Intervention de Philippe Duron

Réunion du 19 février 2014 à 11h00
Mission d'information sur l'écotaxe poids lourds

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Duron, président de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France, AFITF :

La doctrine française en matière de financement des infrastructures de transport a été définie par le comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire (CIADT) du 18 décembre 2003, qui a dressé une première liste des besoins et posé le principe qu'ils seraient financés par des recettes affectées provenant principalement du secteur routier. Ces recettes constituent les ressources de l'AFITF, créée par un décret de 2004 et opérationnelle depuis 2005. Il s'est d'abord agi des dividendes versés par les sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (SEMCA), puis d'une soulte de 4 milliards d'euros issue de la privatisation de ces sociétés. L'AFITF perçoit en outre le produit de la redevance domaniale et de la taxe d'aménagement du territoire, toutes deux prélevées sur le réseau autoroutier concédé. Une fois la soulte consommée, l'État a versé à l'AFITF une subvention d'équilibre pour faire face aux besoins de financement des projets d'intérêt national, ou qui répondent à des politiques nationales, auquel il apporte son concours. Cette subvention était de l'ordre de 1 milliard d'euros par an. Dans le budget triennal, il était prévu qu'elle s'éteigne « en sifflet » au fur et à mesure que l'écotaxe poids lourds monterait en charge ; elle devait disparaître complètement en 2016. Mais, du fait de la suspension de l'écotaxe – qui devait entrer en vigueur en 2012, puis en 2013 –, l'AFITF se trouve privée d'une partie essentielle de ses recettes.

Le dispositif de l'écotaxe poids lourds est encadré par trois directives européennes. La directive « Eurovignette II » donne la possibilité aux États d'instaurer une tarification sur l'usage des routes, à condition qu'elle ne couvre que le coût des infrastructures, c'est-à-dire leur construction, leur entretien et leur exploitation. La directive « Eurovignette III » permet d'intégrer dans la tarification le coût des externalités négatives, notamment la pollution atmosphérique, le bruit et la congestion. Enfin, la directive « interopérabilité » précise les modalités techniques de ce prélèvement.

En France, l'écotaxe doit être prélevée sur une partie du réseau routier national non concédé, c'est-à-dire sur 10 000 kilomètres de routes nationales et d'autoroutes non soumises à péage, auxquels s'ajoutent 5 000 kilomètres de routes départementales qui constituent des itinéraires alternatifs. La détermination du réseau départemental soumis à l'écotaxe a fait l'objet d'une négociation avec les conseils généraux.

L'écotaxe a au moins trois vocations : établir un principe utilisateur-payeur ; favoriser le report modal ; inciter les transporteurs à rationaliser leurs tournées et à limiter les trajets à vide. Conformément à la réglementation européenne, elle est applicable à tous les véhicules de transport de marchandises de plus de 3,5 tonnes. Il serait possible de ne l'appliquer qu'aux véhicules de plus de 12 tonnes, à condition de le motiver convenablement : tel est le choix qu'a fait l'Allemagne. Les tarifs sont modulés en fonction de l'importance du véhicule – le nombre d'essieux – et de sa catégorie « Euro » – c'est-à-dire son niveau de pollution. Ils sont fixés nationalement, avec certains allègements pour les régions les plus périphériques compte tenu de leur éloignement des principales métropoles européennes : l'Aquitaine et Midi-Pyrénées bénéficient d'une minoration de 30 % et le Bretagne d'un abattement de 50 %.

Afin de ne pas pénaliser les entreprises de transport, dont les marges sont très faibles et qui ont connu une baisse de leur chiffre d'affaires en raison de certains dispositifs européens, il a été décidé de leur permettre de répercuter le montant de l'écotaxe sous la forme d'une majoration du prix des prestations de transport.

