Intervention de Thierry Mariani

Réunion du 12 février 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThierry Mariani, co-rapporteur :

Le constat est donc le suivant : le partenariat entre l'Union européenne et la Russie est actuellement bloqué et pourtant chacun reconnaît qu'il faut le relancer. La question qui en découle est la suivante : la France peut-elle y contribuer ?

Nous pensons que oui, car il y a un vrai capital à valoriser dans les relations entre la France et la Russie. Ce d'abord parce qu'elles sont inscrites dans une vieille tradition d'amitié. Les deux pays ont combattu ensemble durant les deux guerres mondiales. Cette histoire commune est importante pour les Russes, mais nous devons aussi l'honorer.

Cela nous amène tout de suite à une préoccupation, qui est celle de l'image de la Russie en France. Beaucoup des personnes que nous avons rencontrées ont regretté que l'on donne souvent dans les medias français une image particulièrement négative de la Russie. Cela se ressent dans l'opinion. Nous présentons dans le rapport un sondage qui montre qu'entre 2011 et 2012, dans le contexte de la réélection de Vladimir Poutine, c'est en France, parmi les pays occidentaux, que l'image de la Russie s'est le plus détériorée. Désormais, avec seulement 31 % d'opinions favorables sur la Russie parmi les sondés français, la France apparaît comme un des pays ayant l'opinion la plus hostile à la Russie ; il y a plus d'opinions favorables sur la Russie parmi les Polonais, malgré l'ampleur de leur contentieux historique avec la Russie, que parmi les Français. Nous devons faire attention à cette évolution, qui est par ailleurs assez contradictoire, car jamais les échanges n'ont été aussi denses.

Pour ce qui est de la circulation des hommes, il faut ainsi savoir qu'en 2012 les demandes de visas français ont augmenté de 16 % en Russie. Avec plus de 400 000 demandes, la Russie est le premier pays pour ces demandes, devant la Chine et les pays du Maghreb. Dans une étude récente, notre agence de promotion touristique Atout France a estimé que le nombre de touristes russes et ukrainiens en France pourrait quasiment doubler de 2011 à 2014.

La Russie est aussi devenue, nous l'avons bien vu avec le débat récent sur la ratification de l'accord dans ce domaine, le premier pays d'origine des enfants adoptés à l'international par des Français.

L'attrait des Russes pour la France et sa langue se manifeste aussi par le fait qu'environ 800 000 élèves apprennent le français en Russie, ce qui en fait la troisième langue étrangère enseignée, loin cependant derrière l'anglais mais aussi l'allemand, que plus de 3 millions de jeunes Russes apprennent. Dans l'autre sens, il y a désormais moins de 14 000 collégiens et lycéens français qui apprennent le russe, qui a régressé à la septième place des langues étrangères en France, ce que les autorités russes déplorent régulièrement.

Environ 5 000 étudiants russes sont présents en France. Il faut toutefois observer que la France n'est que le quatrième pays d'accueil des étudiants russes en mobilité internationale. Ils seraient 16 000 en Allemagne.

L'« année croisée France-Russie » en 2010 a été l'occasion de près de 350 manifestations. Les saisons croisées des langues et de la littérature russe et française en 2012 se sont inscrites dans la même ligne, de même que les « rencontres culturelles France-Russie » 2013-2014 dans les domaines du cinéma, du théâtre et des arts plastiques.

Dans le domaine économique, nos exportations vers la Russie ont été multipliées par cinq depuis 2000. La Russie est devenue notre dixième partenaire commercial, le troisième hors Union européenne et Suisse, derrière la Chine et les États-Unis. Notre commerce avec la Russie est intéressant, car si nos importations consistent essentiellement en hydrocarbures, nos exportations comprennent une part importante de produits de haute technologie, dans des domaines tels que l'aéronautique et la pharmacie. Cette part de la haute technologie dans les échanges avec la Russie est plus élevée que dans l'ensemble de nos échanges mondiaux. Elle est notamment liée aux coopérations que nous avons établies avec la Russie dans des domaines de souveraineté, ce qui nous ramène à la politique : on peut citer notamment l'utilisation du lanceur Soyouz à Kourou, l'avion Superjet 100, ou encore la fourniture de deux BPC (bâtiments de projection et de commandement) par les chantiers STX de Saint-Nazaire.

S'agissant des investissements, la France est le troisième investisseur en Russie. Pour ne donner que quelques exemples, la Société générale contrôle Rosbank, troisième banque privée russe, Auchan est le premier employeur étranger en Russie et les entreprises développées ou rachetées par nos constructeurs automobiles contrôlent le tiers du marché russe.

Dans l'autre sens, il faut toutefois le noter, les investissements russes en France restent beaucoup plus faibles ; ils étaient même insignifiants avant le rachat de GEFCO par RZD, la SNCF russe. Les investisseurs russes se plaignent d'une méfiance très grande des banques françaises à leur endroit, comportement que n'auraient pas les banques des autres pays européens. Par ailleurs, TRACFIN semble avoir refusé de signer avec son homologue russe un accord qui aurait permis de vérifier l'origine des fonds des investisseurs pour sécuriser tout le monde. Il y a certainement dans ce domaine un axe de travail et de progrès.

Nous devons nous souvenir que dans le domaine économique, rien n'est acquis. Il apparaît ainsi que depuis le début de l'année 2013, les flux commerciaux entre les deux pays se sont fortement contractés, après des années de croissance. Cela doit nous conduire à être vigilants et ne pas relâcher l'effort. Je salue à cet égard la chambre de commerce franco-russe, qui est très active à Moscou.

