Intervention de Anne-Yvonne Le Dain

Réunion du 26 février 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnne-Yvonne Le Dain, rapporteure pour avis :

La commission des Lois s'est saisie pour avis du projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires que le Gouvernement a déposé le 3 janvier 2014. Visant à défendre le pavillon français, ce texte sert pour notre pays un intérêt économique majeur. Au sein de l'Union européenne, le recours à des équipes privées de protection est autorisé en Allemagne, en Belgique, à Chypre, au Danemark, en Grèce, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Suède et au Royaume-Uni, mais non en France. Or l'impossibilité juridique de faire appel à des équipes de protection armées sur les navires n'est sans doute pas étrangère au fait que 40 % de la flotte des armateurs français navigue sous pavillon étranger.

Compte tenu de l'enjeu économique, je rends hommage au rapporteur de la commission du Développement durable, saisie au fond, qui soutient ce projet de loi tendant à autoriser le port et l'usage des armes en cas de légitime défense. Le chiffre d'affaires prévisionnel de cette nouvelle activité serait en effet d'au moins 12 millions d'euros pour la protection des seuls navires battant pavillon français, pour lesquels la piraterie maritime constitue une menace majeure dont on ne parle guère, sauf lorsque survient un événement douloureux.

Les menaces sur le trafic maritime mondial se concentrent dans des zones généralement situées à proximité de passages étroits, en particulier dans le nord de l'océan Indien – tant au nord-est de celui-ci, aux abords des Îles de la Sonde, qu'au nord-ouest, pour l'accès au canal de Suez, vers la Méditerranée et l'Europe. Le Bureau maritime international (BMI) a recensé 234 attaques depuis le début de l'année 2013. Dans le nord de l'océan Indien, les attaques observées ont pour but la capture des navires et des équipages en vue d'obtenir le versement de rançons. C'est là une pratique banale. Dans le golfe de Guinée, autre endroit stratégique pour notre économie, les attaques peuvent être beaucoup plus violentes et visent surtout à extorquer des produits ou des biens transportés à bord – hydrocarbures ou objets de valeur – afin de les revendre. Ayant existé de tout temps, la pratique de la piraterie en mer est de nouveau active aujourd'hui : il est donc temps de s'en préoccuper, d'autant plus que s'il s'agit souvent d'attaques de navires au mouillage dans les ports ou navigant à proximité des côtes, dans la mer territoriale des États riverains, la menace tend aujourd'hui à s'étendre vers le large.

Dans l'océan Indien et dans le golfe de Guinée, si l'ensemble du trafic français est susceptible d'être attaqué, les navires les plus vulnérables sont essentiellement les bâtiments lents et dont le franc-bord est faible, ce qui permet aux assaillants d'accéder plus facilement au pont : pétroliers à pleine charge, navires de pêche, câbliers, bâtiments de recherche sismique ou navires ravitaillant les installations offshore. Mais les navires de croisière et les voiliers sont également visés. La marine nationale assure naturellement une certaine protection, mais qui ne profite qu'à une minorité de navires.

La France participe largement aux nombreuses initiatives qui ont été prises aux niveaux international et européen pour lutter contre la piraterie, ce sous deux formes : d'une part, en assurant une protection militaire dans les zones de piraterie et, d'autre part, en accordant la possibilité d'embarquer des équipes militaires de protection à bord de certains navires français. La France participe notamment à l'opération navale Atalante, lancée par l'Union européenne en 2008 dans le golfe d'Aden et au large des côtes somaliennes, et à la force multinationale « 151 », sous l'égide de l'OTAN. Nous n'avons cependant pas la possibilité d'embarquer des équipes armées relevant d'entreprises privées à bord des navires.

Afin d'assurer la protection des navires battant pavillon français ou d'intérêt français, un arrêté du Premier ministre du 22 mars 2007 autorise le ministère de la Défense – en pratique, la marine nationale – à mettre à disposition des propriétaires ou exploitants de navires exposés à un risque de piraterie des équipes de protection embarquées, dont le cadre d'emploi est fixé par le Premier ministre. Plusieurs critères d'attribution sont pris en compte tels que la nationalité du pavillon, la présence de citoyens français à bord, la nature de la cargaison et la nature de l'activité du navire. Mais les délais nécessaires à cette mise à disposition ne nous permettent pas d'être suffisamment réactifs : la marine nationale ne peut répondre, dans le meilleur des cas, qu'à 70 % des 25 à 35 demandes reçues chaque année. Les refus sont principalement motivés par l'incompatibilité des délais nécessaires aux démarches diplomatiques et au déploiement des équipes de protection embarquées, ainsi que par la non-conformité aux critères d'éligibilité définis par le Premier ministre. Nous manquons ainsi de rapidité et d'efficacité, réduits à une posture défensive en droit comme en fait.

