Bref, la production de l'EPR sera principalement dédiée à l'exportation, et elle sera vendue sur un marché de gros européen où le mégawattheure se négocie entre quarante et soixante euros. Sa compétitivité est donc loin d'être garantie.
L'économiste Benjamin Dessus, coauteur en septembre 2000 du rapport Charpin-Dessus-Pellat relatif aux coûts de la filière électrique nucléaire, a analysé le rapport sur les coûts de la filière électronucléaire remis en 2012 par la Cour des comptes. Il observe que la courbe d'apprentissage de l'ensemble des réacteurs, de 1978 à 2002, montre une pente positive : en d'autres termes, le coût de production des réacteurs a augmenté avec le temps – pour une augmentation totale de l'ordre de 50 % sur l'ensemble de la période. Si l'on considère l'évolution par paliers, en distinguant les différentes séries de réacteurs – 900 CP0, 900 CP1, 900 CP2, 1 300 P4, 1 300 P'4 et 1 450 N4 –, on note une augmentation du coût des têtes de série d'environ 10 % à chaque nouveau palier, à l'exception de la tête de série du 1 300 P4, dont le coût fut bien supérieur. En revanche, l'effet de série reste incertain : dans certains cas, le coût de la série est supérieur d'environ 10 % au coût de la tête de série, dans d'autres, il lui est inférieur dans les mêmes proportions. Pour l'EPR, on pouvait donc s'attendre, pour la tête de série, à un coût d'environ 2 400 euros par kilowatt, soit un coût global de quelque 3,8 milliards, plus élevé que ce qui avait été annoncé au début du chantier ; ce coût est aujourd'hui estimé à 5 300 euros par kilowatt, soit un total de 8,5 milliards d'euros, c'est-à-dire un peu moins de deux fois plus ! La rupture de coût est donc très supérieure aux 10 % habituels ; or, en cas de construction d'une série, l'évolution des coûts n'est pas garantie. Tout ce que l'on sait, c'est que le coût de chacun des trois chantiers d'EPR en cours ou à venir est évalué à au moins 8,5 milliards d'euros : l'effet de série ne semble donc pas jouer très favorablement.
D'où un nouveau questionnement sur la justification de la construction du réacteur. Comme je l'ai dit, le besoin n'était guère évident si l'on se réfère au rapport entre notre capacité de production et le niveau de la demande – d'autant que celle-ci tend à se stabiliser depuis cinq ou six ans. Il existe certes de courtes périodes de déficit qui nous imposent de recourir ponctuellement à des importations, mais la construction d'un nouveau réacteur nucléaire était-elle la solution la plus adaptée pour y remédier ? N'aurait-il pas été préférable de privilégier d'autres moyens de production, ou d'améliorer la gestion de la demande ?
L'EPR de Flamanville étant un démonstrateur, il semble évident que sa construction était en réalité motivée par une ambition d'exportation : il s'agit d'un projet industriel plutôt qu'énergétique. Pourtant, il n'y a actuellement dans le monde guère de signes d'engouement pour le nucléaire ; depuis une vingtaine d'années, moins de 7 gigawatts issus du nucléaire sont raccordés chaque année au réseau mondial, alors que les capacités d'énergies fossiles – charbon et gaz – atteignent les 80 gigawatts, de même que celles des énergies renouvelables – dont une bonne moitié d'éolien.
Nous avons néanmoins testé l'hypothèse d'une utilisation de l'EPR pour remplacer le parc ancien, sur la base d'une durée de vie de quarante-sept ans pour les centrales actuellement en service – référence maximale en la matière, aucun réacteur au monde n'ayant dépassé une telle durée –, d'un effet de série favorable, avec une réduction de 10 % du coût actuel de 8,5 milliards, d'une réduction de 20 % de la durée de construction et d'un taux de charge de 90 % – objectif très ambitieux sachant qu'il est aujourd'hui d'environ 75 %. Sur cette base, la construction de trente-cinq réacteurs de type EPR en à peu près quinze ans coûterait quelque 270 milliards d'euros.
Certes, ce n'est peut-être pas la solution qui sera retenue ; peut-être privilégiera-t-on des réacteurs moins chers et moins puissants. Quoi qu'il en soit, il est peu probable que nous revenions à des coûts similaires à ceux que nous avons connus au début du programme nucléaire français, dans les années 70 et 80. Les coûts seront de toute façon supérieurs à ceux des derniers réacteurs produits en France – soit plus de 4 milliards d'euros pièce. Cela signifie que le remplacement du parc ancien par des réacteurs de nouvelle génération représentera très certainement un investissement de plus de 200 milliards d'euros. Pour comparaison, une transition énergétique opérée par des moyens de production d'énergie renouvelable coûterait de 200 à 240 milliards d'euros.
L'EPR est un des moyens de production d'électricité les plus chers. Il semble d'ores et déjà peu compétitif par rapport aux sources d'énergie renouvelables, celles-ci ayant l'avantage non seulement d'être décarbonés, mais aussi de ne pas comporter les risques inhérents à l'exploitation de l'atome. Il conviendrait que dans les mois qui viennent, l'on examine de beaucoup plus près les chiffres fournis par les opérateurs et les industriels sur le coût du chantier, les éventuels surcoûts à prévoir, et leurs répercussions sur le prix du mégawattheure.
Il faudra également tenir compte du retour d'expérience du chantier de Flamanville pour les éventuels travaux sur le parc ancien ; cela nous permettra de savoir si nous avons vraiment la capacité de prolonger dans des conditions économiquement favorables la durée de vie des réacteurs.