La France considère que la Russie viole le droit, que la situation en Ukraine est grave pour ce pays et pour l'ensemble de la région, et qu'il ne peut y avoir d'autre attitude que celle de la fermeté. En même temps, nous devons rechercher des solutions diplomatiques – ce qui ne signifie pas qu'elles soient de faiblesse – en empruntant la voie du dialogue. Nous tentons de développer une position efficace en suivant ce cap.
Avec l'organisation d'un vote dimanche prochain – dont l'issue ne fait aucun doute –, suivi d'une indépendance prenant les traits d'un rattachement à la Russie le président Poutine aura une main sur la Crimée, même si ce processus est de facto et depuis longtemps engagé car l'attachement d'une majorité d'habitants de la Crimée à la Russie est avéré ; cependant, que la Crimée soit une région de l'Ukraine ou de la Russie constitue une différence d'importance.
Si M. Poutine pense qu'il peut aller plus loin sans affronter de trop fortes oppositions, les choses pourraient ne pas en rester là car, si la Crimée possède des caractéristiques géographiques et ethniques particulières, une majorité d'habitants de certaines provinces de l'Est du pays ne seraient pas non plus opposés à un rattachement à la Russie.
Je souhaiterais apporter une contradiction précise aux arguments juridiques avancés par la Russie.
Le premier de ces arguments consiste à affirmer que le pouvoir de Kiev n'est pas légitime et qu'il repose sur un « gouvernement de vainqueurs » – termes employés malencontreusement par les autorités ukrainiennes et dénoncé par les Russes – tenu par des fascistes. En réalité, le nouveau gouvernement a été investi à une très large majorité – 331 voix sur 450 – par la Rada ; il s'agit d'une coalition représentative de cinq groupes parlementaires, à laquelle le Parti des régions a refusé de participer. D'autre part, c'est le président Ianoukovitch lui-même – j'en ai été le témoin actif, avec mes homologues polonais et allemand, MM. Radosław Sikorski et M. Frank-Walter Steinmeier – qui a proposé le poste de Premier ministre à M. Arseni Iatseniouk. Le parti nationaliste Svoboda dispose de trois portefeuilles ministériels – mais aucun d'entre eux n'est régalien –, et l'ultra-droite, représentée par Pravii Sektor de M. Dmitro Iaroch, ne siège pas au gouvernement et n'occupe aucun poste de responsabilité. Il est donc inexact d'affirmer que le pouvoir de Kiev n'est pas légitime.
Le deuxième indique qu'il n'y a pas de forces russes en Crimée, que seules y sont présentes des forces locales d'autodéfense, et que la Russie respecte l'accord bilatéral régissant la flotte de la mer Noire. Il est vrai que, jusqu'à ces derniers jours, les forces armées présentes en Crimée ne portaient pas d'insignes permettant de les identifier ; cependant, leur origine n'a jamais fait de doute. Si les Russes n'ont rien à cacher, on ne comprend pas pourquoi ils bloquent l'accès de la mission d'observation militaire de l'OSCE à la péninsule. Enfin, s'agissant du respect de l'accord bilatéral sur la flotte de la mer Noire, les accords de 1997 et de 2010 qui régissent les bases navales et aériennes russes en Crimée – parmi lesquelles figurent celles de Sébastopol – ont été violés en trois points : mouvements des unités russes dans l'espace aérien, maritime ou terrestre ukrainien ; circulation sur le territoire ukrainien de personnels et de matériels russes sans identification claire ; franchissement de la frontière russo-ukrainienne sans respect des contrôles prévus par la législation ukrainienne. Il est donc faux de dire qu'il n'y a pas de forces russes en Crimée au-delà de celles autorisées par les accords bilatéraux et que la Russie a respecté ses obligations.
Le troisième développe l'idée selon laquelle la Maïdan et ses partisans sèmeraient le trouble dans le pays et terroriseraient les populations. En vérité, le calme est revenu à Kiev et dans la plupart des régions du pays, sans débordements antirusses malgré les provocations ; le nouveau gouvernement ukrainien a mis l'accent sur l'apaisement et sur la réconciliation nationale et a déclaré que le désarmement des milices faisait partie de ses priorités.
Un quatrième argument russe revient fortement ces jours-ci : « M. Ianoukovitch est le président légitime, et tout recours à la force répondant à sa demande d'intervention serait également légitime ». Cette démonstration s'avère inexacte : M. Ianoukovitch n'est pas le président légitime ; en prenant la fuite, il n'a pas respecté ses engagements au titre de l'accord du 21 février, et la Constitution ukrainienne prévoit, en cas de vacance de la présidence constatée par la Rada, que la présidence par intérim est assurée par le président de la Rada – en l'occurrence, M. Tourtchinov.
Le cinquième argument déploie l'idée selon laquelle l'accord du 21 février ne serait pas mis en oeuvre. Rappelons que les Russes n'ont pas signé cet accord, et qu'il est donc paradoxal de se réclamer d'un pacte que l'on n'a pas approuvé. En outre, cet accord se trouve de facto mis en oeuvre en grande partie, car il prévoit le retour à la Constitution de 2004, la tenue d'une élection présidentielle anticipée, et l'arrêt des violences. En revanche, le départ de M. Ianoukovitch n'y figurait pas !
