Intervention de Jacques Audibert

Réunion du 5 février 2014 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère des affaires étrangères :

Je vous remercie de me donner l'occasion de vous rendre compte sur ces trois grandes crises. Je vais essayer de répondre le plus spontanément possible à vos questions. Je vous présenterai l'état des rapports de force, les outils à notre disposition, les possibilités qui s'ouvrent et les évolutions sur le terrain.

La Russie joue en effet un rôle clé sur ces trois dossiers, souvent complexe et pas toujours positif. Nous devons en tenir compte. La présidence russe du G8 sera d'ailleurs l'occasion d'aborder tous les grands sujets politiques.

La situation en Ukraine est très tendue et préoccupante. Selon les dernières informations dont nous disposons, l'opposition essaie de se structurer et de trouver un prolongement parlementaire à la crise. Le Président Ianoukovitch et M. Klitchko ont noué un dialogue direct depuis deux jours, mais ils restent en profond désaccord sur le rythme de la réforme constitutionnelle – qui constitue l'un des objectifs des manifestants. Le Président Ianoukovitch continue à réfléchir à la composition de son futur gouvernement, après la démission du Premier ministre le 28 janvier. La solution d'une reprise en main brutale par l'armée est évoquée, mais les propos tenus sur ce point sont ambigus et interprétés de diverses manières.

L'Union européenne a éprouvé des difficultés à se positionner par rapport à l'Ukraine : devait-elle donner la priorité au respect des valeurs ou à certaines réalités ? Dans quelle mesure convenait-il de faire pression sur Kiev pour obtenir une amélioration de la situation de Mme Tymochenko ? Jusqu'à quel point, au contraire, fallait-il ouvrir le dialogue avec l'Ukraine ? Nous devons en effet éviter une confrontation avec la Russie, qui considère toute velléité d'expansion de l'influence de l'Union et, a fortiori, de l'OTAN comme une agression à son égard. Moscou estime qu'il s'agit d'un jeu à somme nulle : ce que l'un gagne, l'autre le perd. Or, tel n'est pas le cas : notre intérêt est de parvenir à un équilibre, fondé sur un rapprochement entre l'Ukraine et l'Union européenne en harmonie avec la Russie.

La rupture brutale des discussions sur l'accord d'association avec l'Union le 21 novembre, suivie de la proposition d'une aide massive – 15 milliards de dollars – par la Russie, a parfois été perçue comme une victoire pour cette dernière. Mais, depuis lors, la situation s'est profondément dégradée en Ukraine, tant du point de vue du maintien de l'ordre que du respect des droits fondamentaux. Personne n'avait prévu qu'une manifestation monstre – 500 000 personnes – se produirait sur la place de l'Indépendance. Les choses sont devenues moins contrôlables, ce qui ne convient ni aux autorités, ni à l'opposition, ni à la Russie. Celle-ci n'a d'ailleurs aucun intérêt à ce que la situation continue à se dégrader, compte tenu des jeux olympiques de Sotchi, puis du sommet du G8 qui se tiendra dans cette même ville en juin.

En marge de la conférence de la Wehrkunde à Munich, le ministre français et plusieurs de ses collègues, notamment MM. Kerry et Steinmeier, se sont entretenus avec leur homologue ukrainien, M. Kojara, et avec des représentants de l'opposition, notamment M. Klitchko. M. Fabius a incité les deux parties à l'apaisement et au dialogue, afin d'en revenir à une situation contrôlable. Tel est également le message que Mme Ashton fait passer à Kiev en ce moment.

La communauté internationale dispose de trois outils. Le premier est l'aide financière, mais c'est une piste risquée. Les Russes ont mis 15 milliards de dollars sur la table et, comme l'a indiqué M. Barroso, surenchérir n'aurait guère de sens : l'Ukraine n'est pas un pays pauvre, mais un État mal géré, dont la population aspire aux libertés fondamentales.Mme Ashton a avancé l'idée d'un plan de l'Union européenne, de la BERD et du FMI pour l'Ukraine, mais un tel plan est loin d'être acquis.

La deuxième possibilité qui s'offre à nous est une médiation. Mme Ashton est aujourd'hui à Kiev. MM. Ianoukovitch et Klitchko se parlent. Ont-ils besoin d'une médiation ? Il ne faut pas en tout cas qu'elle serve de prétexte à un pourrissement de la situation. Il n'est donc pas sûr que nous nous engagions dans cette voie.