Il est temps désormais d'expliciter notre droit sur ce point, ainsi que l'ont fait d'autres États européens, et d'autoriser le recours à des services de sécurité privés, compte tenu du risque non négligeable de « dépavillonnement » de navires français souhaitant être mieux protégés. Les principaux acteurs de la protection privée des navires étant aujourd'hui britanniques, américains, sud-africains ou encore israéliens, il paraîtrait judicieux que des sociétés françaises puissent également intervenir sur ce marché. Ce projet de loi permet donc de placer le pavillon français à égalité avec d'autres pavillons européens et de créer de la valeur économique sur notre territoire.

L'article 1er définit et encadre « l'activité consistant, à la demande d'un armateur, à protéger, contre les menaces extérieures, des navires battant pavillon français ainsi que l'équipage, les passagers et les biens ». Il permet l'embarquement d'agents de protection privés à bord de navires battant pavillon français lorsque ceux-ci doivent transiter par des zones à haut risque de piraterie. Le cadre de cette nouvelle activité est précisément défini : elle concernera les « menaces extérieures », au-delà de la seule piraterie, et couvrira donc ainsi la protection contre les bandes armées agissant à des fins non lucratives, notamment les terroristes. Elle devra être exercée uniquement à bord du navire à protéger, le projet de loi excluant le recours à toute protection prenant la forme d'une « escorte ». Nous jugeons en effet ce procédé moins efficace et source de confusion, compte tenu de la présence éventuelle de bâtiments officiellement chargés de la police en mer, comme l'a d'ailleurs illustré l'affaire d'un navire battant pavillon de la Sierra Leone survenue l'an dernier dans l'océan Indien. Il est en outre proposé à l'article 18 de limiter l'exercice de cette activité au strict nécessaire, soit à des zones, définies par décret, désignées à raison des menaces encourues et se situant au-delà de la mer territoriale des États.

Les dirigeants, gérants ou associés des entreprises privées de protection souhaitant exercer cette activité – de même que les responsables d'équipe et chacune des personnes autorisées à exercer cette activité – devront recevoir un agrément délivré par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS). Il s'agit donc d'attribuer des autorisations, non pas globales et non définies, mais bien explicites et personnalisées. Les dirigeants et gérants ou associés devront en outre être de nationalité française ou européenne. L'article 11 du projet de loi énumère les conditions auxquelles devront satisfaire les personnes souhaitant obtenir l'agrément – parmi lesquelles figure notamment l'absence de condamnation criminelle ou correctionnelle au bulletin n° 2 du casier judiciaire – et prévoit la possibilité pour le représentant de l'État dans le département du siège d'une entreprise de protection de retirer cet agrément en cas de nécessité tenant à l'ordre public.

Les agents des entreprises privées de protection des navires devront obtenir une carte professionnelle, également délivrée par le CNAPS. Les conditions auxquelles ils seront soumis sont rigoureusement les mêmes que pour les dirigeants des entreprises, exception faite de la condition de nationalité. Ainsi une entreprise exerçant l'activité de protection des navires pourra-t-elle employer des agents de toutes nationalités. Cette activité fera l'objet de registres tenus par les entreprises, par les équipes de protection et par les capitaines des navires protégés. Des contrôles à terre et en mer pourront en outre être effectués : à terre, il s'agira des contrôles que la police ou la gendarmerie peuvent conduire au siège des entreprises et des contrôles sur pièces et sur place du CNAPS ; en mer, de contrôles inopinés des douanes, des Affaires maritimes ou encore de la marine nationale.

L'article 22 du projet de loi permet aux entreprises exerçant l'activité de protection des navires d'acquérir, de détenir, de transporter et de mettre à disposition de leurs agents, pour les besoins de leurs activités, des armes et des munitions, selon des conditions définies par décret en Conseil d'État. Afin d'éviter que des armes ne soient achetées de manière clandestine, ces entreprises ne pourront importer sur le territoire national ni armes ni munitions acquises dans un État non-membre de l'Union européenne. Elles ne pourront pas non plus revendre dans un État tiers des armes et munitions acquises sur le territoire national.

