Intervention de Jérôme Vérité

Réunion du 9 avril 2014 à 9h15
Mission d'information sur l'écotaxe poids lourds

Jérôme Vérité, secrétaire général de la Fédération CGT des transports :

Le dumping social et la sous-tarification du transport routier poursuivent effectivement leurs ravages, avec des dizaines de milliers de suppressions d'emplois, à quoi il faut ajouter les effets négatifs sur l'environnement.

Pourtant, les gouvernements successifs ne semblent toujours pas décidés à inverser la tendance. Au contraire, tous les signes et engagements pris ces derniers mois vont complètement à l'encontre des décisions du Grenelle de l'environnement et d'un report modal vers le rail et le fluvial.

Il en est ainsi de la généralisation du 44 tonnes, mais aussi du nouveau report de l'écotaxe poids lourds ou du soutien à la politique du bas coût, qui se généralise dans tous les modes de transport.

Cela explique peut-être pourquoi les transports ont été, malgré les demandes multiples de la CGT, absents des thèmes abordés lors des Conférences environnementales de 2012 et 2013. Jusqu'à quand les gouvernements successifs vont-ils nier l'évidence et céder aux sirènes du capital ? Pourtant, la structuration et l'organisation des transports posent des questions de fond, touchant aux choix économiques et de société, c'est-à-dire au mode de développement – un sujet sans doute trop sensible.

Cela se produit dans un contexte de concurrence exacerbée, de dumping social, d'opposition entre modes de transports ou, à l'intérieur des modes, de mise en concurrence entre les salariés, ne répondant pas aux besoins des usagers ou des populations et allant à l'encontre d'une diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Le dernier rapport du GIEC est alarmant et les phénomènes climatiques de ces derniers mois en Europe et dans le monde nous interpellent. Comme le dit le climatologue Jean Jouzel, dans L'Humanité du 12 novembre 2013, « notre crainte, c'est que le réchauffement climatique ne favorise des cyclones de plus en plus violents, provoquant des dégâts de plus en plus graves. Si les événements de ce type continuent à se multiplier, il est probable que – dans le prochain rapport du GIEC – le lien soit fait avec les activités humaines ».

Or les transports sont responsables de près de 30 % des émissions totales de GES. Ils représentent 32 % de la consommation générale d'énergie et concentrent à eux seuls 70 % de la consommation française de pétrole.

En France, ils sont les premiers émetteurs de GES, devant l'agriculture, le résidentiel et l'industrie. Alors que les autres secteurs connaissent une diminution des émissions de C02, celles issues des transports ont augmenté de 36 % depuis 1990. Ils constituent donc un levier essentiel pour toute transition énergétique.

Cela implique une autre régulation que celle du marché et des logiques de concurrence et de flux tendu, permettant d'assurer des transports qui soient économiquement, socialement et écologiquement responsables.

Cela passe notamment par une organisation des transports appropriée à chaque domaine – voyageurs et marchandises.

La multimodalité reconnaît l'utilité de tous les modes de transport et définit leur place pertinente, sans les opposer.

Elle requiert une volonté de maîtrise publique de tout le système de transports. C'est un choix politique fondamental. D'ailleurs, les représentants du capital et le patronat emploient rarement en ce sens ce concept de multimodalité : lui est préférée la logique de concurrence et de profit, y compris dans le cadre d'intermodalités – dont ils ont besoin pour leur business –, aux dépens de l'intérêt général et des besoins sociaux et environnementaux.

Le Gouvernement, en suspendant la mise en oeuvre de l'écotaxe poids lourds, vient une nouvelle fois de céder aux pressions du patronat, aux lobbies routiers, condamnant encore un peu plus tout report vers les modes alternatifs que sont le rail ou le fluvial.

Il faut également signaler que le patronat routier sera exonéré de la nouvelle taxe « climat énergie », qui reposera essentiellement sur les ménages et les salariés, ce qui est encore une nouvelle injustice.

L'amalgame scandaleux qui a été mis en avant par les différents protagonistes des mouvements d'il y a quelques mois – allant de la FNTR à la FNSEA, au MEDEF ou à la CGPME, avec le soutien des forces politiques de droite et d'extrême droite – a eu pour unique but de diviser un peu plus les salariés qu'ils exploitent, menacent, licencient à longueur d'année, en prenant appui sur le juste mécontentement de ceux-ci.

