Intervention de Jean-Louis Roumegas

Réunion du 25 février 2014 à 14h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Roumegas, rapporteur :

Pour faire face à l'« épidémie mondiale » de maladies chroniques qu'elle constate, l'Organisation mondiale de la santé appelle les pouvoirs publics à agir, dans une optique non seulement de protection de la santé publique mais aussi de préservation des systèmes de protection sociale. Or ces pathologies de civilisation s'expliquent notamment par la dégradation de la qualité de l'environnement et les communautés scientifiques mettent en avant, comme facteur y contribuant, l'action des perturbateurs endocriniens.

Il s'agit de substances chimiques modifiant durablement le fonctionnement hormonal des êtres humains et de la faune, présentes dans toutes sortes de produits industriels ou agricoles de consommation courante.

Ce dossier doit impérativement être traité à l'échelle communautaire car il a des implications sanitaires, environnementales, industrielles et commerciales, autant de sujets qui relèvent du marché intérieur. C'est ce qui a motivé l'adoption par le Parlement européen, le 14 mars 2013, d'une résolution « sur la protection de la santé publique contre les perturbateurs endocriniens ».

Les perturbateurs endocriniens font peser un risque majeur sur la santé humaine et les générations futures. Ils se caractérisent en effet non pas par un effet toxique direct mais par une modification du système de régulation hormonale. Pour agir sur les hormones, ces molécules pénètrent dans le corps des êtres vivants via plusieurs interfaces : les voies digestives, le système respiratoire ou la surface de la peau.

Depuis le début des années 2000, grâce aux progrès des recherches, le nombre de produits chimiques identifiés comme préoccupants en tant que perturbateurs endocriniens ainsi que la diversité de leurs effets sur la santé humaine et la faune ont crû dans des proportions importantes, tous les domaines de consommation courante étant aujourd'hui concernés.

La toxicité des perturbateurs endocriniens n'est pas fonction de la dose de produit ingéré dans l'organisme d'un individu mais du stade de développement auquel il se trouve au moment de l'exposition : ce n'est pas le niveau d'exposition qui fait le poison mais la période d'exposition. À cet égard, les périodes les plus problématiques du cycle de vie, que l'on peut qualifier de « fenêtres de vulnérabilité », sont la vie prénatale, la petite enfance et la puberté.

Par ailleurs, l'intoxication consécutive à une exposition aux perturbateurs endocriniens est susceptible de ne se manifester par l'apparition de pathologies graves que plusieurs décennies plus tard.

La nocivité des perturbateurs endocriniens tient enfin à deux effets multipliant le risque : l'effet cumulatif et l'effet cocktail.

Le rapport de 2011 dit « rapport Kortenkamp » fait date : il revient sur les avancées scientifiques enregistrées depuis 2002 et trace des pistes pour traiter la question des perturbateurs endocriniens dans l'appareil réglementaire européen relatif aux produits chimiques. Il établit que les preuves de la tendance à la hausse des désordres endocriniens chez l'homme se sont renforcées au cours des deux décennies passées et milite en faveur de la mise au point et de l'actualisation de méthodes d'essai validées et reconnues internationalement. Par ailleurs, il récuse l'emploi des seuils d'exposition rigides comme critères décisifs et préconise que la définition des perturbateurs endocriniens sur laquelle s'appuiera la future réglementation européenne soit uniquement fondée sur le critère de nocivité au regard des modes d'action endocriniens.

Puis, en 2013, toujours emmenés par le professeur Andreas Kortenkamp, 89 scientifiques de renommée mondiale ont rendu public un manifeste, intitulé « déclaration de Berlaymont », qui tire la sonnette d'alarme et invite la Commission européenne à agir sans délais.

Ces initiatives constituent deux actes sans équivoques en faveur d'une prise en compte globale et immédiate du problème des perturbateurs endocriniens dans la réglementation européenne. Elles se sont rapidement concrétisées par l'abandon, en 2013, du critère de niveau d'exposition dans les avis des instances scientifiques de l'Union européenne.

Les recommandations formulées en direction des pouvoirs publics européens ont toutefois suscité la réaction d'un groupe de scientifiques opposés à l'application du principe de précaution dans une future législation européenne relative aux perturbateurs endocriniens. Au terme d'une réunion organisée le 24 octobre 2013 par la conseillère scientifique principale du président Barroso, un document de consensus a finalement été signé, éteignant la controverse scientifique et reconnaissant l'incertitude sur l'existence de seuils. Les perturbateurs endocriniens constituent donc bien une classe de produits chimiques toxiques à part.

