Le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », a une place particulière dans la mission « Défense » : avec un peu moins de 2 milliards d'euros, il ne représente que 5 % des crédits, mais il a une importance stratégique parce qu'il finance la préparation de l'avenir. Le projet de loi de finances pour 2013 marque un effort très net en faveur de ces crédits : pour l'ensemble du programme, ils augmentent de 6,7 %. Ce programme finance principalement le renseignement, la recherche militaire, le soutien aux exportations et la diplomatie de défense.
La progression des crédits atteint même 11,7 % pour l'enveloppe consacrée aux recherches que l'on appelle les « études amont », c'est-à-dire les recherches appliquées qui ont pour objet de développer les technologies dont seront issues les armes de demain, à horizon de dix, quinze ou vingt ans. Dans un contexte budgétaire global extrêmement contraint, et dans un budget en croissance « zéro valeur » pour la Défense, il s'agit d'un effort significatif.
Toutes les actions du programme voient leurs dotations augmenter, et même augmenter en volume. Les crédits consacrés au renseignement augmenteront de 3 % : il s'agit essentiellement des dotations de direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) et de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les fonds dédiés au soutien des exportations et à la diplomatie de défense connaissent, eux, une croissance de plus de 9 %.
Surtout, les crédits de l'action « Prospective de défense », qui financent la recherche militaire, sont en progression de 9,1 %. Je crois que nous pouvons nous féliciter, car ces crédits concourent à la préparation de l'avenir, et leur progression montre que l'État ne la sacrifie pas sur l'autel des difficultés budgétaires.
Conformément à ce que le bureau de la Commission a décidé, j'ai consacré une large part de mes travaux à une analyse moins budgétaire, plus qualitative pourrait-on dire, ciblée sur un aspect des politiques financées par ce programme. J'ai retenu comme thème l'investissement dans la « recherche et technologie » (R&T), et particulièrement dans les études amont. Si j'ai choisi ce thème, ce n'est pas seulement parce que j'ai consacré une partie de ma carrière à la recherche scientifique et que j'ai présidé l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ; c'est surtout parce qu'il me paraît être au coeur de la logique d'investissement dans la préparation de l'avenir de notre outil de défense. Le problème est simple : si l'on n'investit pas aujourd'hui dans les domaines de R&T critiques, on ne maîtrisera pas les innovations technologiques de demain, et après-demain, nous n'aurons pas d'offre industrielle française ou européenne pour répondre aux besoins de nos armées. Certains diront que cela ne fait pas pour autant des trous capacitaires, que l'on peut toujours se fournir à l'étranger. Mais que l'on ne se leurre pas : tout ne s'achète pas sur étagère, et les choses sont ainsi faites que lorsqu'on dépend d'autres pays pour des équipements critiques, on a toujours tendance à laisser se creuser des retards, voire des lacunes capacitaires : il suffit de penser au dossier des drones pour s'en convaincre.
Partant de là, quel est le constat ? Où en est notre R&T de défense ? C'est un bilan en demi-teinte. En effet, nous n'avons jamais atteint l'objectif de dépenses en études amont, objectif non-écrit mais largement admis, que nous nous étions fixé dans le cadre du précédent Livre blanc et de la loi de programmation militaire, à savoir : 1 milliard d'euros par an. Bon an mal an, on en est plutôt à 700 millions d'euros, avec un redressement bienvenu en 2013. De ce fait, nous n'avons pas pu développer toutes les technologies prometteuses que nous avions identifiées ; nous avons des lacunes technologiques. Mon rapport en énumère certaines, parmi lesquelles je citerai notamment les hélicoptères de transport lourd, les systèmes de communication satellitaire qui nous seraient particulièrement utiles dans des zones comme le Sahel, les moyens de surveillance de l'espace ou les capteurs optroniques. Mais il ne faut pas juger trop sévèrement notre politique de développement des technologies militaires : si nous en sommes restés à l'étiage strictement nécessaire pour animer nos laboratoires de recherche et nos bureaux d'études, au moins, contrairement à d'autres pays, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne, nous n'avons pas sacrifié l'effort public de soutien à la R&T de défense. En Europe, notre pays est encore celui qui investit le plus dans les technologies de défense.
