Je suis très honorée par votre invitation.
Je vous propose dans un premier temps d'examiner sous un angle diachronique la façon dont les éléments intrinsèques des expositions universelles se sont mis en place. Ensuite je vous dirai quel sens aurait pour moi la tenue d'une exposition universelle en 2025, près de deux siècles après la première exposition.
En anglais, on emploie pour désigner l'exposition universelle le terme de fair. Les foires apparaissent dans l'histoire des civilisations dès l'Antiquité. Elles étaient alors souvent liées à un sanctuaire, un lieu sacré ou à une période précise de l'année et donnaient lieu à des échanges marchands. Par la suite se sont tenues les grandes foires du Moyen Age à Provins, à Francfort, mais aussi dans les Flandres, la Champagne, en Espagne et en Italie, au cours desquelles les marchands – tisserands, orfèvres – réalisaient des ventes directes. Mais ces rassemblements avaient pour but de faire se rencontrer l'offre et la demande et nullement de présenter les outils de production.
Avant la première exposition universelle proprement dite, qui s'est tenue au milieu du 19ème siècle, il y a 163 ans, une première exposition avait été organisée en 1699 dans la Grande galerie du Louvre pour présenter des machines, à la demande des membres de l'Académie des Sciences, aux côtés des peintures et des sculptures chères au Roi Soleil.
Il faudra ensuite attendre un siècle avant qu'un certain François de Neufchâteau, ministre du Directoire, s'inspirant d'une exposition industrielle qui s'était tenue à Prague quelques années auparavant, décide en 1798 de fêter l'anniversaire de la République en inaugurant au Champ-de-Mars la première d'une série de 11 expositions nommées « Expositions publiques des produits de l'industrie française ».
Ces expositions, dont la dernière aura lieu en 1849, avaient pour but de mettre en avant le savoir-faire de l'industrie française en essayant de rattraper le niveau des Britanniques, qui détenaient le leadership en la matière, et préfigurent, selon moi, les expositions universelles telles que nous les avons connues par la suite.
Les années 1850 sont marquées par l'essor industriel, le culte du progrès, la prééminence du modèle capitaliste, le développement des banques, l'apparition du rail et de la machine à vapeur, la production à grande échelle, la conquête des campagnes. Sur ce mouvement capitaliste se greffe une démarche de vulgarisation scientifique et d'éducation des peuples sous l'influence des Lumières, du Saint-Simonisme et du positivisme d'Auguste Comte.
C'est dans ce contexte que les Anglais tirent les premiers en organisant à Londres en 1851 la première exposition universelle. Cette initiative, placée sous le parrainage de la reine Victoria et du prince Albert, a donné naissance au musée londonien des arts décoratifs Victoria and Albert Museum.
La lutte entre les Anglais et les Français a commencé, ce qui a amené les Français à organiser en 1855 l'exposition universelle de Paris.
Nous retrouvons dans les expositions universelles une dimension « Olympiades du progrès », « arènes industrielles ». Ces termes ne recouvrent aucune agressivité mais témoignent de l'esprit de compétition qui règne entre les pays.
Il s'agit d'expositions universelles car tous les pays sont invités à présenter tout ce que peut réaliser le génie humain. Elles sont également internationales puisque toutes les Nations y sont invitées, même pour illustrer un thème restreint.
Cet étalage d'innovations aiguise le sens de l'émulation. En 1855, à Paris, la liste des médailles était devenue tellement longue que les organisateurs ont été amenés à classer l'ensemble des disciplines et à récompenser uniquement les meilleurs.
Une exposition universelle est souvent placée sous le signe de l'hyperbole. Il s'agit de présenter la plus grande pièce de chocolat jamais confectionnée, la plus grande réalisation en fer forgé jamais sculptée, la plus grande glace de Saint-Gobain…
Voilà pour la mission pédagogique dévolue aux expositions universelles, sous l'influence des Lumières et de l'Encyclopédie. Selon Diderot, il convenait de « dresser un tableau général des efforts de l'esprit humain ». Cette démarche, qui consiste à mettre à la portée des masses la vision des élites, engendrera le suffrage universel et légitimera la colonisation.
Le duel franco-britannique cessera rapidement puisque les Anglais n'organiseront que deux expositions, en 1851 et 1862. Quant aux Français, ils accueilleront cinq expositions qui se tiendront tous les 11 ans : en 1855, 1867, 1878, 1889 et 1900, ce qui fait de Paris la ville qui a cumulé le plus grand nombre d'expositions universelles. Bruxelles, San Francisco ou New York n'en ont pas accueilli plus de deux.