Ce renoncement va avoir de lourdes conséquences sur le financement des infrastructures ferroviaires, fluviales et routières, avec le risque d'aller vers de nouvelles concessions routières – de nouvelles privatisations – et la remise en cause du financement des trains d'équilibre du territoire. L'appel à projets « Mobilité durable » pour les transports en commun 2014 a abouti au dépôt de 120 dossiers par les collectivités pour un montant de 6 milliards d'euros. Or l'enveloppe gouvernementale prévue pour abonder ces projets était de 450 millions d'euros – chiffre déjà jugé insuffisant, car le « coup de pouce » moyen permettant de boucler les financements est plutôt estimé à 10 %, contre 7,5 % en l'espèce. Par ailleurs, ce montant devait être financé par une agence publique, l'AFIFT, dont les ressources sont censées être abondées par les recettes de l'écotaxe. Or du fait de la suspension de celle-ci, l'agence a annoncé qu'elle ne prendrait aucun engagement dans son budget 2014, ce qui affecte l'appel à projets mais aussi les contrats de plan 2014-2020 que l'État et les régions sont en train de négocier.

En plus du manque à gagner de 750 millions d'euros pour les infrastructures et 150 millions d'euros pour les territoires, le Gouvernement devra financer le partenariat public-privé (PPP) engagé sous la présidence Sarkozy, qui a été conclu avec le consortium Ecomouv' pour une période de treize ans et se chiffrera à plusieurs milliards d'euros.

Par ailleurs, un quart de la collecte de l'écotaxe, soit 230 millions d'euros par an, serait consacré au paiement du loyer à cette société. Démonstration est faite – une nouvelle fois – de la nocivité des PPP, à quoi s'ajoute, dans ce cas, une privatisation d'une des missions régaliennes de l'État, qui est de prélever les impôts et taxes.

Les contribuables et les salariés risquent une fois de plus d'être sollicités pour financer le manque à gagner. D'où la nécessité, également, d'une véritable réforme fiscale.

Pour la CGT, la fiscalité de notre pays est injuste et inefficace. Elle repose pour beaucoup sur la TVA, qui est l'impôt le plus injuste qui soit, et sur une faiblesse de l'impôt sur le revenu, notamment pour les riches. Elle taxe en outre plus le travail que le capital. À cela s'ajoute la kyrielle de niches fiscales : exonérations de cotisations, qui représentent plus de 200 milliards d'euros par an de cadeaux faits aux entreprises, sans aucun contrôle de l'utilisation de cet argent. Le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) de 20 milliards d'euros par an en est le plus fragrant exemple, puisqu'il profite essentiellement aux grands groupes de commerce qui ne délocalisent pas.

La fiscalité environnementale doit s'inscrire dans une réforme fiscale d'envergure en faveur du monde du travail. Elle doit s'appuyer sur une autre façon de travailler, de produire et de transporter les marchandises.

Cela pose le problème de savoir comment remettre l'appareil industriel au coeur des enjeux et du débat, oeuvrer à la reconquête industrielle et à la relocalisation des productions dans le cadre d'un concept de circuit court territorial. Cela soulève aussi la question du juste coût du transport des marchandises dans les coûts de production, de la complémentarité entre les modes passant par un véritable service public du transport de marchandises par le rail, mais aussi d'un renouveau du fluvial.

Le fret ferroviaire, comme le fluvial, est de plus en plus marginalisé, en raison d'une politique très favorable au mode routier. Outre la généralisation du 44 tonnes, il y a eu la baisse de la taxe à l'essieu, l'exonération de la contribution carbone et la réhabilitation de projets autoroutiers dans les contrats de plan État-régions. Les transporteurs routiers jouissent de multiples privilèges que leur octroie l'État.

Si le transport routier apparaît comme le mode le moins cher, c'est parce que ses coûts externes ne sont pas facturés : usage des infrastructures, nuisances sonores, pollution, congestion routière, accidentologie… Ces coûts restent assumés par la collectivité, les salariés et les contribuables.

En fait, le coût moyen de transport d'une tonne sur 350 kilomètres – coûts externes compris – était en 2011 de 33 euros pour le routier, 27 euros pour le rail, 21 euros pour le fluvial petit gabarit et 15 euros pour le fluvial grand gabarit – sachant que, pour le rail et le fluvial, sont également compris les pré- et post-acheminement.

Il n'y a pas de doute : les coûts externes représentent plus du tiers pour le transport routier. C'est de l'argent public : les collectivités financent ce transport au détriment du report modal et du développement du service public du transport. Ce n'est pas la conception que nous en avons !

Rappelons que l'État a supprimé la tarification routière obligatoire (TRO) en 1986, conduisant à l'absence de prise en compte des coûts externes.

