Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du 9 avril 2014 à 21h00
Commission des affaires économiques

Arnaud Montebourg, ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique et Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du :

Il est utile de rappeler le contexte en évolution rapide ces dernières années pour expliquer la position du Gouvernement.

L'arrivée d'un quatrième opérateur a eu le mérite de mettre fin à des situations de rente – auparavant, les trois opérateurs antérieurs avaient été condamnés pour entente – en enclenchant la baisse des prix. C'est une bonne chose, mais la concurrence excessive a abouti à une guerre des prix tous azimuts qui a déstabilisé le secteur dans son entier – les acteurs allant jusqu'à échanger des noms d'oiseaux par voie de presse. Elle a entraîné des plans sociaux, puis des délocalisations chez les sous-traitants, enfin des réductions de coût au point d'abandonner les investissements. Bref, le secteur était sinistré, même s'il était en forte croissance et aurait dû continuer à créer des emplois. La spirale déflationniste dans laquelle il est entré nous a privés de toute visibilité : nous ne pouvions plus compter sur les opérateurs pour continuer à équiper le pays. Ils n'étaient même pas en mesure de rémunérer leurs investissements dans la 4G. Le Gouvernement a donc demandé une paix des braves, conclue sous l'égide de l'Autorité de la concurrence, et un partage du territoire entre opérateurs pour endiguer une concurrence par les infrastructures coûteuse et destructrice. Mais la guerre a repris : 10 000 emplois détruits consécutivement aux plans sociaux chez SFR et Bouygues Telecom ; Alcatel a été touché également tout comme les services à la clientèle… Il est tout de même paradoxal qu'un secteur en croissance détruise de la valeur économique.

Très vite, le Premier ministre et moi-même nous sommes positionnés en expliquant à l'ARCEP que son exaltation messianique de la concurrence pouvait se révéler dévastatrice et son zèle à faire entrer un quatrième opérateur contraire aux intérêts des Français eux-mêmes. En conséquence, nous lui avons demandé de cesser de s'exprimer sur un terrain politique qui relevait de la responsabilité du Gouvernement.

Nous avons ensuite défini nos priorités, à savoir renforcer les opérateurs plutôt que les affaiblir, et les pousser à investir 30 milliards dans la fibre afin de mettre un terme à la fracture numérique et aux inégalités. D'un hameau à l'autre, d'une rue à l'autre, les propriétaires peuvent ou non vendre leur résidence à un bon prix en fonction de la couverture ADSL. Le coût marginal pour tirer le câble de cuivre et réaliser les noeuds de raccordement des abonnés en zone d'ombre (NRA-ZO) dépasse parfois plusieurs dizaines de milliers d'euros, bien au-delà des capacités d'un village ou même d'un département. Sans le renforcement des opérateurs, la fracture numérique a de beaux jours devant elle. Pourquoi sa réduction ne serait-elle pas financée par ceux-là même qui en tirent bénéfice ? Il n'y a pas de raison de socialiser les pertes et de privatiser les profits. C'est la raison de notre plan France très haut débit (FTHD) qui prévoit de couvrir 50 % de la population française en 2017 et 100 % en 2022, dont 80 % par la fibre à domicile. Or, si les opérateurs déclarent forfait, ce sont les contribuables qui devront payer un équipement qui serait rentable dans un cadre économique normal.

L'annonce de la vente de SFR à Numericable nous a donc inquiétés légitimement. L'opération ne procède à aucune consolidation puisqu'elle consiste en une alliance du fixe et du mobile, à nombre d'opérateurs inchangé. Ensuite, Numericable fait du câble ; or c'est la fibre que nous voulons privilégier pour les quarante ou cinquante ans qui viennent. Enfin, l'un des candidats avait une capacité d'endettement supérieure à l'autre. Or, j'ai l'expérience de sinistres industriels, consécutifs à des LBO – leverage buy out –, des rachats par endettement aux conditions excessivement spéculatives. L'offre de Bouygues Telecom était la plus solide financièrement, du fait de l'adossement au groupe. Numericable, ayant déjà fait l'objet d'un LBO, n'a que marginalement remboursé sa dette et il rachète une entreprise au chiffre d'affaires huit fois supérieur au sien, 10 milliards contre 1,3 milliard. Par ailleurs, SFR s'était engagé à investir dans la fibre, Bouygues également – 2 milliards dans les réseaux, dont 400 millions par an dans la fibre optique – et aussi à maintenir l'emploi en particulier en rapatriant les centres d'appel. Surtout, le nombre d'opérateurs, ramené à trois, aurait permis une consolidation du secteur.

