquelle nous disposons de très peu de données sexuées –, le système fiscal français considère que les ressources d'un couple pacsé ou marié sont intégralement mises en commun, quelle que soit la façon dont elles ont été gagnées, avec un seul revenu, deux revenus ou encore un revenu à temps partiel et un autre à temps complet. Cette hypothèse est-elle juste, est-elle efficace ? C'est une question à laquelle il est difficile de répondre et sur laquelle nous disposons de peu de données, mais qu'il faudrait en tout cas poser dans le débat public. Une étude récente de Sophie Ponthieux, économiste et chargée de mission à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), a montré qu'environ deux tiers des couples mettaient effectivement en commun toutes leurs ressources. C'est un champ de recherches qu'il faudrait vraiment développer.
De plus, cette mise en commun des ressources ne dure évidemment que le temps du couple : or aujourd'hui, de nombreux couples se séparent, et toute séparation met à l'épreuve le système fiscal et social, puisqu'il faut décider de la meilleure façon d'accompagner cette rupture. Les juges doivent trancher et établir le partage qu'ils estiment le plus équitable possible, mais c'est très compliqué : comment prendre en compte une carrière qui n'a pas été menée, une progression de carrière qui n'a pas eu lieu ? Le Haut conseil de la famille, dont je fais partie, se penche d'ailleurs sur les ruptures familiales, qui posent des questions juridiques et économiques difficiles, à l'aune desquelles la fiscalité doit aussi être questionnée.
En tout cas, les hypothèses de notre système fiscal – mise en commun des ressources, et pendant une période très longue – ne correspondent que très partiellement à la réalité. Il ne serait donc pas inutile de le repenser, dans le contexte des modifications sociologiques de la famille.
Ensuite, pour valider la mise en commun des ressources, notre système fiscal considère qu'il faut être pacsé ou marié – il faut un contrat entre deux individus, que le juge prendra en considération en cas de séparation. Les concubins, eux, ne peuvent pas faire une déclaration conjointe. Si cela peut leur permettre d'optimiser leur situation fiscale, notamment par le biais du quotient familial, la plupart du temps, les gagnants sont les couples pacsés ou mariés. Dans tous les cas, les arbitrages et les optimisations sont extrêmement complexes, en raison de la grande opacité de notre système fiscal et social : ainsi, c'est souvent seulement au tout début du barème qu'il peut être avantageux pour un couple de demeurer en union libre, mais les facteurs à prendre en compte, de nature à la fois individuelle et familiale, sont très nombreux – revenus, décote, mais aussi prime pour l'emploi (PPE), par exemple.
Notre système social, en revanche, considère souvent, pour les transferts sociaux vers les plus démunis, que le concubinage suffit à assurer une mise en commun des ressources. C'est, par exemple, le cas pour le revenu de solidarité active (RSA) majoré : une femme perd la majoration liée à son statut de mère isolée si elle vit en concubinage. Il existe donc ici une vraie dissonance entre nos systèmes fiscal et social. Mais c'est un débat qu'il est très difficile d'ouvrir.
Comment, enfin, notre système fiscal doit-il prendre en considération la taille du ménage ? À l'évidence, un célibataire qui gagne 10 000 euros par mois aura un meilleur niveau de vie qu'un couple qui gagne la même somme à deux, mais il n'aura pas un niveau de vie deux fois supérieur. C'est pourquoi les économistes ont mis au point des échelles d'équivalence qui, bien que toujours imparfaites et contestables, permettent de comparer les niveaux de vie de ménages de taille différente. Selon ces échelles, la première personne d'un ménage vaut une part, la deuxième personne 0,5 part et la troisième 0,3 part. Autrement dit, il suffit qu'un couple dispose de revenus seulement 1,5 fois supérieurs à ceux d'une personne isolée pour jouir d'un niveau de vie équivalent ; il n'est pas nécessaire d'avoir deux fois plus de revenus pour avoir un niveau de vie équivalent quand on est deux. Ce n'est pas le calcul que fait le système fiscal, qui compte deux parts pour un couple : c'est un gain fiscal important pour les couples mariés ou pacsés.
Le même système fiscal compte une demi-part pour chacun des deux premiers enfants. Quant au troisième enfant, il compte pour une part entière, depuis la présidence de Valéry Giscard d'Estaing : il s'agit clairement d'une mesure nataliste, d'une incitation à avoir un troisième enfant. Il faut donc soigneusement distinguer les « parts politiques » – qui vont au-delà de la recherche d'une forme d'égalisation des niveaux de vie – des parts telles qu'elles sont calculées par les chercheurs et les économistes.
Il existe, là aussi, une dissonance avec le système social : dans le cas du RSA, la première personne compte pour une part et la seconde pour une demi-part seulement ; on est donc plus proche des estimations des économistes.
La question du quotient conjugal est potentiellement très subversive, on le voit dès que l'on compare quotient conjugal et quotient familial. En effet, ce dernier – qui marque la façon dont le système fiscal envisage les enfants à charge – est plafonné depuis le début des années 80, à la demande d'Yvette Roudy et des mouvements féministes, dans une logique de redistribution. Le Gouvernement a, tout récemment encore, choisi d'abaisser ce plafond. En revanche, on n'a jamais touché au quotient conjugal, qui n'est pas plafonné – sauf mécaniquement, pour des revenus très élevés. C'est, là encore, un choix politique : on favorise les couples mariés, mais aussi, et de façon importante, ceux où l'écart de revenus est grand. L'idée de plafonner le quotient conjugal – soit l'avantage fiscal lié à la présence d'un conjoint, qu'il soit ou non à charge, ou lié à des différences de revenus entre conjoints – n'a jamais été posée dans le débat public, contrairement au plafonnement du quotient familial.
L'enfant est pourtant de façon certaine une personne à charge, ce qui n'est pas nécessairement le cas d'un conjoint… Par exemple, un couple dont l'un des membres est cadre supérieur avec des revenus nettement supérieurs à ceux de son conjoint peut bénéficier d'un quotient conjugal important, car les écarts de revenus sont importants, mais de fait, on ne comprend pas bien pourquoi cet écart serait subventionné au point que cet avantage fiscal ne soit pas plafonné, alors qu'il l'est lorsque l'on a un enfant à charge…
Je ne dispose pas de réponse politique à cette question, mais il pourrait être utile de porter ce débat sur la place publique : c'est tout de même un avantage fiscal qui peut aller jusqu'à 30 000 euros par an ! Certes, il ne s'agit que de quelques rares cas, mais symboliquement, du point de vue de la fiscalité, cela peut sembler aberrant. Il y a là, me semble-t-il, un problème de cohérence des politiques publiques et d'équité fiscale, qui tient à l'idée même de départ de la mise en commun des ressources d'un couple.
Il y aurait plusieurs possibilités de réforme. On pourrait d'abord modifier le calcul des parts fiscales pour se rapprocher des estimations produites par les économistes – au lieu de deux parts, un couple compterait alors pour 1,5 à 1,7 part. On pourrait également plafonner le quotient conjugal, solution qui présente l'intérêt de ne pas toucher les ménages modestes. On pourrait encore autoriser les couples à choisir entre imposition commune et imposition individuelle, mais il serait alors nécessaire de modifier le calcul des parts ; mon collègue Guillaume Allègre a travaillé sur cette hypothèse. Il est, en tout cas, possible de réformer sans impact négatif pour les ménages les plus modestes.
Toutes ces réformes imposent d'ouvrir cette boîte noire qu'est aujourd'hui la mise en commun des ressources.