Plusieurs d'entre vous ont comparé la Crimée au Kosovo, mais les situations ne sont pas exactement les mêmes. Tout d'abord, le statut du Kosovo, décrit à l'époque comme sui generis, n'a été défini qu'au terme d'un long processus de suivi international, et non à la suite d'une décision brutale. Ensuite, il a été reconnu comme légitime par la Cour internationale de justice. Enfin, même si nous ne savons pas ce que va devenir la Crimée, le Kosovo n'était pas destiné à être rattaché à l'Albanie, mais à devenir un État indépendant. Du point de vue strictement juridique – et le droit international a son importance –, on ne peut donc pas vraiment comparer les deux situations. Le Secrétaire général des Nations unies, avec qui j'en ai parlé, est d'ailleurs d'accord sur ce point.
De même, certains ont cité la Géorgie, l'Iran, voire les Sudètes. Comparaison n'est pas raison. En tout état de cause, Jean-Pierre Chevènement a raison de juger la crise très grave, parce qu'elle fait remonter toute une série de problèmes jusqu'à présent laissés sous le boisseau.
Il est vrai, par ailleurs, qu'un sentiment obsidional est à l'origine de la démarche russe, de même que des raisons historiques et nationales.
Je note par ailleurs que la Russie a signé aujourd'hui avec Téhéran un pré-contrat portant sur la livraison de deux éléments nucléaires, ce qui n'est sans doute pas de nature à faciliter nos discussions avec nos partenaires iraniens.
Quant à la position de la Chine, monsieur Habib, elle n'est pas identique à celle des Russes, même si ces derniers ont cru pouvoir interpréter certaines déclarations chinoises pour affirmer leur accord avec Pékin. Les Chinois tiennent comme à la prunelle de leurs yeux au principe du respect de l'intégrité territoriale et à celui de non-ingérence qui en découle. Et surtout, ils sont résolument hostiles à l'idée qu'une région puisse, en contradiction avec la Constitution et la volonté de l'État auquel elle appartient, devenir indépendante ou se rattacher à un autre pays. Pour savoir quel exemple ils ont en tête, il n'est pas besoin de vous faire un dessin.
J'ai eu de longues conversations avec mon homologue chinois : il insiste sur la complexité de la situation, l'intérêt de la position française, les causes historiques de la crise, etc., mais jamais il n'affirme que Poutine a raison. Il est d'ailleurs impossible de prévoir ce que sera l'attitude de la Chine au Conseil de sécurité de l'ONU – où toute résolution se heurterait de toute façon à un veto russe. C'est même la première fois que ces deux pays ont des positions divergentes sur un sujet important.
M. Habib se demande si l'organisation d'un scrutin pourrait contribuer à résoudre la crise. C'est une des grandes différences d'approche que nous avons avec les Russes : ces derniers soutiennent un vote en Crimée, alors que nous considérons qu'il est illégal. Selon nous, le véritable scrutin est celui de l'élection présidentielle à venir, dont les Russes, à ce stade, contestent la légitimité, puisque, à leurs yeux, M. Ianoukovitch est toujours président de l'Ukraine. Pour notre part, nous devons plaider – non par stratégie, mais en raison de notre attachement à la démocratie – en faveur d'un choix effectué par l'ensemble de la population ukrainienne, dans le cadre d'un vote surveillé par des observateurs internationaux.
Le problème est de savoir si la Crimée participera à l'élection présidentielle. Ce n'est pas qu'une question de principe, sachant que la région compte 2 millions d'habitants, et que, lors de la dernière élection présidentielle, M. Ianoukovitch l'avait emporté avec 500 000 voix.
Par ailleurs, monsieur Myard, le réalisme n'est pas nécessairement contraire à la poursuite de certains idéaux.
La situation du détroit des Dardanelles, évoqué par Mme Auroi, est définie par la Convention de Montreux de 1936, qui confère à la Turquie un droit de regard sur le passage des navires. Pour le moment, personne n'a songé à la remettre en question.
S'agissant du triangle de Weimar, il garde tout son intérêt, d'autant que la France y occupe une position médiane : les Polonais, compte tenu de leur expérience et de leur situation géographique, sont en effet peu enclins à faire des compromis avec la Russie, au contraire des Allemands, en raison de leur histoire, de leur géographie et de leur situation culturelle et économique. Pour notre part, nous n'avons pas d'a priori. Nous sommes un partenaire historique de la Russie, mais nous sommes aussi attachés au respect d'un certain nombre de principes. Ce n'est en tout cas pas un hasard si nous sommes allés ensemble à Kiev, contribuant, dans un premier temps à mettre un terme à la guerre civile ukrainienne.