À propos, pourquoi l'Europe risque-t-elle de devenir une colonie numérique des États-Unis ? Là-bas, deux ou trois opérateurs se partagent 300 millions de clients. En Chine, les industriels ne sont guère plus nombreux pour un marché de 800 millions de personnes. Avec plus de 120 opérateurs, le marché européen est balkanisé et, de ce fait, fragilisé. Voilà pourquoi le Gouvernement n'a pas hésité à prendre position. Et il s'interroge sur l'avenir de Free et Bouygues, s'ils ne fusionnent pas. Un Gouvernement, qui a la responsabilité de préparer l'avenir, notamment par des investissements judicieux, ne pouvait pas se désintéresser du sujet. Il avait toute légitimité à exprimer sa préférence, partagée d'ailleurs par des soutiens siégeant sur tous les bancs. Ainsi, Jean-Pierre Raffarin a dit le 6 avril dernier : « Je pense qu'Arnaud Montebourg avait raison puisque le dossier Bouygues pouvait présenter quelques avantages, comme l'a dit le patron de Force Ouvrière récemment ». Même les syndicats des télécoms ont souligné que le risque de perte d'emplois était plus grand dans un cas que dans l'autre.

Depuis que Vivendi a envisagé la vente de SFR, j'ai demandé à M. Bouygues et à M. Drahi de me donner des engagements. À ceux qui ont reproché au Gouvernement de se mêler d'une affaire purement privée, je rappelle que les opérateurs utilisent un bien public. En outre, l'État est actionnaire du principal d'entre eux. Le Gouvernement a donc de multiples intérêts à défendre. Et, pour la première fois, dans une bataille pour une fusion-acquisition, l'emploi, l'investissement et l'endettement sont devenus des questions centrales. J'ai d'ailleurs reçu de M. Drahi le 8 avril la lettre suivante : « Monsieur le ministre, à la suite de la décision du conseil de surveillance de Vivendi de retenir à l'unanimité l'offre d'Altice-Numéricable pour SFR, je souhaite vous confirmer mes engagements fermes dans le cadre de ce rapprochement.

« Point n° 1, l'emploi. Comme je vous l'ai indiqué au cours de nos entretiens, je m'engage à maintenir l'emploi dans le nouvel ensemble. Cet engagement s'appuie sur un projet industriel fort, longuement réfléchi, créateur de valeur pour le secteur des télécommunications en France : le rapprochement du premier réseau à très haut débit en fibre optique de France et d'un réseau mobile de dernière génération. SFR et Numericable sont deux entreprises parfaitement complémentaires, ADSL et téléphonie mobile d'un côté, fibre optique et télévision haute définition de l'autre. Tant sur le plan technologique que sur le plan commercial, il n'existe aucun doublon entre les activités poursuivies par chacune des deux entités qui constitueront le nouvel ensemble. Numericable emploie plus de 2 000 personnes et crée des emplois du fait de sa croissance ; SFR emploie environ 8 500 personnes. […] Il n'y aura aucune suppression d'emplois dans le rapprochement SFR-Numéricable, sous quelque forme que ce soit. Je me suis même engagé auprès de vous à recruter des ingénieurs commerciaux pour le marché des entreprises, que nous souhaitons fortement développer. Cet engagement a également été formalisé auprès de Vivendi et de SFR dans une lettre en date du 25 mars 2014. » Le Gouvernement veillera donc à ce qu'il n'y ait pas de plan social, ni de plan de départs volontaires, en se servant au besoin des moyens légaux.