La troisième option serait d'adopter des sanctions. Il n'existe pas d'accord sur ce point entre les États membres

L'objectif de l'opposition est de revenir à la constitution de 2004 – c'est-à-dire à un régime moins présidentiel que celui qui a été imposé en 2010 –, d'obtenir la formation d'un gouvernement de transition et l'organisation d'élections anticipées. Nous ferons tout notre possible pour favoriser un accord sur ces points.

D'une manière générale, nous devons impliquer les Russes dans la recherche des solutions – même si ce n'est pas le bon moment pour le faire sur la question ukrainienne, car nous souhaitons justement éviter une confrontation avec elle sur ce sujet. D'autre part, la France doit pousser l'Union à adopter une politique plus claire à l'égard de la Russie et à mener avec elle un dialogue incluant les questions énergétiques et les grands équilibres économiques et de sécurité en Europe. Lorsque les États membres sont divisés, il est difficile à l'Union d'agir.

Sur la Syrie, nous constatons une situation de blocage depuis trois ans. Le pouvoir syrien a décidé d'utiliser des armes inacceptables contre sa population. Nous avons souhaité que la communauté internationale s'engage. Mais nous avons essuyé trois doubles veto – c'est un record – sur les résolutions que nous avons proposées au Conseil de sécurité : en octobre 2011, en février 2012 et en juillet 2012. Lors des négociations de Genève 1, en juin 2012, nous avons essayé de définir les termes d'une solution politique. Nous avions proposé un texte global, reposant sur plusieurs principes : départ des dirigeants actuels ; embargo sur les armes dans la région ; transition garantie par diverses dispositions. Cette vision n'a pas été acceptée par la Russie. Des concessions ont dû être faites pour parvenir à un accord. Les conclusions de Genève 1 font ainsi référence à la formation, sur la base d'un consentement mutuel des deux parties, d'un « organe gouvernemental de transition » qui doit exercer la plénitude des pouvoirs exécutifs, y compris ceux qui se rapportent à la sécurité. C'est une manière indirecte d'envisager le départ de M. Bachar al-Assad. Nous négocions aujourd'hui sur le fondement de cette mention, obtenue de haute lutte.

Le 21 août dernier, le régime a perpétré le massacre à l'arme chimique que vous connaissez. Sous la menace d'un recours à la force, il a signé un accord sur le démantèlement de son arsenal chimique, potentiellement très dangereux pour la sécurité des pays voisins et la stabilité de la région. Cependant, cet accord ne crée nullement les conditions d'un règlement politique. D'une part, le régime s'est trouvé conforté : il est de nouveau devenu l'interlocuteur de la communauté internationale. Le prix Nobel de la paix a d'ailleurs été décerné à l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) pour saluer cet accord. D'autre part, le régime sait désormais qu'il a peu de risque d'être confronté à une épreuve de force s'il ne recourt pas aux armes chimiques. Et nous en voyons malheureusement les conséquences sur le terrain : les forces syriennes utilisent des armes explosives sans discrimination – elles enfreignent donc le droit de la guerre – au-dessus des zones urbaines, en particulier à Alep, faisant des dizaines, voire des centaines de victimes chaque jour.

Nous avons soutenu la conférence de Genève 2. À la différence de Genève 1, il s'agissait pour la première fois de réunir les deux parties autour de la table. La France a joué un rôle important en convainquant l'opposition syrienne – avec laquelle elle entretient des liens étroits – de s'y rendre et d'élargir sa base pour être la plus légitime possible, sans aller jusqu'à inclure les courants extrêmes comme le demandaient les Russes. Tout le monde convient que M. al-Jarba, chef de la délégation de l'opposition, a fait une prestation équilibrée, ouverte, reprenant l'idée de la création d'un « organe gouvernemental de transition » qui exerce la plénitude du pouvoir exécutif. Par contraste, les représentants du régime, en particulier le ministre des affaires étrangères M. al-Mouallem, ont délivré un discours brutal, destiné non pas à l'auditoire genevois mais aux partisans de M. al-Assad à Damas. M. Brahimi, représentant spécial pour la Syrie, a déployé tout son talent pour nouer les fils du dialogue sur des mesures de confiance que la France avait proposées, en particulier dans le domaine humanitaire. Pour l'instant, nous n'avons enregistré aucun succès, ni sur le volet humanitaire ni sur le volet politique.

Il nous faut cependant éviter un piège : que le régime utilise le processus politique en cours, aussi modeste soit-il à ce stade. M. al-Assad a déjà annoncé qu'il avait l'intention de se présenter à l'élection présidentielle prévue cette année. Dans ce cas, il y a fort à parier qu'il sera réélu et pourra se targuer d'une légitimité renouvelée.