Conformément à la réglementation européenne, l'écotaxe doit répondre à des exigences d'interopérabilité. La complexité du dispositif à mettre en place a conduit l'État à faire appel à des opérateurs privés dits « sociétés habilitées de télépéage », et a conduit le législateur de prévoir la possibilité de confier la collecte de l'écotaxe à un acteur privé. Ainsi un contrat de partenariat a été conclu avec Ecomouv', à l'issue d'une mise en compétition qui a permis d'évaluer les conditions financières, les technologies et les services proposés par les différents candidats. Les contrôles manuels sur le terrain et la répression des fraudes resteront de la seule compétence de l'État : ils mobiliseront principalement les services des douanes, mais aussi la gendarmerie, la police et les contrôleurs des transports terrestres.

Du point de vue de l'AFITF, l'écotaxe revêt une importance majeure pour le financement des infrastructures du pays. Dès l'origine, son produit a été conçu comme devant être affecté aux infrastructures, avec un volet relatif au report modal. Telle est précisément la vocation de l'AFITF, d'où sa désignation comme bénéficiaire naturel de la taxe. Le « modèle AFITF » repose sur l'affectation de ressources régulières liées aux transports destinées à assurer la continuité de l'effort d'investissement pluriannuel dont nos infrastructures ont besoin.

Cependant, l'AFITF n'a pas de responsabilité dans la définition de l'écotaxe – redevance en droit européen, mais impôt en droit français –, ni dans sa collecte. Elle n'est donc pas impliquée dans la procédure de dévolution du contrat de partenariat signé par l'État. Néanmoins, elle est directement intéressée au bon déroulement de la procédure et à son résultat ; elle s'est donc tenue étroitement informée de son avancement. De plus, en tant que bénéficiaire du produit brut, l'AFITF doit dégager sur ses ressources la rémunération du contrat en cours.

L'enjeu est important pour l'AFITF en termes financiers. En 2009 et 2010, les premières évaluations tablaient sur un apport de près de 1 milliard d'euros en année pleine, à partir de 2012. Le budget pluriannuel voté à la fin de l'année 2012, donc après la signature du contrat de partenariat, prévoyait quant à lui une entrée en vigueur de l'écotaxe à la mi-2013 et un apport en année pleine de l'ordre de 800 millions d'euros – ce chiffre a été actualisé en tenant compte de la diminution des échanges due à la crise. Selon les dernières estimations, le produit net de l'écotaxe en année pleine s'établirait à 760 millions d'euros et devrait atteindre progressivement 800 millions.

Compte tenu de la suspension du processus, l'AFITF n'a pas été en mesure d'établir son budget pour 2014 au mois de décembre comme elle le fait habituellement. Après de nombreux échanges avec le ministère des transports, celui du budget et le cabinet du Premier ministre, elle est parvenue à voter un budget sincère et réaliste le 6 février dernier. L'État a consenti un effort exceptionnel pour abonder la subvention d'équilibre : il était prévu que celle-ci décroisse et s'établisse cette année à 400 millions d'euros – soit 334 millions après application des diverses procédures de régulation budgétaire –, mais elle a finalement été réévaluée.

Il s'agit néanmoins d'un budget de transition, voire de crise. En dépenses, 1,813 milliard d'euros de crédits de paiement ont été inscrits, ce qui correspond à 1,7 milliard de crédits d'intervention, l'AFITF devant honorer d'autres obligations, notamment le remboursement d'avances du Trésor à hauteur de 45 millions d'euros. Si les crédits de paiement atteignent presque leur niveau de 2013 – 1,9 milliard –, ils restent inférieurs au montant des financements de l'AFITF en vitesse de croisière, qui est plutôt de l'ordre de 2,1 à 2,2 milliards par an.

Quant aux autorisations d'engagement, elles ont été réduites au minimum : outre les opérations d'entretien et de modernisation indispensables, le seul projet inscrit au budget est l'autoroute ferroviaire Atlantique, l'amélioration du fret ferroviaire constituant une priorité. En revanche, aucun nouveau projet correspondant aux anciens programmes de modernisation des itinéraires routiers (PDMI) ou relevant d'un CPER n'a été retenu. De même, il n'est pas prévu à ce stade de lancer un troisième appel à projets en matière de transports en commun en site propre (TCSP). Toutefois, ainsi que le ministre délégué chargé du budget l'a indiqué devant cette Mission le mois dernier, il n'est pas exclu que de nouvelles recettes soient inscrites au budget de l'AFITF dans le cadre d'un projet de loi de finances rectificative, en fonction des évolutions budgétaires ou des développements sur le dossier de l'écotaxe. D'autres projets pourraient donc être financés en cours d'année.

