Intervention de Jean-Marie Monnier

Réunion du 11 février 2014 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Jean-Marie Monnier, professeur d'économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d'économie de la Sorbonne :

La question de l'impôt sur le revenu et des critères d'équité du système français d'imposition des ménages est le sujet de bon nombre de mes travaux. Pour Amartya Sen, on ne peut traiter réellement des problèmes d'injustice sans prendre en compte et, pour ainsi dire, « à parité » les questions d'égalité entre les sexes, au même titre que les autres facteurs d'inégalité sociale. Or, les inégalités de genre sont une préoccupation récente dans les travaux de recherche et les prises de position sur l'impôt sur le revenu et la fiscalité des ménages.

À sa création en 1946, dans le cadre de l'impôt sur le revenu, le quotient familial a fait l'objet de critiques nourries quant à son impact redistributif – un ministre intervenant à la tribune a notamment critiqué l'avantage trop important qu'il procurerait aux familles les plus aisées ayant de nombreux enfants. Cette critique a nourri les débats jusqu'aux années 80 et 90, où le système du quotient familial a fait l'objet d'ajustements.

En 1946, le quotient familial prolongeait la règle de l'imposition par foyer, issue de la loi Caillaux sur l'impôt sur le revenu, et s'inscrivait dans une combinaison d'instruments organisant le système de transfert monétaire qui est l'un des piliers de la politique familiale. L'exonération des prestations familiales, instaurée en 1926, et le quotient familial formaient un ensemble qui s'ajoutait aux dispositions prises en 1946. Dans son discours du 6 août 1946 à l'Assemblée constituante, Ambroise Croizat, ministre du travail et de la sécurité sociale, déclarait que la politique familiale, comme l'ensemble du plan français de sécurité sociale, était soumise à l'impératif démographique : c'est là le modèle bien connu de « Monsieur Gagnepain » et « Madame Aufoyer ».

Depuis lors, la société a connu de nombreuses modifications, comme la forte croissance de la participation des femmes au marché du travail et la transformation des modèles familiaux, puis la crise et le chômage de masse. À partir des années 70, la politique familiale est ainsi devenue dépendante, en quelque sorte, de la politique de l'emploi. Dans le même temps, la fiscalité des ménages a elle-même évolué, avec notamment la fusion de l'impôt sur le revenu en 1959, la création de la contribution sociale généralisée (CSG) en 1991 et de la prime pour l'emploi (PPE) en 2001.

Le dispositif régissant l'impôt sur le revenu a toutefois vu s'accentuer les logiques qui étaient à l'oeuvre en 1946, avec une familialisation systématique des dépenses fiscales, et donc de la prime pour l'emploi (PPE), et une augmentation de ces dépenses. Le nombre de parts dont bénéficient les familles a également augmenté – l'attribution d'une part complète pour tous les enfants au-delà du troisième, au lieu d'une demi-part,ne date que de 1987 – et le quotient familial a été plafonné pour répondre à des impératifs redistributifs.

Toute cette architecture se met en place jusqu'à une période assez récente, pour des considérations familiales ou redistributives et sans tenir compte de l'impact de ces mesures sur les inégalités de genre, ni donc sur le travail des femmes. Malgré les critiques radicales exprimées dans la littérature consacrée au genre, aucune modification n'a été apportée à ce dispositif qui est resté ancré dans des logiques de l'après Seconde guerre mondiale ou est lié à des préoccupations redistributives.

L'une des critiques formulées porte sur le système de droits dérivés : les femmes vivant en couple étant d'une certaine manière rattachées à leur conjoint – et le quotient familial relève de cette logique – , le système actuel pénaliserait le deuxième salaire et inciterait les femmes vivant en couple à ne pas travailler, à se retirer du marché du travail ou à travailler au noir.

Par ailleurs, l'imposition par foyer et l'attribution de deux parts pour un couple – le quotient conjugal – supposent un partage égalitaire des ressources au sein du foyer : chacun vaut un. Or, on sait que ce schéma n'est pas exact et que ce qui domine est l'inégalité du partage au sein des couples, au détriment des femmes, voire des enfants – les organismes internationaux recommandent ainsi de distribuer aux femmes plutôt qu'aux hommes les allocations destinées aux enfants, afin que celles-ci parviennent bien à leurs destinataires. C'est un élément qui inciterait à rompre avec la fiction égalitaire du quotient conjugal pour aller vers l'individualisation de l'imposition.

D'autres soulignent que le dispositif est coûteux, qu'il profite aux ménages ayant des revenus élevés et payant des impôts, et non aux contribuables plus modestes et non imposables, qu'il surimpose relativement les personnes seules et avantage excessivement les couples mono-actifs ayant des revenus élevés.