Le sixième récuse la légitimité des élections du 25 mai prochain. La Russie affirme qu'elles ne peuvent se tenir puisque le président légitime, M. Ianoukovitch à leurs yeux, ne démissionne pas. Or, la date du 25 mai a été votée par la Rada, si bien qu'elle s'avère tout à fait légale ; par ailleurs, nous avons prévu qu'une mission d'observation électorale de l'OSCE surveille les conditions du scrutin dans toutes les régions de l'Ukraine.
Le septième assure que les populations russophones sont menacées et que l'on donnerait comme instruction de ne plus utiliser le russe dans les ministères. Le vote par la Rada d'une loi retirant au russe le statut de langue officielle fut une erreur, mais ce texte n'a pas été promulgué et n'est donc pas entré dans l'ordre juridique ; en outre, les autorités ukrainiennes en place ont affirmé vouloir revenir sur ce vote. Mme Astrid Thors, Haute représentante pour les minorités nationales de l'OSCE, n'a constaté aucune menace ou violation des droits des minorités russophones lors de ses visites à Kiev et en Crimée.
Le dernier argument repose sur le fait que les autorités de Crimée auraient demandé une protection à la Russie et souhaiteraient leur rattachement à la Fédération de Russie. Le nouveau gouvernement de Crimée n'est pas légitime, car le précédent a été destitué sous la menace d'une soixantaine d'hommes armés, qui venaient de prendre le contrôle du siège du gouvernement et du Parlement de Crimée à Simferopol. Le Premier ministre autoproclamé, M. Sergueï Axionov, avait obtenu un score extrêmement faible – de l'ordre de 3 % – aux dernières élections du parlement local. Le référendum, prévu le 16 mars, laissant le choix entre un rattachement à la Russie ou un statut d'autonomie accrue est contraire à l'article 73 de la Constitution ukrainienne, selon lequel seul un référendum national peut décider d'une modification territoriale ; d'ailleurs, le parti des régions lui-même l'a déclaré illégal.
Le débat juridique n'est pas central, mais il existe et il s'avère important de répondre calmement aux arguments erronés qui sont avancés.
Madame la présidente, j'estime très faible la probabilité d'un retour en arrière concernant le référendum de dimanche prochain. M. John Kerry, secrétaire d'État américain, doit se rendre demain à Londres pour y rencontrer son homologue russe, M. Sergueï Lavrov ; je doute fort – pour employer un euphémisme – que cet entretien permette l'annulation du référendum, mais ce qui se passera à partir de la semaine prochaine reste encore ouvert.
M. John Kerry a adressé aux Russes, en notre nom commun, une proposition de mise en place d'un groupe de contact ; l'idée est de lever l'obstacle reposant sur le refus des Russes de parler avec les autorités ukrainiennes puisqu'ils les jugent illégitimes. Or on ne peut pas régler la question ukrainienne sans que le Gouvernement de ce pays soit associé aux discussions, si bien que ce groupe permettrait d'intégrer tous les acteurs. Nous souhaitons que l'intégrité et la souveraineté de l'Ukraine soient respectées, qu'il n'y ait pas de violences, qu'un dialogue se développe, que l'élection présidentielle ait lieu et que l'on soit assuré qu'aucune autre province du pays ne subisse le sort de la Crimée. M. Sergueï Lavrov y a apporté hier une réponse très détaillée mais qui ne nous convient pas, et j'ai eu une longue conversation avec lui à ce sujet. M. Sergueï Lavrov m'a dit apprécier l'attitude de la France qui est ouverte à la discussion, mais a également souligné nos points de désaccord. Je m'entretiens également quotidiennement avec mes homologues allemand, américain, polonais et ukrainien.
Le président Hollande vient de parler au président Poutine par téléphone, et je dois peut-être me déplacer – dans un autre cadre – le 18 mars prochain en Russie avec M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. Les Russes ont publié un communiqué annonçant cette visite et l'Élysée vient de préciser que cette visite ne se tiendrait que si elle permettait de marquer un progrès.
Le 17 mars, le Conseil des ministres des affaires étrangères de l'UE se penchera sur la situation et décidera de sanctions. La nature de celles-ci donne lieu à une discussion sévère : nous pensons que les sanctions efficaces sont personnelles et touchent les avoirs et les mouvements de certaines personnalités de haut rang.
S'agissant de l'accord d'association, une position conservatoire a été arrêtée : elle consiste à signer la partie politique, mais pas le volet économique. Cela permet de disposer d'un levier, qui n'impressionnera cependant pas la Russie qui a déjà augmenté les prix du gaz à destination de l'Ukraine.
Pour résumer, madame la présidente, nous faisons le maximum pour éviter « la prise en mains » de la Crimée par la Russie – même si nous ne nourrissons que très peu d'espoirs pour le référendum de dimanche. Nous disposons de marges de manoeuvre plus étendues pour la suite, à condition que les Européens soient unis et que les Américains s'investissent. Nous tâcherons à la fois de conserver notre attitude de fermeté et de maintenir notre ouverture au dialogue ; de ce point de vue, nous sommes solidaires de nos partenaires, mais la France dispose d'une relation spécifique avec la Russie, et nous devons donc trouver le juste équilibre en la matière. Les discussions doivent se poursuivre, car elles seules permettront de trouver des solutions. Les réunions du Conseil des 17 et 20 mars au niveau des ministres des affaires étrangères puis des chefs d'État et de Gouvernement, et l'éventuel déplacement que j'effectuerai en Russie mardi, permettront peut-être de trouver la voie d'un dialogue.