Pour redonner à l'AFITF les moyens d'assurer sa mission et, surtout, pour permettre à nos territoires de s'appuyer sur des infrastructures performantes, clé de leur développement économique, il convient de sortir le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions de cette situation très difficile. Les déclarations des présidents de plusieurs grandes collectivités territoriales le montrent : les attentes sont grandes et, d'ailleurs, tout à fait justifiées.

Quelles sont les perspectives ? Il appartient non pas à l'AFITF, mais à votre Mission de faire des propositions au Gouvernement. Mais nous suivons ce qui se dit et ce qui s'écrit, et je souhaite vous faire part de quelques points de vue personnels, qui n'engagent pas l'AFITF.

S'agissant d'une éventuelle refonte de l'écotaxe, rappelons d'abord que chaque mois de suspension supplémentaire « coûte » près de 100 millions d'euros de recettes à l'AFITF. La remise en route du dispositif – si elle est décidée – prendra du temps, et les premières recettes ne seront versées à l'AFITF que trois mois après leur perception. Elle n'aurait donc d'incidence que sur le budget pour 2015. Cette période de latence sera évidemment plus longue si le dispositif est réformé par voie législative ou si des modifications techniques substantielles y sont apportées.

D'autre part, le principe de la taxe kilométrique est très encadré par les directives européennes. Lui substituer un système plus simple et moins coûteux tel qu'une vignette créerait d'autres problèmes : compte tenu de l'existence du réseau autoroutier concédé, dont l'usager paie déjà le coût total, il faudrait alors rembourser les péages aux transporteurs ayant acquis la vignette ou, si l'on décidait de la gratuité des autoroutes, reverser aux concessionnaires les montants en principe acquittés par les usagers. Le coût serait de l'ordre de 200 à 400 millions d'euros.

En revanche, il est possible de faire évoluer certains paramètres tout en respectant les directives. D'abord, le tonnage des poids lourds concernés. L'application de l'écotaxe aux véhicules de plus de 3,5 tonnes correspond au droit commun de la directive « Eurovignette ». Mais il est possible de fixer le seuil à 12 tonnes, ce qui entraînerait toutefois une baisse de recettes de 200 à 250 millions d'euros par an. Quant à la fixation d'un seuil intermédiaire, elle impliquerait d'engager des discussions assez complexes avec la Commission européenne.

Ensuite, le dispositif français n'épuise pas toutes les possibilités d'exonération. La loi du 28 mai 2013 a dispensé du paiement de l'écotaxe les véhicules des collectivités territoriales affectés à l'entretien des routes et ceux qui sont chargés exclusivement de la collecte du lait. Il serait possible d'étendre l'exonération à l'ensemble des véhicules qui ne sont pas tenus d'installer des chronotachygraphes. Elle pourrait ainsi s'appliquer à certains trafics très locaux, tels que le transport de carcasses dans les régions agricoles. Il serait cependant difficile d'identifier les véhicules concernés, qui ne seraient contrôlés qu'en entreprise. Il s'agirait donc d'un système déclaratif.

D'autre part, il est également concevable de réviser le réseau routier taxable. Toutefois, la procédure sera longue, car il sera nécessaire de discuter avec les conseils généraux et les communautés d'agglomération pour certains contournements. D'une manière générale, il est plus facile d'étendre le réseau local taxable que de réduire le réseau national retenu, qui correspond à la logique de la directive.

Avec ou sans révision du réseau, il est envisageable d'exonérer certains trafics locaux. Ce serait cependant difficile à réaliser, puisque le dispositif actuel enregistre non pas le trajet des véhicules, mais le franchissement de points de passage.

