Intervention de Marc Giget

Réunion du 26 février 2014 à 16h45
Mission d'information sur la candidature de la france à l'exposition universelle de 2025

Marc Giget, président de l'Institut européen de stratégies créatives et d'innovation et du Club de Paris des directeurs de l'innovation :

La France est fâchée avec le progrès, mais cela ne date pas d'hier. Aristote ne disait-il pas que le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous ? C'est pourtant notre pays qui a créé le concept d'exposition universelle. Certes, une première exposition s'était tenue à Londres en 1851, mais elle n'était qu'internationale : il s'agissait de montrer au monde la supériorité du Commonwealth, mais les visiteurs purent surtout y découvrir les machines allemandes, et le Commonwealth se frotta à la réalité du monde.

La France a organisé la première exposition universelle en 1855, et quatre autres dans la foulée. Ces cinq expositions universelles restent les plus importantes jamais organisées. Même à Shanghai, il y avait moins de visiteurs étrangers qu'en 1900 : 2 % d'étrangers à Shanghai contre 45 % à Paris en 1900. La France avait alors reçu 50 millions de visiteurs, alors qu'elle comptait 40 millions d'habitants.

On a dit que la France avait imposé le concept de progrès aux autres pays à la fin du XIXe siècle, avec la devise positiviste « ordre et progrès ». De fait, quand vous enseignez au Japon ou en Chine, les gens vous parlent encore de l'exposition universelle de 1900, de la tour Eiffel et du Grand Palais. Paris a été restructurée à cette occasion et a accueilli les 50 millions de visiteurs de l'exposition universelle en même temps qu'une exposition religieuse qui attira 6 millions de visiteurs, et les premiers jeux Olympiques de Paris. À l'époque, il n'y avait ni automobiles ni avions, et les voyages étaient longs. Accueillir le monde entier, cela avait du sens. C'était également très efficace : de très nombreuses entreprises se sont créées pendant les expositions universelles.

La France avait remporté haut la main la grande bataille des expositions universelles, mais la situation changea du tout au tout après 1900. À l'exposition universelle de Paris de 1937, ce fut l'horreur totale, car la Seconde Guerre mondiale se préparait. Il y avait très peu de pays participants, et certains d'entre eux s'opposaient. Ce n'était pas du tout l'esprit des expositions universelles.

Après la guerre, on est passé à quelque chose de totalement différent, avec l'arrivée des pays émergents, qui tenaient à se manifester – par exemple, l'exposition « Terre des Hommes », organisée par le Canada – et l'organisation d'expositions universelles autour de thèmes précis. Aujourd'hui, on fait des expositions sur tout, dans tous les domaines, et on peut imaginer que le salon international de l'agroalimentaire (SIAL) est plus complet en ce domaine que ne le sera la prochaine exposition universelle de Milan, pourtant consacrée à la nourriture.

L'exposition universelle de Hanovre fit un flop : elle avait pris pour thème les problèmes, alors que l'intérêt de ce genre d'exposition est de montrer les solutions. On avait manqué d'ambition. Il était prévu que certains pavillons soient recyclés : celui de la France devint, après l'exposition, un magasin Decathlon !

L'exposition de Shanghai a permis à la Chine de faire son grand show. De la même façon, le Brésil veut absolument organiser une exposition universelle à São Paulo, après les jeux Olympiques et le Mondial. Dans ces conditions, faire une exposition universelle dans un vieux pays européen constitue un véritable défi.

Mais quel message délivrer au monde ? Notre pays est celui qui croit le moins au progrès. C'est le plus pessimiste de la terre ! Un journal ne titrait-il pas : « Survivre au progrès » ? Cette vision très négative s'explique par le fait que l'Europe a été le cadre de deux conflits mondiaux et que, depuis la Première Guerre mondiale, on en est venu à douter que la connaissance entraîne automatiquement le progrès humain. Reconnaissons que, si le progrès est un idéal de la raison vers lequel nous devons tendre, le chemin n'est pas continu, qu'il peut y avoir des retours en arrière, et que la barbarie n'est pas exclue.

Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu'il créait le journal Combat, Albert Camus écrivait qu'il faudrait deux générations pour que la France retrouve la logique du progrès, à laquelle ne pouvaient plus croire celles qui avaient connu la boucherie des tranchées et la Shoah. Si Camus a vu juste, nous sommes précisément au moment où il faut reconstituer le lien.

Voilà quinze ans que, dans le reste du monde, la notion de progrès domine largement celle d'innovation et de technologie. En France, il a fallu attendre 2008 pour que les requêtes sur internet portent sur le progrès plutôt que sur l'innovation ou la technologie. L'innovation permet d'introduire quelque chose de nouveau, mais ce peut être une nouvelle bombe, un nouvel impôt ou un nouveau problème. La technologie, quant à elle, ne fait pas rêver : on ne tombe pas amoureux d'un Wireless Access Protocol, d'un Big data ou d'une puce RFID. Or le monde entier reproche à la France d'être trop portée sur la technologie et pas assez sur le progrès. Le progrès, lui, met l'évolution des connaissances, des sciences et des techniques au service des gens, pour qu'ils vivent mieux, plus longtemps, pour qu'ils soient plus heureux. C'est ce que les Brésiliens ont récemment revendiqué, lorsqu'ils ont demandé plus de santé et plus d'éducation.