L'usage de la force est strictement limité puisque, aux termes de l'article 21, il ne sera admis que dans le cadre des dispositions des articles 122-5 à 122-7 du code pénal, c'est-à-dire en cas de légitime défense ou de nécessité.

Je me suis pour ma part interrogée quant au rôle du capitaine du navire à l'égard de l'équipe de protection privée. En effet, en application de l'article L. 5531-1 du code des transports, le capitaine a « sur toutes les personnes, de quelque nationalité qu'elles soient, présentes à bord pour quelque cause que ce soit, l'autorité que justifient le maintien de l'ordre, la sûreté et la sécurité du navire et des personnes embarquées, la sécurité de la cargaison et la bonne exécution de l'expédition entreprise ». Ce même article dispose que, « dépositaire de l'autorité publique, il peut employer à ces fins tout moyen de coercition nécessité par les circonstances et proportionné au but poursuivi. Il peut également requérir les personnes embarquées de lui prêter main-forte ». Au titre de cette autorité, le capitaine peut donc, à tout moment, donner, tant aux agents des entreprises privées de protection embarqués qu'aux membres de l'équipage, toutes instructions relatives à la conduite à tenir en cas de menace extérieure.

Cependant, cette autorité du capitaine trouve une limite au second alinéa de l'article 27 du projet de loi, qui dispose que les agents de protection « ne peuvent exercer aucune prestation sans rapport avec la protection des personnes ou des biens ou avec les conséquences directes qui en découlent ». Or la notion de protection des personnes ou des biens doit s'entendre au sens de l'article 1er du projet de loi comme l'activité consistant « à protéger, contre les menaces extérieures, des navires battant pavillon français ainsi que l'équipage, les passagers et les biens embarqués à bord de ces navires ». C'est donc seulement pour assurer cette mission, à l'exclusion de toute autre, que le capitaine peut demander aux agents concernés de lui « prêter main-forte ». Ainsi, si les équipages embarqués estiment que le capitaine leur donne un ordre inadéquat et inapproprié, ils pourront refuser d'obtempérer. Nous ne pouvons en effet exclure que certains capitaines pourraient être achetés, ce qui justifie que le recours à des armes puissantes ne puisse pas résulter de leur seule décision.

S'agissant de la décision d'employer la force et des responsabilités qui en découlent, les faits justificatifs que constituent la légitime défense et l'état de nécessité ne pourront être invoqués que lorsque l'acte pénalement répréhensible était à la fois nécessaire et proportionné. L'existence de telles situations étant soumise à un jugement éminemment personnel, elles seront appréciées, le cas échéant, du point de vue de l'équipe de protection qui fait usage de la force, et même de chaque membre de cette équipe, qui sera responsable de son tir. En tout état de cause, le capitaine ne pourra pas donner aux agents de protection d'instructions les conduisant à faire usage de la force en dehors des cas prévus par ces articles. S'il le faisait, il ne pourrait en aucun cas exonérer de responsabilité pénale l'auteur du tir. C'est ainsi que, dans le cas où des atteintes volontaires à la vie ou à l'intégrité d'une personne, non justifiées par la légitime défense, résulteraient directement d'un ordre donné par le capitaine, celui-ci pourrait être regardé comme complice de l'infraction, en application de l'article 121-7 du code pénal. Sa responsabilité pourrait également être engagée si, à l'inverse, il ne prenait pas les mesures de protection de son équipage – principe général applicable indépendamment de la présence ou non d'une équipe de protection.

On ne saurait envisager, en principe comme en pratique, que le capitaine puisse substituer son appréciation à celle des agents de protection quant à l'existence d'une situation de légitime défense. Concrètement, s'il devait donner un ordre que l'agent de l'équipe de protection considérerait comme n'entrant pas dans le cadre de la légitime défense ou de l'état de nécessité, cet agent serait fondé à ne pas l'appliquer puisque sa propre responsabilité pénale serait engagée.

Telles sont les dispositions de ce projet de loi qui vise au premier chef à conforter, au bénéfice de notre pays, la place du pavillon français sur les mers du monde et à ouvrir à nos entreprises un nouvel espace de développement – essentiellement aujourd'hui dans le nord de l'océan Indien et dans le golfe de Guinée.

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