Le concept est vite adopté par les autres pays et de nombreuses villes organisent une exposition universelle. Cette multiplication des expositions, qui nuit à l'intérêt de chacune d'entre elles, aboutit à la signature de la Convention de 1928 et à la mise en place du Bureau international des expositions qui limitera la fréquence des expositions et fixera à cinq ans l'intervalle entre chaque exposition.
L'exposition de 1900, qui a lieu à Paris, réunit 50 millions de visiteurs, dont un grand nombre de visiteurs étrangers. C'est un chiffre incroyable que peu d'expositions atteindront par la suite.
Mais au tournant du siècle, la mystique du progrès et la foi inébranlable dans le progrès commencent à s'effriter. On prend du recul, on s'interroge sur le bien-fondé de la démarche, mais le camp des sceptiques n'est pas suffisamment puissant pour enterrer le concept d'exposition universelle.
Jusqu'en 1930, les expositions présentent des salles des machines en fonctionnement. Quant à la notion de fête, elle apparaît dès 1900 car on s'aperçoit que les expositions trop austères n'attirent pas le public. Or les expositions françaises bénéficient de subventions de l'État. Il convient d'équilibrer les comptes et pour cela il faut vendre le plus grand nombre de billets possible pour ne pas reproduire l'exemple de l'exposition de 1878 qui fut tellement austère qu'elle se solda par un fiasco total pour les finances de la ville et de l'État.
La première exposition qui a manifestement une dimension festive est celle de 1889, liée au Centenaire de la Révolution française, et cela grâce à l'arrivée de l'électricité qui a permis d'ouvrir l'exposition au public jusqu'à 23 heures.
Les expositions universelles sont en outre de vastes opérations de relations internationales et de promotion de la culture du soft power développée il y a moins de 20 ans par le professeur américain Joseph Nye. Ce « pouvoir doux » prend tout son sens pour un pays qui entend conserver des relations pacifiques avec ses voisins, entretenir son rayonnement et distiller une certaine influence sur la planète. Les expositions universelles ont largement contribué à l'émergence de ce pouvoir. Ainsi, lors de l'exposition de Séville en 1992, trois ans après la chute du Mur de Berlin, le pavillon de l'URSS a été rebaptisé pavillon de la Russie et les pavillons de l'Allemagne fédérale et de l'Allemagne démocratique ont été rapprochés.
L'exposition universelle de 1900 marque donc un tournant. La mystique du progrès s'effrite et l'on voit disparaître peu à peu les salles des machines. Les organisateurs, embarrassés devant l'ambition prétendue des expositions de cerner exhaustivement tout ce qu'est capable de produire le génie humain, décident de présenter des idées plutôt que des machines, ce qui favorise l'émergence de quelques thèmes. La première exposition mettant en avant un thème précis fut celle de Bruxelles en 1935, suivie de celle de New York en 1939. L'exposition qui s'est tenue à Paris en 1937 à Paris était spécifiquement dédiée aux arts et techniques de la vie moderne.
Après la deuxième guerre mondiale, il faudra attendre 1958 pour qu'ait lieu l'exposition de Bruxelles, avant celle de Montréal en 1967, celle d'Osaka en 1970 et, bien plus tard, celle de Séville en 1992.
En 1989, une exposition a été envisagée à Paris dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française. Mais à la suite d'un désaccord entre François Mitterrand, chef de l'Etat, et Jacques Chirac, maire de Paris, opposé à la construction d'une dalle géante au-dessus des boulevards extérieurs et du périphérique, l'exposition n'a pas eu lieu.
Par la suite, la ville de Venise a également envisagé une exposition, mais celle-ci fut totalement rejetée par les Vénitiens.
Les expositions suivantes se sont tenues à Hanovre en 2000 puis à Shanghai en 2010. Les prochaines auront lieu à Milan en 2015, à Dubaï en 2020 et, je l'espère, à Paris en 2025.
La dématérialisation des expositions va de pair avec la mutation de notre appareil productif, qui est de moins en moins industriel.
Une autre tendance se fait jour. Après les grandes halles industrielles, nous voyons surgir dès 1878 des pavillons individuels, ce qui permet à chaque État de mettre en avant ses propres productions. Pédagogie oblige, les éléments présentés sont classés. Le sociologue Frédéric Le Play, afin d'améliorer la compréhension des visiteurs, conçoit un immense bâtiment en forme d'ellipse dont chaque rayon est dédié à un pays, chaque circonférence correspondant à un thème.
J'en viens aux différents éléments plaidant en faveur de l'organisation d'une exposition universelle.