Pourtant, le « juste coût des transports », comme la « multimodalité », est inscrit dans la loi d'orientation des transports intérieurs (LOTI), sans être mis en oeuvre. De même, n'a jamais été transcrit dans la loi, contrairement aux décisions du Grenelle de l'Environnement, le fait que le développement du fret ferré, maritime et fluvial est déclaré d'intérêt général. C'est pourquoi nous continuons de le revendiquer. Ce n'est ni aux salariés, ni aux populations de payer la note des décisions de ceux qui ont érigé ce système.

Le transport est tellement sous-tarifé qu'il n'est même plus un frein aux délocalisations industrielles. Multipliant les parcours parasites de marchandises, il contribue à vider l'emploi des territoires, conduisant à la fermeture de sites de productions et à des licenciements.

C'est sur la messagerie et l'express que le recul des prix est le plus important : aucune des cinq dernières années n'échappe à la règle, et en cumul, la baisse des prix a été de 10,7 % en cinq ans !

La « route » subit également la pression sur les prix : les reculs de 2009 et 2010 ont été suivis d'un léger rebond en 2011, mais l'érosion a repris en 2012 et 2013. Sur cinq ans, la baisse est de - 8 %.

Les activités logistiques ont vu également leurs prix baisser sur quatre ans, de 2 % pour l'entreposage et 3,1 % pour la manutention.

Or cette déflation des prix du transport routier est profondément nocive du point de vue social et environnemental

Concernant des activités dont les marges sont structurellement faibles, il est clair que cette déflation est une cause essentielle de leurs graves difficultés ; elle est à la source de véritables ravages économiques et sociaux. Les défaillances d'entreprises se sont multipliées : Mory-Ducros en est un exemple emblématique. En messagerie, la quasi-totalité des entreprises est en perte et ne survit que par le soutien apporté par les groupes d'appartenance, grâce aux marges qu'ils peuvent dégager sur d'autres activités. L'express international lui-même n'échappe plus aux restructurations, à l'image de TNT Express où des procédures de plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) sont engagées. D'autres restructurations menacent à court terme différentes entreprises de transport routier. Les transporteurs et les messagers réagissent également à cette compression de leurs recettes par des pratiques qui affaiblissent et précarisent toujours plus l'emploi en France : ouverture de filiales dans des pays à bas coût salarial et recours accru à une sous-traitance pressurée et flexibilisée au maximum.

La déflation des prix du transport routier en France est un mal non moins profond sur le plan écologique : la baisse quasi continue des prix de la route est un contre-signal évident aux démarches visant à encourager le report d'une partie des trafics vers des modes plus économes en énergie et en carbone – notamment le fer, le transport combiné rail-route et rail-mer, ou le fluvial.

Il est plus que temps de comprendre et de dire haut et fort que cette tendance doit être combattue et inversée. Il convient donc de construire une nouvelle régulation pour contrecarrer cette baisse des prix.

La CGT s'inscrit depuis longtemps dans une démarche visant à faire prévaloir une tarification sociale et environnementale qui considère que le prix du transport doit inclure, d'une part, le coût de conditions de travail et de salaires décents, et d'autre part, des coûts environnementaux externalisés aujourd'hui vers les contribuables et les générations futures.

Elle ne propose pas de revenir à des prix administrés, ni n'ignore le contexte européen. Mais elle n'accepte pas que la concurrence érigée en dogme interdise toute réflexion sur des modes de régulation permettant de sortir de la spirale mortifère de la baisse des prix du transport.

Dans un secteur oligopolistique comme les télécommunications, les autorités nationales et européennes acceptent implicitement qu'une réduction du nombre d'opérateurs puisse se traduire par une meilleure défense des prix et de l'emploi. Dans un secteur comme le transport, où les acteurs sont nombreux et de toutes tailles, pourquoi faudrait-il accepter que la concurrence soit sans limite et que les chargeurs puissent imposer des prix toujours plus bas ?

Le report modal a des impacts sociaux et il faut assumer des reconversions nécessaires des salariés du transport routier vers d'autres modes de transport.

Une internalisation des coûts externes combinée avec une tarification sociale obligatoire en faveur des travailleurs du transport routier constitue le levier pour protéger la collectivité et les salariés des pratiques de dumping.

Dans l'état actuel du dossier, nous considérons qu'il convient de dépasser la simple mise en oeuvre de l'écotaxe pour s'attaquer d'une manière plus globale à la tarification du transport de marchandises, qui permette une politique à la fois ambitieuse – tant économiquement que socialement – et soucieuse du développement humain durable.

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