Dans le domaine politico-institutionnel, le rapprochement engagé dans les années 1960 par le général De Gaulle avec l'URSS est à l'origine de tout un dispositif de coopération qui a évolué mais existe encore aujourd'hui : le Séminaire intergouvernemental se tient tous les ans au niveau des premiers ministres, le Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe (CEFIC) réunit au moins une fois par an des ministres « économiques » et le Conseil de coopération sur les questions de sécurité les ministres de la défense et des affaires étrangères.

Ce tissu très dense et ancien de relations a des effets positifs. Il permet de dédramatiser des divergences telles que celle qu'ont les deux pays sur la Syrie, qui n'a à aucun moment nui à la qualité des relations bilatérales.

Nous devons toutefois être conscients d'une évolution : la « relation spéciale » qui existait entre la France et la Russie tend à devenir moins prioritaire pour nos amis russes, dont le partenaire important en Europe est de plus en plus l'Allemagne. Cette relation spéciale avait en effet été établie au temps où le général De Gaulle avait souhaité avoir une politique propre vis-à-vis de l'URSS à l'intérieur du camp occidental, ce dans quoi les Soviétiques avaient cru voir une ouverture à exploiter. Elle s'est maintenue pendant les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac, qui ont été particulièrement soucieux de prendre en compte les intérêts russes dans les années difficiles de la fin de l'URSS et des débuts de la nouvelles Russie. Mais il faut admettre que depuis la fin de la présidence de Jacques Chirac il en reste assez peu de choses ; même le dispositif de coopération institutionnel décrit précédemment s'est en quelque sorte banalisé, car les autres grands pays occidentaux ont mis en place avec la Russie des dispositifs comparables.

Par contre, on voit bien que la densité des échanges germano-russes est devenue beaucoup plus forte que celle des échanges franco-russes, dans tous les domaines : la Russie importe presque trois fois plus d'Allemagne que de France ; les investissements allemands en Russie représentent le double des investissements français ; il y a trois fois plus d'étudiants russes en Allemagne qu'en France et l'allemand est quatre fois plus appris en Russie que le français. L'Allemagne, de son côté, a une politique très claire d'ouverture et de priorité à la Russie, qui transparaît dans le contrat de gouvernement qui régit l'actuelle coalition. Si nous voulons conserver à notre relation avec la Russie la qualité et la densité qu'elle a actuellement, y compris dans le domaine économique, il faut que nous ayons nous aussi une vision claire de notre stratégie vis-à-vis de ce pays. Et nous avons probablement intérêt à discuter de la question avec les Allemands, car, dans l'Union européenne, ils ont des intérêts et des positions sur la Russie qui sont proches des nôtres. Il y aurait donc place pour des initiatives communes, notamment dans le domaine politique sur les questions du Partenariat oriental et de l'Ukraine.

Sur ce point, il y un certain nombre de réalités qu'il faudrait admettre. Il est peu probable que l'OTAN s'élargisse un jour à l'Ukraine ou à la Géorgie, cela est clair depuis la guerre de Géorgie en 2008. Et s'agissant de l'Union européenne, les perspectives d'élargissement à l'est me paraissent faibles, même à moyen terme, et ce d'abord pour des raisons internes à l'Union européenne. Nous sommes nombreux à penser que le dernier élargissement a été fait un peu vite. Par ailleurs, la crise économique a recentré l'Union sur ses priorités internes et mis en lumière les difficultés de fonctionnement d'une Union à 28 avec des degrés d'intégration différents.

De leur côté, les Russes ont des liens historiques très forts et des intérêts économiques avec l'Ukraine, mais en même temps, ils s'adaptent au monde réel et ne vont pas reconstruire l'URSS, quelle que puisse être la nostalgie. Vladimir Poutine l'a dit dans une formule bien connue : « Ceux qui ne regrettent pas la disparition de l'URSS n'ont pas de coeur, mais ceux qui voudraient la refaire n'ont pas de tête ». Pour être moins dépendante pour son commerce avec l'Europe occidentale des anciennes républiques soviétiques comme l'Ukraine, le Belarus et les pays Baltes, la Russie a développé ses propres ports sur les rivages de la mer Noire et de la Baltique qui restent russes. De même, des gazoducs ou des projets comme Northstream et Southstream ont un objectif très simple : pouvoir exporter du gaz en Europe sans passer par l'Ukraine. Tout cela montre que la Russie apprend à vivre à côté d'anciennes républiques soviétiques qui sont désormais indépendantes, même si elle souhaite y garder une certaine influence.

Dans ce contexte, il peut y avoir place pour une sorte de grand compromis géopolitique entre l'Union européenne et la Russie. Encore faut-il que certains, dans l'Union, aient le courage de le proposer.

Notre rapport se termine par un ensemble de recommandations qui reprennent les différents points que nous avons développés. Certaines concernent avant tout la France et peuvent être mises en oeuvre à court terme : continuer à faciliter la délivrance des visas aux demandeurs russes en accentuant la politique de multiplication des sites de dépose des demandes et d'amélioration de l'accueil ; porter une attention particulière aux étudiants ; essayer de réduire les obstacles, notamment dans notre système bancaire, aux investissements russes en France, etc.

Celles portant sur la dimension européenne sont sans doute à plus long terme dans la situation assez bloquée d'aujourd'hui. Elles mettent en avant l'intérêt de chercher à travailler avec l'Allemagne pour élaborer et faire prévaloir une stratégie européenne claire vis-à-vis de la Russie ; l'intérêt à progresser rapidement sur la question des visas, qui n'est pas seulement importante pour les Russes, mais aussi pour nous ; la possibilité, peut-être, d'un apaisement des tensions politiques avec la Russie sur l'Ukraine et le partenariat oriental.

Je conclus en remerciant Chantal Guittet car nous avons travaillé sur ce rapport en parfaite harmonie.

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