Faut-il pour autant se satisfaire de notre position ? La réponse est non. Bien entendu, je n'ignore pas la nécessité de réaliser des économies budgétaires, et j'ai bien entendu ce que n'a pas manqué de me dire l'état-major des armées : 300 millions d'euros en plus pour la recherche, ce seraient 10 000 hommes en moins. Mais je crois que même à enveloppe constante, on aurait pu éviter certains décrochages technologiques, en investissant de façon plus pertinente. L'efficacité du pilotage administratif des études amont et de la R&T, que ce soit au niveau national ou au plan européen, joue un rôle non négligeable dans l'efficacité de la recherche de défense.
Si je parle du plan européen, c'est parce qu'aujourd'hui, une large part de nos projets de recherche est menée en coopération, soit dans un cadre bilatéral – notamment avec le Royaume-Uni –, soit dans un cadre multilatéral, notamment au sein de l'Agence européenne de défense. Mon impression, pour moi qui suis membre de notre Commission depuis peu de temps, c'est que l'on a beaucoup misé sur la coopération, au point d'en faire parfois une formule miracle, tout à la fois alibi et solution à notre impécuniosité. Or les résultats, c'est le moins que l'on puisse dire, ne sont pas toujours à la hauteur de nos espérances : pour toutes les raisons que nous connaissons bien, qui vont de l'exigence d'un « juste retour » à la multiplicité des spécifications en passant par des décalages calendaires, la coopération engendre trop souvent des surcoûts et des retards. Il y a là un véritable défaut de pilotage.
Mais des défauts de pilotage, il y en a aussi au plan national. Mes travaux m'ont donné le sentiment que dans la gouvernance de notre R&T de défense –et je l'ai dit à mes interlocuteurs –, l'influence de la direction générale de l'armement, la DGA, a tendance à décroître par rapport à celle de l'état-major des armées. C'est un constat partagé par beaucoup d'observateurs. Il explique selon eux que notre effort technologique ait tendance à privilégier ce qu'ils appellent les « effecteurs », pour faire court les armes et les équipements qui délivrent des effets tactiques, plutôt que ce qu'ils appellent les « capteurs », comme les moyens d'observation spatiaux.
Surtout, le cas le plus emblématique d'un pilotage erratique de notre R&T de défense est le cas des drones, et particulièrement des drones d'observation de moyenne altitude et de longue endurance (MALE). Depuis quinze ans, l'État – sans doute mal conseillé, certains anciens hauts responsables ayant même déclaré voir dans les drones « une mode » – a été incapable de reconnaître le caractère critique de ces équipements et, surtout, de se fixer un cap clair et de s'y tenir. Les retards considérables du Harfang, à peine livré et déjà dépassé, l'abandon de l'EuroMALE et du Talarion, les incertitudes qui pèsent sur le développement du drone MALE prévu pour 2020 par les accords de Lancaster House, auquel il semble que beaucoup d'acteurs ne croient plus, etc. : tout cela témoigne d'incroyables vicissitudes dans le pilotage du projet. Et je n'ai pas besoin de vous en rappeler les conséquences : à Uzbin, un drone MALE nous aurait été bien utile.