Plusieurs commentateurs ont ironisé sur la volonté de M. Kerry de réunir à tout prix une conférence. Mais il faut bien avouer que, depuis deux ans, nous n'avons guère de solution alternative à lui proposer. La communauté internationale est paralysée par l'attitude de la Russie, qui s'oppose de manière classique à toute ingérence et soutient les gouvernements en place. S'il se confirme que la Syrie ne met pas en oeuvre ses engagements en matière d'évacuation de ses armes chimiques, cela ne fera que compliquer la situation. Les Américains sont très préoccupés à ce sujet. Mme Sigrid Kaag, coordinatrice de la mission conjointe de l'ONU et de l'OIAC chargée de démanteler l'arsenal chimique syrien, avec laquelle nous nous sommes entretenus hier, n'est pas encore en mesure de déterminer si le retard est dû ou non à la procrastination des autorités. Nous ne pouvons cependant pas l'exclure, auquel cas il nous faudra savoir ce que cela cache et dans quelle direction nous allons.

Quels outils utiliser à court terme ? Nous réfléchissons à une initiative sur le volet humanitaire, le plus urgent.

Les négociations avec l'Iran reprendront le 18 février à Vienne sur la base de l'accord intérimaire conclu à Genève le 23 novembre 2013, à l'issue d'une longue phase de discussion. Celle-ci avait connu une accélération après l'élection de M. Rohani qui, de toute évidence – personne ne le nie, même en Iran –, l'avait emporté parce qu'il avait promis d'obtenir la levée des sanctions en échange d'un minimum de concessions. La France a joué un rôle important en veillant à ce que certains éléments clés soient pris en compte dans l'accord intérimaire, et elle est parvenue à en déplacer le centre de gravité. L'esprit de l'accord est de geler, pendant toute la durée des négociations, les différentes composantes du programme nucléaire iranien, tant la filière de l'enrichissement que celle du retraitement avec le réacteur plutonigène d'Arak.

La nouvelle phase de négociation est encadrée par une triple contrainte de temps. Premièrement, l'accord intérimaire a été conclu pour une durée de six mois renouvelable – mais nous n'avons pas précisé combien de fois. Il est donc en vigueur jusqu'au 20 juillet prochain. Deuxièmement, ce même accord stipule que les parties s'efforceront de conclure les négociations en un an. Mais la troisième contrainte temporelle sera probablement imposée par le Congrès américain, qui pousse l'administration Obama à adopter une politique plus rigoureuse à l'égard de l'Iran : il menace de renforcer considérablement les sanctions à une échéance qu'il fixera.

Dans ce contexte, l'administration américaine est en train de définir sa position en concertation avec la France et ses autres partenaires. Le ministre et moi-même nous rendrons lundi prochain à Washington pour en discuter avec M. Kerry. Les paramètres de la négociation sont pour nous très clairs. D'une part, l'accord final qui prévoira la levée de toutes les sanctions doit mettre en oeuvre sur le plan technique l'engagement pris publiquement par les Iraniens – et repris à la demande du ministre dans l'accord intérimaire – de ne jamais se procurer ou fabriquer d'arme nucléaire. D'autre part, au cas où l'Iran romprait son engagement, nous devons veiller à disposer d'un délai aussi long que possible pour réagir avant qu'il ne parvienne à se doter d'une capacité nucléaire militaire opérationnelle. Enfin, pour que l'accord soit jugé crédible par les pays de la région, il est nécessaire que l'Iran fasse toute la lumière avec l'AIEA sur les questions en suspens liées à la possible dimension militaire de son programme nucléaire.

Il sera très difficile de parvenir à un accord au bout des six premiers mois. L'accord intérimaire, obtenu de haute lutte, a simplement gelé le programme nucléaire iranien. Il faudra aller plus loin dans le cadre d'un accord de long terme, en demandant à l'Iran de restreindre ses capacités par rapport à leur niveau actuel et de renforcer leur transparence et leur surveillance par l'AIEA.

Au sein du groupe des « 5+1 », la France, avec les États-Unis tentent de faire prévaloir une ligne exigeante. Quant à la Russie, elle est un membre actif et loyal du groupe, même si elle ne partage pas toujours la vision de ses partenaires. M. Avi Assouly. L'attitude de la rue se durcit de plus en plus en Ukraine. Le Président Ianoukovitch a évoqué deux scénarios : la libération et l'amnistie des manifestants arrêtés en échange de l'évacuation des bâtiments publics ; l'organisation d'élections anticipées. Lequel des deux est le plus crédible ? L'Ukraine parviendra-t-elle à résoudre cette crise qui la divise profondément ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion