Le Japon a une politique nucléaire qu'il essaie de relancer tout en s'efforçant d'améliorer les conditions de fonctionnement de ses centrales.
La Chine et la Russie présentent des programmes nationaux extrêmement ambitieux et sont devenus des acteurs incontournables sur le marché international. Le Russe RosAtom construit un réacteur par an, et bientôt trois ; il propose à l'international une offre très complète allant de la formation au financement total du projet, et a décroché de très nombreux appels d'offres, en Turquie, en Finlande, en Jordanie, au Bangladesh et au Vietnam. Quant aux entreprises chinoises, elles construisent à un rythme soutenu sur leur territoire. Elles n'ont pas encore obtenu de véritables contrats d'export de technologies, sinon au Pakistan ; mais, en attendant de disposer d'un réacteur de troisième génération exportable, elles négocient des partenariats et investissent dans des projets de construction. D'autres pays, nouveaux entrants aussi divers que la Pologne, la Turquie, l'Arabie Saoudite, le Pakistan, le Bangladesh, le Chili, le Vietnam, la Thaïlande ou l'Indonésie, envisagent de recourir à la production d'origine nucléaire en raison des avantages de cette énergie, tout en l'intégrant à des « cibles » de mix énergétique très variables d'un pays à l'autre : le charbon est majoritaire en Pologne alors que le nucléaire et le solaire le sont en Arabie Saoudite.
Les réacteurs de troisième génération, progressivement associés à ces constructions et projets, n'ont pas de définition précise, mais cette génération se démarque principalement de la précédente par la prise en considération des accidents graves. À la conception des réacteurs de deuxième génération, construits à partir des années 1970, présidait l'idée de rendre impossible ou infiniment peu probable un accident grave provoquant des rejets significatifs dans l'environnement. Leur conception, du moins celle d'origine, n'intègre donc pas la possibilité d'un tel accident, en particulier celle d'une fusion du coeur qu'ils sont censés exclure. Or Three Mile Island, Tchernobyl puis Fukushima ont montré que de tels accidents pouvaient arriver. D'où la principale caractéristique des réacteurs de troisième génération, conçus pour rendre ces accidents encore moins probables, mais surtout pour en intégrer la possibilité et en limiter les effets sur l'environnement, grâce par exemple à l'installation d'un récupérateur de corium, comme dans l'EPR, ou à d'autres dispositifs dont vous avez parlé la semaine dernière, comme la rétention du corium en cuve.
Cela ne signifie pas que nos réacteurs en exploitation soient moins sûrs. Plus que du modèle de réacteur, la sûreté dépend en effet de l'exploitant, de sa culture, de sa formation et, le cas échéant, des modifications qu'il opère dans la conception. Je suis entièrement d'accord avec le président de l'IRSN, qui a récemment insisté sur ce point. Depuis sa construction, nous avons continûment procédé à des modifications de notre parc, que ce soit en tirant les leçons d'accidents comme celui de Three Mile Island – et, aujourd'hui, de Fukushima – ou en exploitant le retour d'expérience tiré de l'exploitation de nos centrales et des incidents que nous avons pu rencontrer. Dominique Minière vous a ainsi expliqué la semaine dernière que nos centrales avaient été équipées de recombineurs d'hydrogène, pour éviter les explosions, et de filtres à sable qui retiennent en cas de rejet 99,9 % du césium, principal agent de contamination de l'environnement. Si la centrale de Fukushima avait été équipée de tels filtres, les populations évacuées auraient pu revenir rapidement sur leur lieu d'habitation. Qu'il s'agisse des réacteurs en exploitation ou des nouveaux réacteurs, notre objectif comme exploitant est donc le même : tout mettre en oeuvre pour éviter, quel que soit l'accident, une contamination à long terme des territoires.
Les réacteurs de troisième génération intègrent cet objectif dès l'origine. Tous les constructeurs ont à leur actif le développement d'un modèle ou de plusieurs modèles de cette génération. En voici quelques exemples. L'EPR est le fruit d'un projet franco-allemand ; quatre réacteurs sont actuellement en construction : Olkiluoto 3, Flamanville 3 et deux en Chine, à Taishan. L'AP1000, réacteur américano-japonais de Westinghouse et Toshiba, est plus petit, dit de sûreté passive, et de fabrication modulaire comme dans la construction navale : quatre sont en construction en Chine et autant aux États-Unis. S'y ajoutent le russe AES-2006 et une version en cours de développement, le TOI. Cinq AES-2006 sont en construction : quatre en Russie et un en Biélorussie. Plusieurs projets chinois sont développés par les trois opérateurs principaux : CGN (China Guangdong Nuclear Power Holding Group), CNNC (China National Nuclear Corporation) et SNPTC (State Nuclear Power Technology Corporation), créé pour le projet d'AP1000 ; ils devraient converger à terme vers un modèle unique. Deux réacteurs devraient être lancés prochainement sur le modèle ACP1000 de CNNC. Et je ne parle pas des Coréens, ni des réacteurs bouillants américano-japonais.
