Je crois comprendre que, à ce stade, vous vous intéressez moins au coût ou à l'impact économique direct d'une exposition universelle qu'à sa signification, à l'effet qu'elle pourrait avoir sur notre perception du progrès et de l'innovation, et à l'image qu'elle pourrait donner de notre pays.
À l'occasion de la préparation du rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective sur la question « Quelle France dans dix ans ? », j'ai été frappé de constater que les Français nourrissent aujourd'hui de nombreux doutes à l'égard de la notion de progrès – qu'il s'agisse du progrès scientifique ou du progrès économique et social. Je ne crois pas qu'ils aient perdu foi en la science, dont ils considèrent toujours qu'elle peut transformer leur vie, dans le bon sens. Toutefois, il semble qu'ils aient perdu confiance dans la capacité de nos institutions publiques et privées à faire bon usage des découvertes scientifiques et des innovations. Ils craignent qu'on ne manipule l'opinion, que des données gênantes ne soient occultées, que les découvertes scientifiques ne soient enrôlées au service d'intérêts particuliers ne coïncidant pas avec ceux de la société. Sur ce point, nous avons beaucoup régressé. J'en veux pour preuve les débats que suscitent l'application du principe de précaution et l'apparition de toute innovation importante – les OGM, par exemple.
Pour réconcilier les Français avec le progrès scientifique, il faut donc d'abord les réconcilier avec leurs institutions. Hélas, l'actualité alimente ces soupçons. Lorsqu'un laboratoire pharmaceutique se livre à des pratiques douteuses, on ne peut pas reprocher à nos concitoyens d'y voir la manifestation du détournement du progrès scientifique au profit d'intérêts particuliers.
J'ai également été frappé par le doute qui s'exprime à l'égard de la croissance elle-même. Malgré leurs différends, les Français s'accordaient à considérer la croissance comme une forme de progrès économique et social – indépendamment d'éventuels conflits de répartition. Ce fut le cas, après 1945, au sortir de la stagnation relative de l'entre-deux-guerres. Or il semble que ce consensus soit aujourd'hui brisé. Cela s'explique par le fait que, depuis six ans, la croissance est en berne : le PIB du quatrième trimestre de 2013 est exactement égal à celui du troisième trimestre de 2008. L'idée même de croissance s'apparente désormais à un rêve, surtout pour les jeunes générations. D'autre part, les dommages environnementaux qu'elle peut provoquer ont suscité un rejet de la croissance. Le doute d'une minorité, qui milite pour la notion de « décroissance », rejoint celui, plus large, qui prévaut dans l'opinion. Enfin, on craint que la croissance et le progrès ne profitent qu'aux villes et aux métropoles, au détriment des territoires ruraux, que la répartition des revenus se modifie au seul profit de ceux qui maîtrisent les savoirs, que certains soient sacrifiés au nom de la croissance.
Une exposition universelle doit prendre en compte ces interrogations. Au-delà des aspects spécifiquement français, elle doit faire écho à une question plus large, d'envergure internationale : quel est l'effet du progrès technique sur la répartition des revenus ? Dans un livre récent, The Second Machine Age (Le Deuxième Âge de la machine), deux chercheurs du Massachusetts Institute of Technology montrent que l'on va vers une économie dans laquelle les machines grignotent de plus en plus sur le travail qualifié. Le partage ne se fait plus seulement entre travail qualifié et travail non qualifié puisque, même à l'intérieur du travail qualifié, certaines tâches peuvent être mécanisées. Cela explique l'angoisse de la classe moyenne. Cette évolution est la conséquence des progrès de l'intelligence artificielle.
Au-delà, le progrès technique favorise de plus en plus ces « superstars » qui sont capables, par leur talent, de démultiplier leur productivité et de capter l'essentiel des gains du progrès technique à leur profit. Le phénomène se développe de manière spectaculaire aux États-Unis où, en créant une entreprise de 50 ou 150 personnes, on peut obtenir des valorisations qui défient l'imagination ; WhatsApp en est une belle illustration. On peut donc s'attendre à une captation des bénéfices sociaux du progrès par une toute petite minorité.
La question des effets sociaux du progrès technique pourrait donc être un thème intéressant autour duquel structurer un projet d'exposition universelle.