Ce consensus ouvre la voie à une mise à jour de la stratégie et de la réglementation européennes en matière de perturbateurs endocriniens, sur le fondement du principe de précaution. Mais, en attendant une réglementation vraiment protectrice, des associations de consommateurs et des organisations non gouvernementales lanceuses d'alerte s'organisent pour gérer le risque et interpeller les pouvoirs publics – je souligne au passage que nous avons auditionné 45 personnes, au cours d'une trentaine de séances de travail, à Paris et à Bruxelles.

UFC-Que choisir a mis en évidence la présence massive de perturbateurs endocriniens dans nombre de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle.

Générations futures a démontré que l'imprégnation de la population est générale, avec une quarantaine de pesticides en circulation en Europe possédant un caractère de perturbateurs endocriniens.

Il ressort d'une étude de l'institut Noteo que 40 % des produits d'hygiène et de beauté contiennent des perturbateurs endocriniens, ce qui signifie que l'ensemble des consommateurs sont soumis à une exposition quotidienne.

D'autres structures promeuvent aussi des modes de production et de distribution alternatifs plus responsables.

Les premières victimes de l'abus de produits chimiques dans notre société sont évidemment les salariés et les professionnels des entreprises qui les produisent et les emploient ; le monde agricole est particulièrement touché.

À rebours des idées reçues, le Center for International Environmental Law a publié une étude tendant à démontrer qu'un durcissement de la réglementation sur les produits chimiques est de nature à amorcer un processus d'innovation industrielle favorable. Les interventions du législateur sont particulièrement indiquées dans ce secteur.

Le Parlement de l'État du Massachusetts a adopté une loi de réduction des produits toxiques, entrée en vigueur en 1990, qui cherche à réduire la production et l'utilisation des produits chimiques toxiques dans l'industrie. Les 500 entreprises de plus de dix salariés qui utilisent de grandes quantités de produits chimiques toxiques sont investies de trois responsabilités : délivrer un rapport annuel sur l'ensemble de leurs utilisations de produits chimiques toxiques, suivre un processus de planification de réduction de produits chimiques toxiques et s'acquitter d'une contribution couvrant les frais des services pourvus par l'État. En vingt-quatre ans, les entreprises du Massachusetts ont significativement réduit leur utilisation de produits toxiques et leurs rejets. Ce modèle constitue l'archétype d'une politique publique de promotion de la dimension santé environnementale de la responsabilité sociétale des entreprises. Il constitue un éclairage intéressant car les pouvoirs publics, en l'occurrence, assument le rôle de chef d'orchestre de la lutte contre les perturbateurs endocriniens, en appliquant pragmatiquement le principe de précaution.

Les substances soupçonnées d'avoir des propriétés de perturbateur endocrinien sont tellement répandues et en si grande quantité qu'il est cependant impossible pour les consommateurs de s'en protéger complètement. Il est par conséquent indispensable que les pouvoirs publics prennent des dispositions protectrices, conformes au principe de précaution, et la démarche européenne doit s'articuler avec les mesures prises par la France à l'échelon national.

Le Parlement français a voté, en 2012, la suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché à titre gratuit ou onéreux de tout conditionnement comportant du bisphénol A et destiné à entrer en contact direct avec des denrées alimentaires.

La France est également engagée dans un processus d'élaboration d'une stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens, lancé à l'occasion de la Conférence environnementale de septembre 2012. L'idée maîtresse est de capitaliser sur la dynamique enclenchée par la France sur le dossier du bisphénol A et de continuer à faire preuve d'esprit pionnier dans la lutte contre les perturbateurs endocriniens. Il s'agit aussi de peser sur la future stratégie européenne. La stratégie nationale est actuellement encore en phase de discussions interministérielles ; elle a vocation à être présentée devant le Conseil national de la transition écologique, vraisemblablement lors de sa réunion d'avril 2014.

Réunies en collectif, les associations de protection de la santé et de l'environnement regrettent que le Gouvernement ne se soit pas distingué de la Commission européenne en temporisant, tout comme elle, et tarde à reprendre la main. Elles s'inquiètent des freins mis à l'élaboration de la stratégie nationale et de l'incertitude quant à la teneur des arbitrages ministériels en cours, d'autant que le document qui a servi de base à la consultation publique et qui constitue la dernière version du rapport du groupe de travail ne les satisfait pas totalement.