Au-delà des batailles de technologie, tous ces pays et constructeurs traversent une phase de mise au point et d'apprentissage et connaissent des difficultés et des retards dans le développement de leurs réacteurs de troisième génération. Ainsi, l'AP1000 de conception Westinghouse pose des problèmes liés à la fabrication modulaire ainsi qu'au fonctionnement et à l'assurance qualité des pompes, qui, immergées, peuvent difficilement faire l'objet d'une maintenance pendant la durée de vie du réacteur. Quant aux Chinois, ils sont en retard sur leur propre modèle de troisième génération alors même qu'ils visent à en équiper leurs sites de bord de rivière, qu'ils continuent à développer.
Le premier défi industriel consiste donc à livrer et à faire démarrer ces réacteurs. Il s'agit ensuite d'engager de véritables fabrications industrielles assurant la qualité des réalisations et l'équilibre économique des projets.
Tant que les réacteurs n'ont pas démarré et qu'ils ne sont pas développés à une échelle industrielle, il est très difficile de comparer les coûts et les performances de ces nouveaux modèles. Leur multiplicité témoigne toutefois d'un bouillonnement d'initiatives qui rappelle à certains égards le foisonnement technologique de la première génération, avant les années 1970. Au fond, la situation actuelle au niveau mondial évoque celle de la fin des années 1960 en France, lorsque plusieurs modèles étaient en cours d'expérimentation avant le choix de la filière à eau pressurisée, qui s'est généralisée dans le monde – à ceci près que les besoins en développement nucléaire sont maintenant tirés par les pays extérieurs à l'OCDE, principalement la Chine. Il me semble vital que l'industrie française, qui bénéficie d'un modèle robuste alliant la filière industrielle et l'exploitant le plus expérimenté au monde, joue ses cartes et trouve sa place dans ce développement mondial.
L'EPR a été développé par EDF, par des électriciens allemands et par AREVA, associé avec Siemens, dans les années 1990. Ce réacteur nucléaire est le fruit de l'expérience accumulée de l'exploitation de centrales nucléaires pendant plusieurs décennies, notamment en France et en Allemagne. C'est aujourd'hui le premier réacteur de troisième génération licencié par quatre autorités de sûreté différentes : française, finlandaise, chinoise et britannique – et sa certification est en cours aux États-Unis. Quatre EPR, je l'ai dit, sont en cours de réalisation dans le monde : en France, à Flamanville, où EDF, investisseur et maître d'ouvrage, sera l'exploitant ; en Finlande, où un consortium formé par AREVA NP et Siemens AG construit l'EPR d'Olkiluoto pour le compte du client TVO (Teollisuuden Voima Oyj), dans le cadre d'un contrat de type clé en main ; enfin en Chine, où les deux EPR de Taishan 1 et 2 sont réalisés par la Taishan Nuclear Power Joint Venture Company, filiale détenue à 70 % par CGN et à 30 % par EDF, qui en assurera également l'exploitation.
En France, le chantier de l'EPR de Flamanville 3 a été lancé par la loi de 2005, à la fois pour laisser ouverte l'option du nucléaire et pour préparer le renouvellement du parc. En effet, notre projet de prolongation du parc existant ne doit pas nous empêcher de préparer l'avenir : il faudra de toute façon un jour le remplacer. Sans préjuger des choix de politique énergétique à cet horizon, notre responsabilité industrielle consiste bien à rendre possible le choix du nucléaire, qui sera aussi celui de la continuité de notre filière.
Ce projet a fait suite à une interruption de près de quinze ans de toute construction de centrale. Il cumule donc dès l'origine les deux difficultés de ce que nous appelons une tête de série ou, plus exactement, une « première du genre » – first of a kind, disent les Américains –, et de la reprise d'une construction neuve. Il n'est dès lors pas représentatif d'une filière EPR industriellement mature qui pourrait être développée par la suite – car c'est bien l'effet de standardisation qui a permis de construire le parc français à un coût inférieur de moitié à celui qu'ont supporté les États-Unis et l'Allemagne.