Enfin, il est possible de réviser les tarifs, notamment pour étaler dans le temps la montée en charge du dispositif. La seule condition à respecter est de ne pas toucher au plafond fixé par la directive : environ 17 centimes du kilomètre. Le manque à gagner pour l'AFITF dépendrait du calendrier et des éventuelles baisses de tarifs décidées.

Par ailleurs, la lourdeur du dispositif de contrôle a été critiquée. Mais la proposition de substituer un contrôle « humain » aux portiques qui enregistrent automatiquement le passage des véhicules nous laisse perplexes : pour ce faire, il faudrait créer environ 4 000 emplois publics, ce qui n'apparaît guère réaliste dans le contexte actuel.

L'idée la plus novatrice avancée récemment serait d'introduire une régionalisation de la taxe. Cela pourrait se faire de plusieurs façons. L'écotaxe pourrait être modulée au niveau régional, certaines régions pouvant même appliquer un taux nul. Cependant, ce système poserait un problème d'égalité et d'équité devant l'impôt et risque d'être inconstitutionnel, à moins que l'on ne parvienne à définir des critères objectifs, tels que ceux qui ont été retenus pour appliquer un taux minoré aux régions périphériques. En outre, les distorsions de taux entre les régions pourraient aggraver celles qui existent déjà en termes de longueur du réseau routier taxable. Et une péréquation au profit des régions où le produit de l'écotaxe serait faible en raison d'une base taxable étroite ou d'un taux réduit n'éliminerait pas ces distorsions. Par exemple, dans le Languedoc-Roussillon, le trafic se concentre structurellement sur les autoroutes payantes, car la circulation sur les itinéraires alternatifs est fortement ralentie par les traversées de zones urbaines. Au total, le système serait difficile à gérer.

Il serait également envisageable de redéfinir les réseaux taxables sur une base régionale. Mais cela obligerait sans doute à recalculer par région les coûts plafonds en application de la directive, ce qui n'est pas non plus une solution très commode.

Il serait enfin possible d'autoriser les régions à moduler de manière limitée un taux de base unique fixé à l'échelle nationale. Dans tous les cas la question serait de savoir si la part des régions serait retranchée de celle de l'AFITF ou s'y ajouterait. Il serait plus aisé de maintenir une perception nationale de l'écotaxe, tout en redistribuant une partie du produit aux régions selon des critères objectifs à définir. Tel est, à peu de choses près, le modèle retenu par la Suisse : les cantons reçoivent une partie du produit de la redevance sur le trafic des poids lourds, selon des clés propres telles que la longueur du réseau routier ou les handicaps à compenser, notamment le relief.

Une dernière proposition, plus provocante, a été formulée : transférer aux régions le réseau routier national qui ne l'a pas encore été dans le cadre de la décentralisation. L'idée n'est pas complètement invraisemblable : cela a déjà été décidé pour la Corse et pour les départements d'outre-mer, dont le réseau routier ne présente pas de continuité avec le réseau national. Chaque territoire déciderait alors d'appliquer ou non l'écotaxe à son propre réseau. Mais, dans cette hypothèse, il n'y aurait plus de politique nationale et les régions ne pourraient plus solliciter le concours de l'AFITF pour l'extension ou la modernisation de leur réseau. En définitive, il n'existe pas de solution simple.

Le principe que nous avons retenu depuis le Grenelle de l'environnement et la naissance de l'AFITF – j'y insiste –, c'est que le secteur routier doit contribuer très largement au financement des modes de transport alternatifs. Si nous ne pouvons plus trouver les recettes nécessaires, nous aurons d'autant plus de difficultés à maintenir et à développer le réseau ferroviaire et le réseau fluvial. La question de la transition énergétique se posera alors avec plus d'acuité. Nous sommes donc confrontés, d'une part, à des problèmes politiques globaux et, d'autre part, à des difficultés d'acceptabilité économique et sociale d'un système qui n'est certes pas parfait, mais qui permet de mobiliser des ressources de manière assez efficace au profit d'une politique d'ensemble.

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