S'agissant de l'Otan, certains ont à juste titre rappelé l'engagement qui avait été pris de ne pas l'étendre à d'autres pays. Mais dans l'hypothèse d'une modification des frontières russes, avec, le cas échéant, des conséquences militaires, quelqu'un posera nécessairement la question, redoutable, du rôle de l'Organisation. Et là, on ne parlerait plus de sanctions économiques, mais de l'article 5 du traité, qui ne peut être appliqué à moitié. Le problème est que des incertitudes pèsent sur les territoires concernés : comprennent-ils, par exemple, l'Ossétie ou l'Abkhazie ? Et qu'en est-il de la Crimée ?
Même si je ne suis pas toujours d'accord avec M. Lellouche, sa suggestion de soutenir économiquement l'Ukraine me paraît absolument logique, dès lors que nous prétendons l'aider. Nous demanderons d'ailleurs aux Russes de le faire également.
Par ailleurs, l'idée, également reprise par M. Chevènement, d'organiser l'Ukraine selon une logique fédérale ne me choque absolument pas, dans la mesure où l'État doit réunir des provinces aux caractéristiques historiques et politiques très différentes et respecter les minorités. L'espace des discussions que je pourrais avoir avec M. Lavrov si je me rends sur place la semaine prochaine comprend ces questions.
S'agissant des sanctions, je crois en l'efficacité de certaines, beaucoup moins à d'autres. Ce qui est certain, c'est que nous ne pouvons accepter le référendum prévu dimanche sans réagir. Mais cette réaction doit être pertinente.
Je rejoins également M. Lellouche pour estimer que, outre la question du respect des frontières, celle de la prolifération nucléaire est un des deux grands enjeux de la crise. En effet, l'Ukraine n'a abandonné l'arme nucléaire en 1994 que contre la garantie, assurée par la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne, que son intégrité serait préservée. Aujourd'hui, cet accord n'est plus respecté. Cela ne peut qu'inciter les pays les moins bien disposés à acquérir la bombe ou à la conserver. C'est donc une question très grave.
M. Destot s'est interrogé sur l'état de l'opinion en Ukraine. En Crimée, on peut s'attendre à ce que l'indépendance recueille une adhésion assez forte – certains parlent de 65 à 70 % de votes favorables –, mais je ne saurais dire ce qu'il en est dans les provinces de l'est. Quant à l'envoi d'observateurs internationaux, nous l'avons d'abord proposé, puis refusé. En effet, la présence d'observateurs ne ferait que légitimer le scrutin, d'autant qu'ils constateraient probablement très peu de fraudes. Le problème n'est pas l'organisation du vote, mais son principe même. Les dés sont pipés, et c'est pourquoi nous ne devons pas cautionner le référendum prévu dimanche. En revanche, de nombreux observateurs seront nécessaires lors de l'élection organisée à l'échelle de l'Ukraine – et à cet égard, l'OSCE a un rôle majeur à jouer.
Dans l'hypothèse où l'Europe déciderait de limiter ses importations énergétiques en provenance de Russie, elle devrait trouver, à court terme, des sources de substitution. À long terme, le problème est tout autre : il lui faut se doter d'une politique énergétique commune, qui pourrait associer la Russie, à condition d'éviter toute situation de dépendance. Mais en attendant, elle devrait s'adresser soit aux pays du Golfe, soit aux États-Unis.
M. Néri a raison : en matière de sanctions, il faut éviter que les annonces restent non suivies d'effets. À cet égard, celles qui ont été décidées à l'encontre de l'équipe Ianoukovitch sont déjà appliquées, y compris par des pays plus réticents que nous en ce domaine, comme l'Autriche ou la Suisse.
M. Del Picchia se demande quel sens donner, dans la contre-proposition russe, à l'allusion faite à la neutralité politique et militaire de l'Ukraine. En tout état de cause, et quelles que soient nos idées sur le sujet, le gouvernement ukrainien devra donner son accord.
Je pense avoir répondu à M. Le Borgn' s'agissant des sanctions qui pourraient être décidées par l'Union européenne.
Je le répète, monsieur Chevènement : même s'il est naturel de tenir compte du contexte historique et du sentiment obsidional des Russes, on ne saurait accepter qu'ils servent de prétexte à un comportement de nature impériale.
Pour finir, je me sens en accord avec la plupart de vos propos : il y a des contradictions que nous allons devoir lever. En admettant que nous parvenions à entraîner l'Europe avec nous, nous allons devoir faire face – plus qu'au peuple russe – à un individu, avec l'aide d'un partenaire américain qui, en dépit de son importance, n'est pas toujours aussi solide que nous pourrions l'espérer. Quant aux conséquences, immédiatement ou à moyen terme, elles peuvent être considérables.
Je reste bien entendu à votre disposition, d'autant que la situation va encore beaucoup évoluer.
Nous devons rester fermes – sur ce point, je n'ai pas senti de différences entre nous –, parce que certains principes sont en cause, ainsi qu'un peuple entier. Mais on ne parviendra à faire évoluer la situation – si on y arrive – que par le dialogue. Et la France doit être un des canaux de ce dialogue, dans la mesure où elle entretient des liens à la fois avec les Ukrainiens, les Européens et les Américains, tout en étant un des rares pays à rester en liaison avec les Russes.