Ces critiques ont néanmoins des limites et ne sont pas elles-mêmes exemptes de critiques.

Pour ce qui est du principe de l'attribution de deux parts aux couples au titre du quotient conjugal, il est vrai que, selon l'échelle d'équivalence de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), le pouvoir d'achat de deux personnes adultes représenterait plutôt 1,5 unité de consommation, mais on peut aussi considérer que la loi fiscale serait l'un des vecteurs d'un projet politique et viserait à promouvoir l'égalité entre hommes et femmes en dépit de pratiques souvent inégalitaires.

Une deuxième limite des critiques évoquées tient à ce que notre système fiscal comporte deux impôts sur le revenu et que, s'il tient compte des facultés contributives, conformément à un principe de justice fondamental inscrit dans notre Constitution et dans la Déclaration des droits de l'homme, il en fait cependant deux applications différentes en recourant à deux critères complémentaires. En effet, tandis que l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) est familialisé et répond au critère de compensation des charges de famille en taxant, non les apporteurs de revenus, mais l'entité au sein de laquelle s'effectue le partage du revenu, la CSG – dont le produit est supérieur à celui de l'IRPP – est individualisée et taxe selon une règle paritaire les apporteurs de revenus au sein d'un même foyer. Un équilibre aurait donc déjà été trouvé entre deux formes d'appréciation des facultés contributives – conjugalisation et familialisation, d'une part, et individualisation, d'autre part.

Une troisième limite tient aux tests auxquels a été soumise l'idée d'individualiser l'IRPP. Un article de Damien Échevin, repris par Henri Sterdyniak, a ainsi montré que l'individualisation de l'IRPP aurait tendance à défavoriser les couples mono-actifs à revenus très faibles – les couples mono-actifs se recrutant généralement dans le bas de l'échelle de revenus.

J'ajouterai à ces éléments deux autres considérations. Tout d'abord, le débat sur l'impact du système de taxation des revenus des ménages oppose le plus souvent l'imposition conjointe à l'individualisation. Or, la réalité des systèmes fiscaux, en particulier en Europe, est beaucoup plus contrastée et on observe un continuum des combinaisons possibles entre ces deux systèmes, comme le montrent – dans des systèmes certes différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui – Cathal O'Donoghue et Holly Sutherland dans un article de 1999.

En outre, la participation des femmes au marché du travail dans différents pays ne correspond pas à ce qu'elle devrait être si l'on appliquait la théorie. C'est particulièrement le cas en France, où le niveau de participation des femmes au marché du travail – plus de 75 %, taux proche des pays nordiques – ne serait pas aussi élevé si l'individualisation de la fiscalité était le seul facteur favorisant le travail des femmes. Du reste, certains pays où la fiscalisation des revenus est individualisée présentent des taux beaucoup plus faibles en la matière. On observe donc des discordances entre la théorie et la pratique.

Pour Irene Dingeldey, chercheuse allemande qui a étudié de nombreux systèmes fiscaux, les comportements d'activité des femmes vivant en couple sont plutôt la conséquence d'arbitrages opérés au sein des couples et résultant de divers facteurs culturels, économiques et fiscaux, c'est-à-dire, en quelque sorte, de l'ensemble des déterminants de la politique familiale en vigueur dans les différents pays. Elle met ainsi en évidence l'existence de schémas familiaux de participation des ménages au marché du travail qui dépendent de cette diversité de facteurs.

Enfin, on ne peut réduire l'impôt sur le revenu français au seul quotient familial, même si celui-ci est le coeur du système en ce qu'il permet de déterminer l'impôt brut à acquitter par les contribuables, sous réserve de correction par le plafonnement du quotient familial ou par la décote. En effet, l'IRPP est aussi une combinaison complexe de dispositifs juxtaposés à différentes époques et la généralisation de la familialisation, explicite ou implicite, a également pu avoir des effets relativement défavorables sur la participation des femmes au marché du travail et sur les inégalités professionnelles de genre.

Ces effets sont inconnus, car il n'existe pas d'obligation d'évaluer l'impact des nouveaux allégements familialisés en termes d'inégalité professionnelle de genre. Il pourrait être très intéressant de procéder à de telles évaluations et de généraliser celles-ci à l'ensemble des dispositifs existants. Ainsi, le régime des emplois familiaux, créé en 1992 et modifié depuis lors, a certes permis des créations d'emplois, mais ce sont des emplois occupés à 80 % ou 90 % par des femmes et de qualité médiocre, souvent à temps partiel et à employeurs multiples, assortis d'un niveau de rémunération très faible et d'une très grande précarité. La forte féminisation de ces emplois s'explique sans doute par la forme qu'ils ont prise et par l'instrument fiscal utilisé.

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