Résultat : pour combler notre lacune capacitaire, nous n'avons pas d'autre choix que d'acheter un drone MALE sur étagère. Mais là encore, on ne peut pas dire que la gestion du dossier brille par sa cohérence. Sans préjuger de la décision finale du ministre, il ressort de mes auditions que l'on s'oriente vers l'achat du Reaper américain plutôt que du Héron TP israélien francisé par Dassault. Le ministère nous assure que la deuxième offre est plus fiable que la première. Dont acte. Je ne prétends pas me substituer aux experts de la DGA, mais il me semble qu'il reste un vrai problème : le Reaper est doté d'outils d'observation et de liaison satellitaire américains. Ne serait-ce que pour ne pas dépendre de technologies américaines en la matière, il nous faut au minimum franciser ou européaniser la « charge utile » du Reaper. Or cela suppose que les Américains nous donnent accès aux codes source de l'appareil, ce qu'ils ont refusé aux Britanniques ; je ne vois guère de raison de penser qu'ils nous l'accorderaient plus facilement… Pour finir sur une note d'optimisme, je suggère que la France mène sur ce point des négociations communes avec d'autres États européens susceptibles d'acquérir le même matériel – par exemple, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Ainsi, dans la négociation avec les États-Unis, le rapport de force pourrait-il être plus favorable à nos intérêts. Et au moins, en cas de succès, aura-t-on limité les pertes en potentiel technologique, et fait progresser l'Europe de la défense. Je pense aussi qu'un tel achat ne doit pas retarder les efforts de développement d'une filière industrielle européenne en la matière.
Partant de ce constat, que faire ? Je conclus mon rapport en formulant certaines recommandations, ou du moins certaines suggestions. Le thème d'étude que j'ai choisi s'inscrivant dans une stratégie de long terme, je pense en effet qu'il doit être mis au coeur des préoccupations des acteurs de la Défense dans le cadre de la rédaction du nouveau Livre blanc et de la prochaine loi de programmation militaire.
Je ne m'attarderai pas longuement, ici, sur les enjeux qui s'attachent au maintien de notre rang technologique en matière de défense, si ce n'est pour souligner simplement qu'il me semble plus important que jamais, compte tenu des évolutions récentes du contexte stratégique. Ce contexte, c'est un contexte de menaces qui sont à la fois de plus en plus diverses dans leurs formes, et de plus en plus rapides à se renouveler. C'est le cas par exemple dans les biotechnologiques, le bioterrorisme devenant une véritable menace. Il en va de même pour la cyberdéfense. Il nous faut des capacités de détection rapide des menaces, avec par exemple des laboratoires de haute sécurité. Ces tendances appellent une adaptation de notre outil de défense qui passe par le développement de technologies de pointe.
Dans ce contexte, il nous serait en effet impossible de conserver notre « autonomie stratégique », qui constitue le fil rouge de notre politique de défense depuis plusieurs décennies, si nous ne maîtrisions pas les technologies militaires critiques. En effet, quelle serait notre autonomie d'appréciation si nous ne possédions pas les moyens les plus sophistiqués d'observation et de renseignement ? Au cours de mes travaux, on m'a donné plusieurs exemples de tentatives d'intoxication de la part de plusieurs de nos alliés, y compris Américains… De même, quelle serait notre autonomie de décision si notre force de dissuasion devait devenir obsolète, du fait que nous ne soyons plus à même d'assurer la pénétration de nos têtes nucléaires et le renouvellement des matériels ? Et quelle autonomie d'action aurions-nous, à l'heure où la société supporte de moins en moins de voir ses soldats payer le prix du sang, si nous ne pouvions pas fonder notre supériorité tactique sur une avance technologique ?
Je tire des travaux entrepris dans le cadre du rapport trois séries de conclusions.
La première, c'est que la gouvernance de notre système de R&T de défense mérite d'être à la fois plus robuste et plus ouverte. Plus robuste, parce que nos choix scientifiques et technologiques de défense doivent être mieux intégrés dans notre démarche stratégique, afin d'éviter les vicissitudes que l'on a connues dans plusieurs dossiers. La R&T ne doit pas être la variable d'ajustement du budget de la défense : ce serait hypothéquer le futur. Ce serait irresponsable. Plus ouverte, parce que je crois que l'on est allé trop loin dans la culture de l'entre-soi et du secret-défense en la matière ; il faut trouver un juste équilibre entre la confidentialité nécessaire, et la transparence efficace. En la matière, il faut aller plus loin dans l'ouverture du système de recherche militaire aux acteurs de la recherche civile, comme les Américains le font. En outre, on a bien mis en place un système de contrôle parlementaire des activités de renseignement, système qui est peut-être imparfait, j'en conviens, mais qui a le mérite d'exister. Rien de tel n'existe pour évaluer des choix pourtant extrêmement structurants pour notre politique de défense. Peut-être, par exemple, une procédure de contrôle parlementaire plus robuste aurait-elle permis d'éviter que l'État ne gère le dossier des drones comme il l'a fait. Ma conviction, en tout cas, est que la transparence n'est pas antinomique avec l'efficacité ; au contraire.