Si la France invitait la terre entière sur le thème du progrès, cela pourrait constituer pour elle une bonne psychothérapie. Elle ne peut pas continuer à répandre sur le monde son horrible pessimisme. Cela suppose qu'elle se réconcilie avec le progrès et renoue avec la juste vision qu'elle en avait. Stefan Zweig considérait que ce n'était pas pendant la Première Guerre mondiale ni pendant la Seconde Guerre que nous avons eu raison, mais lorsque nous avions une vision pasteurienne du progrès. Tous les partis étaient progressistes et l'on essayait de faire en sorte que tout aille mieux – ce qui est tout de même l'objectif de la recherche.

La France n'est donc pas leader en matière de progrès. Les nombreux livres que j'ai pu lire à ce propos sont désespérants : pour les « intellos » qui en sont les auteurs, croire au progrès, c'est américain, c'est scout, cela ne peut conduire qu'à la catastrophe. Il serait bon que la France renoue avec ses valeurs de progrès. On a bien imposé au Brésil de faire figurer sur son drapeau la devise « Ordre et progrès » et aux Turcs de faire figurer la notion de progrès dans leur Constitution. On offrait même à tous les enfants passant le certificat d'études un gros livre intitulé Le Progrès.

J'ai constaté, en enseignant au Japon et en Chine, que la France passait toujours pour un pays progressiste. Plutôt que de parler des problèmes, parlons des solutions qui permettront de les résoudre. Ces solutions arrivent en vague et vont surprendre, même si elles sont longues à mettre en oeuvre – vingt-sept ans de recherche et développement pour le coeur artificiel, trente-sept ans pour l'interprète automatique.

La France a une légitimité historique pour délivrer un message progressiste. Elle doit donc dépasser le traumatisme des deux guerres mondiales, qui l'amène à commémorer les tranchées plutôt qu'à fêter la Belle Époque. Si elle a marqué la terre entière, ce n'est pas par ses guerres, mais par sa vision pasteurienne du progrès, en apportant partout l'électricité et les télécommunications, en prônant l'éducation pour tous.

J'approuve donc cette idée d'exposition universelle, même si, pour l'instant, la France doit sérieusement travailler son vocabulaire et sa vision du monde. La société est plus progressiste que ne le sont l'appareil d'État et le monde intellectuel français. Les gens veulent du progrès. J'ai occupé, au Conservatoire national des arts et métiers, la chaire « gestion de la technologie et de l'innovation » : j'y enseignais que la technique est neutre. Un marteau permet de taper sur un clou ou sur la tête de la voisine : mais ce n'est pas la faute du marteau. Il en est de même d'un avion, qui permet de transporter aussi bien des touristes que des bombes. Max Weber n'avait-il pas écrit en 1913 que la technologie avait désenchanté le monde ? Les auteurs de certains articles américains laissent en français l'expression « succès technologique-échec commercial ». Qu'on songe au Concorde, au Plan calcul, à Superphénix, au Naviplane, à l'aérotrain : en l'occurrence, échec commercial rimait avec échec sociétal, car l'innovation technologique, si aboutie soit-elle, ne correspondait pas à l'attente des gens. En ce moment, les gens ne sont pas du tout satisfaits des innovations qu'on leur propose et ne voient pas en quoi elles améliorent leur vie quotidienne. Les transports, en voiture ou en RER, sont toujours aussi difficiles. Malgré les 10 millions de chercheurs dans le monde, tout est devenu plus compliqué. Or les objectifs de l'innovation progressiste restent ceux définis par la Renaissance : amélioration de la condition humaine, de la relation entre les hommes, de la vie dans la cité et amélioration de la relation à la nature.

La France a une autre légitimité. En 1900, elle organisait 85 % de tous les congrès de la terre – et elle est encore leader aujourd'hui, avec 9 % : les premières expositions universelles et tous les premiers congrès de physique ont eu lieu à Paris, qui était un peu le Living Lab de la Belle Époque. Le Grand Palais était le lieu de rencontre high-tech. On y lisait à l'entrée, sur une pierre qui a été perdue, la devise suivante : « L'avenir sera fait des outils que nous aurons créés ».

Il serait plus intelligent d'accueillir la terre entière autour des solutions qu'elle peut apporter aux besoins des hommes, qu'autour de thématiques comme l'agriculture, les transports ou le « digital ». Quand on pense qu'on a organisé une conférence sur « la femme digitale » ! En 1903, on vantait « la femme électrique » et en 1908 « la femme radioactive » avec le slogan : « Madame, votre beauté exige la radioactivité naturelle ! » Nous avons évité « la femme fax », « la femme téléphone », mais nous avons eu « la femme digitale ». Le numérique est un moyen, pas un objectif.

Ce serait, pour notre vieux pays, l'occasion de renouer avec des valeurs qui sont encore reconnues internationalement. Pour les gens, la tour Eiffel, ou du moins l'esprit qui l'a conçue, n'est pas dépassée. Cela nous permettrait de passer à autre chose. Certes, nous avons connu des guerres terribles et des événements atroces. Mais, dans l'ensemble, nous vivons mieux que nos parents, même si deux tiers des Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu'eux.

Il y a quinze ans, j'avais proposé que la France organise une exposition universelle ou, comme elle a peu de chance d'être choisie face aux pays émergents, qu'elle prenne l'initiative d'une exposition d'un nouveau genre. Cela nous ferait du bien et relancerait notre dynamique : lorsqu'on accueille la terre entière, on doit arrêter de remplir sa bibliothèque avec des livres sur La Fin de l'emploi, Les Infortunes de la prospérité ou L'Horreur économique, qui sont devenus une spécialité nationale.

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