« Point n° 2, les investissements dans le très haut débit. Numericable fournit les meilleurs débits disponibles aujourd'hui en France, avec la meilleure qualité de service, comme le prouvent les enquêtes de l'ARCEP qui nous placent numéro 1 sur tous les critères. Sans les investissements consentis sans relâche par Numericable pour déployer la fibre optique depuis 2005, la France serait aujourd'hui classée parmi les derniers pays en Europe. […] Quant aux investissements cumulés de Numericable pour construire à ce jour plus de 5 millions de prises en fibre optique, et grâce au savoir-faire de nos équipes, le nouveau groupe atteindra l'objectif du plan France très haut débit, de 12 millions de foyers équipés dès la fin de l'année 2017, de 15 millions pour 2020. Ce réseau densifié sera utilisé pour les particuliers et les entreprises, mais aussi pour interconnecter le réseau mobile 4G d'aujourd'hui, puis 5G de demain. En outre, le nouvel ensemble co-investira 50 millions d'euros par an dans le cadre des projets de réseau d'initiative publique en fibre optique. » Ce dernier engagement a suscité des interrogations car il est en retrait par rapport aux engagements initiaux de SFR que nous souhaitons voir respecter dans leur intégralité. Ce point de divergence nous incitera à la plus grande vigilance quant à la réalisation par la nouvelle structure des engagements pris par l'ancienne.

« Point n° 3, le patriotisme économique. Comme vous le savez, Numericable a son siège social en France, paie ses impôts en France, et est cotée à la Bourse de Paris. Ses dirigeants sont tous basés en France, paient leurs impôts en France, sont diplômés des meilleures écoles de la République. Sa maison mère, Altice, est cotée à la Bourse d'Amsterdam, comme bon nombre de fleurons industriels français domiciliés ou cotés à Amsterdam, et dont l'État est actionnaire de référence. Altice et Numericable ont toujours, et sans attendre le projet de rapprochement avec SFR, privilégié des fournisseurs français pour leur développement, comme, par exemple, Alcatel, Sagemcom, Technicolor, Draka ou Webhelp… Ce choix délibéré de fournisseurs français par notre groupe a permis notamment à Sagemcom d'exporter ses produits dans des pays où il n'était pas encore présent : Belgique, Portugal, Israël, bientôt République dominicaine. […] Je m'engage à ce que Numericable poursuive sa stratégie de patriotisme économique, à l'étendre dans le cadre du rapprochement avec SFR, notamment sur les points suivants. Je m'engage à mettre en oeuvre, premièrement la double cotation d'Altice à la Bourse de Paris-Euronext en plus de son actuelle cotation à Amsterdam. Deuxièmement, je m'engage à ce que le groupe Altice ne mette en place aucun contrat de management fees, redevance de marque ou autre licence à la charge de l'ensemble Numericable-SFR qui aurait pour effet de transférer de la France vers l'étranger du profit taxable Numericable-SFR. » Nous sommes extrêmement attentifs à ce point et j'attends avec impatience les réactions de Mme la vice-présidente de la commission des finances. « Troisièmement, le rapprochement industriel entre Numericable et SFR s'accompagnera d'une mise de fonds importante de ses actionnaires Altice, Vivendi, et des investisseurs de marché. Je m'engage à ce que cette mise de fonds par les actionnaires, soit environ 4,7 milliards d'euros, soit effectuée en fonds propres et ne génère aucune charge financière supplémentaire pour le groupe combiné. Je vous confirme enfin que j'assumerai personnellement la présidence du conseil d'administration du nouveau groupe SFR-Numericable. » J'ai tenu à vous donner lecture de cette lettre car elle contient des engagements nouveaux, allant dans le sens des objectifs gouvernementaux même si j'ai exprimé certaines réticences sur le niveau des engagements concernant le plan fibre, notamment dans les zones d'intérêt public.

Voilà où nous en sommes. En conclusion, dans un contexte de redistribution des cartes, notre volonté de consolidation du secteur par un retour à trois opérateurs reste d'actualité. Sans vouloir noircir le tableau, je souligne la nécessité d'avoir des opérateurs puissants, en mesure de nouer des alliances dans d'autres pays européens. Cet objectif fait partie de la feuille de route que nous avons adressée à Orange.

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