Le projet d'EPR à Flamanville fait aujourd'hui l'objet d'un pilotage très rigoureux, qui résulte d'un plan d'action prioritaire lancé en 2010 et qui a permis de mieux maîtriser le coût et les délais du chantier. L'avancement des travaux, en matière tant d'études que de réalisation, offre désormais une idée stabilisée du budget à terminaison. Bien entendu, compte tenu de l'ampleur du chantier, des risques et des incertitudes demeurent, mais ils sont clairement identifiés et font l'objet de plans d'action spécifiques permettant d'anticiper les difficultés et de regagner les marges, par exemple grâce à l'utilisation d'un simulateur pleine échelle pour préparer les essais d'ensemble puis de démarrage. Nous disposons à ce jour d'une vision détaillée des risques et de ce qui reste à faire, y compris par nos prestataires. Le planning et les coûts n'ont pas évolué depuis deux ans. Nous avons récemment franchi deux étapes très importantes : la pose du dôme en juillet 2013, puis, le mois dernier, l'introduction de la cuve dans le bâtiment réacteur. L'année 2014 verra la poursuite des montages, mais aussi les premiers essais de mise en service des équipements.
Au-delà de Flamanville 3, notre projet industriel prévoit plusieurs étapes. La première, déjà engagée, consiste à tirer le meilleur parti pour nos chantiers à venir du retour d'expérience des réalisations en cours : Flamanville 3, mais aussi Olkiluoto 3, bien que nous n'y ayons pas participé, et ce grâce à notre partenariat avec AREVA. Ces expériences ont déjà bénéficié aux deux EPR de Taishan, où de nouvelles techniques de génie civil ont pu être développées et mises en oeuvre avec succès : le délai séparant le premier béton de la pose du dôme a été réduit de moitié entre Olkiluoto 3 et Taishan 1. Le chantier de Taishan profitera à son tour à nos projets ultérieurs, en Grande-Bretagne et ailleurs.
La deuxième étape, engagée elle aussi, est l'optimisation de l'EPR, à laquelle travaillent EDF et AREVA dans le prolongement de ce retour d'expérience et dans le but de répondre à de nouveaux appels d'offres. Différentes options sont à l'étude. Certaines relèvent de la seule optimisation – par exemple, le réalignement des voiles de béton de façon à limiter les reprises de charge, donc la densité de ferraillage et la quantité de béton – et ne remettent pas en cause le design du réacteur ni, par conséquent, sa certification. D'autres interventions, plus profondes, permettront d'évoluer progressivement vers un nouveau design qui fera l'objet d'une nouvelle certification et rendra le réacteur plus sûr, plus efficace et plus économique. Une conception de base (basic design) de ce nouveau réacteur pourrait débuter à l'été 2014, ce qui serait compatible avec les calendriers saoudiens.
Enfin, dans le but d'étendre notre offre de réacteurs, nous travaillons également avec AREVA et nos partenaires chinois à la conception d'un modèle de 1 000 mégawatts, destiné à l'export.
Au total, il s'agit pour nous et nos partenaires de continuer à écrire une histoire industrielle. Nous avons construit en France six modèles correspondant à trois paliers de puissance. Cette histoire dépend bien sûr de la filière que nous exploitons en France et des EPR que nous construisons. Elle a pour fil directeur le retour d'expérience de l'exploitation et de la construction. Premier exploitant mondial, nous disposons évidemment d'une expérience unique au monde, qui fait référence et qui intéresse la plupart des pays désireux de démarrer ou de redémarrer un programme nucléaire. Cette histoire a donc vocation à s'écrire aussi à l'échelle mondiale. Même si, bien entendu, chaque pays a ses spécificités et souhaite à juste titre impliquer sa propre industrie, notre développement international est indispensable pour obtenir une forme d'effet de série et pour accumuler une expérience que nous ne pouvons plus acquérir sur le seul sol français en attendant le renouvellement de notre parc.
Dans cette évolution, la France doit naturellement prendre une place particulière : point de départ, elle doit aussi être une ligne de mire permanente si l'on veut préserver la possibilité de remplacer le parc existant, au moins en partie, par du nucléaire de troisième génération. Ce remplacement est d'une telle ampleur qu'il doit être préparé et anticipé. Les premiers réacteurs de 900 MW auront cinquante ans aux alentours de 2030, ce qui implique des investissements au tournant de 2020 si l'on veut commencer de les remplacer, au moins en partie, par de nouveaux réacteurs. Il s'agit donc de faire mûrir dès aujourd'hui une troisième génération en France et dans le monde, grâce à notre industrie, pour, le moment venu, remplacer aisément des réacteurs en fin de vie.
La filière nucléaire réunit 2 500 entreprises en France, dont une écrasante majorité de PMI et PME extrêmement dynamiques sur le marché intérieur et à l'international ; 200 000 salariés techniques directs ; environ 450 000 emplois directs, et sans doute près d'un million si l'on tient compte des emplois que vaut à la France le coût comparativement bas de son électricité. Elle va recruter 110 000 personnes d'ici à 2020. EDF recrute pour sa part 3 000 personnes par an dans ce secteur.
L'histoire du nucléaire français, l'une des plus belles réussites de l'histoire industrielle mondiale, représente pour notre pays un atout à long terme, technologique, économique et politique. La France peut en être fière, mais soyez sûrs que notre filière saura en écrire les nouvelles pages.