Ma deuxième série de conclusions concerne l'organisation de nos structures de R&T de défense. À mes yeux, le caractère dual de la R&T incite à rechercher des synergies entre le ministère de la défense, ses partenaires institutionnels et les opérateurs civils de recherche, qu'ils soient académiques ou industriels, par exemple dans les domaines de l'optronique, des matériaux nouveaux, ou de l'observation satellitaire. Pour consolider cette infrastructure de R&T de défense, je plaide en faveur d'une politique volontariste visant à constituer un véritable « écosystème de recherche », associant le monde académique, les administrations publiques, les « grands » groupes industriels ainsi que les PME de défense. L'unité mixte de physique constituée entre Thales et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), dirigée par M. Erick Lansard et au sein de laquelle travaille le professeur Albert Fert, prix Nobel de physique, en est un bon exemple. Les pôles de compétitivité et les instituts de recherche technologique peuvent y contribuer. Ces efforts méritent d'être poursuivis. S'agissant du soutien aux PME de défense, les programmes ASTRID et RAPID ont contribué à améliorer leur situation, mais je crois qu'il est temps que la France se dote d'un véritable Small Business Act à la française – que l'on l'appelle « Small » ou « Smart » Business Act importe d'ailleurs pu, pourvu qu'il sécurise l'accès des PME à une part de la commande publique et comporte des mesures de nature à rééquilibrer le rapport de force dans leurs négociations avec les grands groupes. Au-delà du cas des PME, je relève que les programmes d'investissement d'avenir ont très peu bénéficié à la Défense, qui est pourtant un secteur clé de notre industrie : il serait certainement légitime que le secteur ne soit pas écarté lors de la répartition des fonds encore disponibles. C'est une idée à soumettre à M. Louis Gallois, commissaire général à l'investissement.
Troisième série de conclusions, j'essaie d'esquisser un tableau des domaines de R&T qui paraissent prometteurs, c'est-à-dire susceptibles de recéler les ruptures technologiques de demain. Si vous me le permettez, j'aimerais approfondir cette question dans le cadre de mes travaux de l'an prochain. L'orientation de la recherche militaire est un exercice difficile, car il doit articuler deux impératifs contradictoires : d'une part, couvrir un large champ de domaines, parce qu'en sciences, la découverte n'advient pas toujours là où on l'attendait ; mais d'autre part, savoir investir massivement sur des technologies prometteuses, dans une logique de ciblage. On peut articuler ces deux exigences en maximisant le potentiel dual des avancées technologiques civiles, et en ciblant l'effort strictement militaire sur certains champs. Parmi ces champs, et sans prétendre à l'exhaustivité, j'en relève plusieurs : les nanotechnologies et nanosciences, les lasers, les sciences cognitives et les systèmes de traitement de l'information, la robotique et l'automatisation des fonctions, les nouvelles sources d'énergie, les techniques de propulsion, les nouveaux matériaux ou encore les nouvelles technologies de détection active. Mais si je devais citer ici un seul champ technologique critique, je vous dirais que selon moi, le prochain Livre blanc doit être celui de qui nous fera passer de la cybersécurité à la cyberdéfense. Il s'agit d'un domaine dans lequel nous n'avons pas d'alliés, mais tout au plus des partenaires : la concurrence est féroce, et l'information vaut cher. D'autres pays investissent déjà massivement dans ce champ ; il est urgent de rattraper notre retard. Là plus encore que dans les autres domaines, il est urgent de décloisonner la recherche civile et la recherche militaire.
J'émets sur les crédits du projet de loi de finances pour 2013 relatifs à l'environnement et à la prospective de notre politique de défense un avis favorable.