Il convient maintenant d'adopter et de mettre en oeuvre en urgence une stratégie européenne transversale pour protéger des perturbateurs endocriniens la population et la biodiversité.

Dans une communication stratégique ad hoc de 1999, la Commission européenne notait qu'il restait beaucoup de recherches à accomplir à ce sujet et qu'il n'existait pas encore de méthode d'essai validée pour établir définitivement qu'une substance est un perturbateur endocrinien.

Le règlement REACH prévoit la possibilité de considérer qu'une substance est « extrêmement préoccupante » et par conséquent de l'inscrire parmi celles qu'« un fabricant, importateur ou utilisateur en aval s'abstient de mettre sur le marché ». Jusqu'à présent, cette notion de « niveau de préoccupation équivalente » n'a toutefois permis à l'Agence européenne des produits chimiques de n'interdire que quatre perturbateurs endocriniens. De fait, les méthodologies suivies par les industriels dans le cadre de la procédure REACH prennent insuffisamment en compte cette dimension.

En vérité, faute de critères de définition des perturbateurs endocriniens, l'Europe ne possède pas d'outil conceptuel pour organiser la révision de sa réglementation et en est réduite à des mesures de sauvegarde certes nécessaires dans l'immédiat mais tout à fait insuffisantes pour prendre le problème à bras-le-corps. C'est pourquoi une nouvelle stratégie européenne s'avère nécessaire.

L'élaboration de critères pour donner une définition scientifico-juridique européenne aux perturbateurs endocriniens est, en quelque sorte, le premier champ de bataille du dossier. Cette définition devra être unique et faire autorité pour toutes les politiques sectorielles, quels que soient les usages des substances.

Reste à trancher sur l'opportunité de retenir la notion de dose d'exposition. Après la publication du rapport Kortenkamp, un consensus scientifique s'est imposé en faveur d'une définition inclusive : une substance doit être classée parmi les perturbateurs endocriniens en fonction de ses caractéristiques intrinsèques de dangerosité et non du risque qu'elle fait peser à partir d'une dose d'exposition donnée.

Les perturbateurs endocriniens pourront être classés en deux catégories : avérés et suspectés. Cette distinction a l'aval des autorités françaises et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, qui considère que des tests in vitro peuvent suffire pour faire entrer une substance dans la seconde catégorie.

Il restera ensuite à transposer en droit positif européen ces critères de définition qui s'esquissent, afin de sortir des mesures de sauvegarde au cas par cas, lourdes et insatisfaisantes. Deux options s'offrent alors aux colégislateurs : soit une réglementation transversale prévoyant des mesures de gestion homogènes pour tous les perturbateurs endocriniens, sur le modèle de REACH, soit une revue de sa réglementation sectorielle.

La première option serait la voie la plus exigeante mais aussi la plus efficace, car elle présenterait l'avantage de prendre pleinement en compte l'effet cocktail des perturbateurs endocriniens contenus dans diverses catégories de produits de consommation courante.

Les substances extrêmement préoccupantes feraient alors l'objet d'une interdiction pour les produits susceptibles d'entrer en contact avec les publics vulnérables et, pour les autres usages, d'une suppression progressive en faveur d'alternatives plus sûres pour l'environnement et la santé humaine.

La recherche et l'expertise sont à la base des connaissances nécessaires à une gestion appropriée du problème des perturbateurs endocriniens. La recherche sur les perturbateurs endocriniens doit être puissamment soutenue par le programme-cadre Horizon 2020, en insistant sur trois aspects : mieux comprendre les modes d'exposition, perfectionner les méthodes d'essai tendant à établir les mécanismes d'action et entreprendre des études épidémiologiques.

Mais la pseudo-controverse scientifique de l'été 2013 a contribué à retarder le travail de la Commission européenne. Ces désaccords, portés sur la place publique, ont compliqué la prise en main du dossier par les instances politiques : alors que la législation sectorielle aurait dû être révisée avant la fin 2013, l'industrie a obtenu l'organisation d'une étude d'impact, une procédure qui ne fait pas l'unanimité et ne permet pas de clarifier le calendrier.

En dépit de la résolution du Parlement européen, le dossier des perturbateurs endocriniens s'est donc enlisé, au point que rien de concret ne sera acté avant les élections au Parlement européen et le renouvellement de la Commission européenne qui s'en suivra.

Je vous propose d'adopter la proposition de conclusions qui vous a été distribuée.

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