Tout d'abord, les expositions universelles sont un moteur, un élan qui stimule l'émulation et produit d'innombrables innovations. Elles ont un effet de catalyseur. Quelques exemples : les fontaines lumineuses, qui ont été présentées à Barcelone en 1888 ; les jeux d'eau sonores, nés à Paris en 1937 ; l'associationnisme ouvrier, qui a vu le jour à Londres en 1862 ; l'orientalisme, apparu à Paris en 1855 ; c'est en 1867 que les premiers bateaux bus ont navigué sur la Seine pour fluidifier le déplacement des visiteurs, sans oublier le métro parisien dont les travaux ont été accélérés à la suite du chaos qui s'est produit lors de l'exposition de 1889.
C'est aux expositions universelles que nous devons en grande partie les arts décoratifs – car ils se trouvent au carrefour des arts et des techniques. Ainsi les premiers papiers peints ont été présentés au public en 1855, pour la plus grande satisfaction d'une bourgeoisie en demande de confort et de décoration. En 1900, le fameux pavillon de Siegfried Bing inaugurait l'art nouveau et c'est à Philadelphie qu'a été présentée pour la première fois l'armoire lit. Les habitations à bas coût ont été imaginées lors des expositions universelles et les premiers logements sociaux ont été présentés à Montréal en 1967 à travers le fameux quartier « Habitat 67 ».
En plus de leur effet catalyseur, les expositions ont une dimension pédagogique. Comme le soulignait Régis Debray à Séville en 1992, elles ont « un peu de Disneyland et un peu de Diderot ».
Le concept de congrès est également né dans le cadre des expositions universelles. Le Congrès international de la propriété industrielle, le Congrès de la propriété littéraire et artistique ainsi que l'Union postale universelle ont été inaugurés à Paris dans le cadre de l'exposition de 1867.
Par ailleurs, les expositions ont un impact sur les démarches normatives. Or dans un contexte de soft power et de guerre économique, les pays qui arrivent à imposer des normes sont les mieux placés dans la bataille économique.
L'exposition universelle représente en outre un véritable élan.
La mise en place d'une exposition et les traces qu'elle laissera constituent une énorme machine derrière laquelle il y a des personnes. L'exposition de Philadelphie, à la fin du 19ème siècle, a été voulue par un professeur de l'Indiana. San Francisco a connu deux expositions universelles, dont celle de 1894. Celle-ci, peu connue, est née de l'initiative d'un homme de presse qui tenait un stand lors de l'exposition organisée à Chicago l'année précédente, en 1893, pour célébrer le quatrième centenaire de la « découverte » de l'Amérique. Quant à l'exposition de Séville, on peut la rattacher aux figures de Felipe Gonzàlez, qui fut le premier chef de gouvernement de gauche dans une Espagne sortant de la dictature franquiste, et du roi d'Espagne qui invita les Nations des Amériques à participer au cinquième centenaire de la « découverte » de l'Amérique. À Montréal, c'est le maire de la ville, Jean Drapeau, qui a eu une influence capitale sur la tenue de l'exposition de 1967. Enfin, Marcel Dassault fut l'initiateur de l'exposition qui devait se tenir à Paris en 1989.
Les expositions universelles sont des lieux de fête. Je citerai en particulier la rue du Caire et la rue des Nations en 1900 à Paris, Midway Plaisance à Chicago en 1893, la Ronde à Montréal.
Elles sont aussi un moyen de promouvoir l'innovation : le téléphone, le phonographe, l'électricité, la télévision – dont nous voyons les premiers prototypes à New York en 1939 – les applications du laser, l'automobile, comme en témoigne la présence de Benz, Fiat, Renault, Peugeot et Ford à Paris en 1900.
À quel moment les entreprises sont-elles intervenues ? Cette question m'amène à évoquer notre modèle économique. En France, les expositions, cautionnées par le Gouvernement qui les subventionne, ont toujours été une affaire d'État. Les Britanniques n'ont pas suivi ce modèle. Quant aux États-Unis, ils privilégient la participation privée. À ma connaissance, la réticence dont ils ont fait preuve pour ratifier la Convention tient au fait qu'elle obligeait l'État d'accueil à apporter sa caution à la tenue d'une exposition. Nous, nous considérons que la caution de l'Etat apporte une garantie quant à l'organisation effective de l'exposition.
Les expositions faisant une place prépondérante aux techniques, on y retrouve les grands noms de nos savoir-faire, de Krupp à Peugeot en passant par Baccarat. Mais la participation des entreprises au sein de leur propre pavillon et la pratique du mécénat ne datent que de la deuxième moitié du 20ème siècle. Le même phénomène s'est d'ailleurs produit pour les Jeux olympiques.