Intervention de Jean-Claude Girot

Réunion du 5 février 2014 à 17h00
Mission d'information sur l'écotaxe poids lourds

Jean-Claude Girot, président du groupe de travail « véhicules industriels et véhicules utilitaires » du Comité stratégique de la filière automobile, représentant le Comité des constructeurs français d'automobiles, CCFA :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous avoir invités à nous exprimer dans le cadre de votre mission.

La filière « camion » représente 800 000 emplois en France qui se répartissent pour moitié entre l'aval de la filière – le transport routier de marchandises – et l'amont – les industriels et les commerçants, dont 164 000 dans la construction, la vente, la réparation et la location de véhicules industriels, de carrosseries et de semi-remorques. Des constructeurs français et étrangers produisent des camions, des cars et des bus en France, par exemple Renault Trucks à Blainville et Bourg-en-Bresse, mais aussi à Lyon ou Limoges ; Iveco Bus à Annonay ; Heuliez Bus à Rorthais ; Scania à Angers et Mercedes à Ligny-en-Barois. Des carrossiers constructeurs fabriquent des remorques, des semi-remorques et des carrosseries de véhicules « made in France », tels Chéreau à Avranches, Lamberet à Bourg-en-Bresse, Gruau à Laval, Magyar à Dijon, Benalu à Liévin, Frappa à Davezieux. Cette énumération atteste l'ancrage territorial de l'activité. Des groupes de distribution et réparation, 1 500 professionnels de la maintenance, offrent en tout point du territoire une assistance continue à un parc de 800 000 véhicules. Vous l'aurez compris, la filière camion ne se résume donc pas au transport routier.

Fort de ce constat, un groupe de travail poids lourds rattaché au Comité stratégique de la filière automobile (CSFA) s'est constitué depuis deux ans. Ce groupe est directement relié au ministère du redressement productif, puisque le ministre préside lui-même le CSFA. Il associe toutes les composantes de la filière poids lourds. C'est à ce titre que m'entourent aujourd'hui Thierry Archambault, président délégué de la Chambre syndicale internationale de l'automobile et du motocycle (CSIAM), organisation représentative entre autres des filiales françaises des constructeurs étrangers de poids lourds ; Jean-Pierre Robinet, mon prédécesseur à la tête de notre groupe de travail, en sa qualité de vice-président de la Fédération française de la carrosserie (FFC), seule organisation représentative des carrossiers constructeurs ; Jacques Bruneel, président du Conseil national des professions de l'automobile – branche « véhicules industriels » (CNPA-VI), organisation représentative des professionnels de la vente et de la maintenance de poids lourds. Je suis pour ma part représentant du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA), dont est membre le constructeur de camion national, Renault Trucks, dont je suis le directeur des affaires publiques.

L'écotaxe, je l'appelle ainsi par facilité de langage, aura, quoi qu'il advienne, un impact très fort sur le marché du véhicule industriel, donc sur ses métiers et ses emplois. Or, si le marché est resté à peu près stable en 2013 avec 43 000 unités vendues, le marché risque d'être particulièrement médiocre cette année, les perspectives se situant dans une fourchette comprise entre 38 000 et 41 000 immatriculations. On s'approche dangereusement des niveaux historiquement bas que nous avons connus lors des crises de 1993 et 2009. Avant la crise, en 2008, 58 000 camions avaient été immatriculés. Les deux années suivantes, le chiffre était tombé à 37 000, puis à 34 000. En toute hypothèse, le marché du poids lourd souffrira du contexte économique, mais également des incertitudes réglementaires.

En effet, la courbe des prises de commandes de véhicules industriels au cours de l'année 2013 révèle un marché atone jusqu'à la parution de la tarification de la taxe poids lourds, puis le rythme des commandes s'est accru, les acheteurs privilégiant les véhicules Euro 5 au détriment des Euro 6, obligatoires à partir du 1er janvier 2014. Ils ont considéré que le surcoût de 10 % de nouveaux véhicules ne serait pas compensé par l'abattement de la tarification de taxe poids lourds. Cette incertitude faisait déjà suite aux longs atermoiements, qui ont duré vingt-quatre mois environ, au sujet du nombre d'essieux, 5 ou 6, pour les 44 tonnes.

C'est pourquoi nous plaidons depuis plusieurs années pour une réglementation et une fiscalité stables, lisibles et prévisibles. C'est tout l'inverse qui s'est produit pour l'écotaxe : une gestion erratique, des tarifs publiés quatre mois avant une échéance qui a été reportée plusieurs fois avant la décision de suspendre. Or, pour planifier son investissement – le camion est un véritable outil industriel dont le prix moyen tourne autour de 100 000 euros hors taxe –, un transporteur doit avoir de la visibilité sur plusieurs années. Les temps politiques et économiques doivent s'accorder. L'aptitude d'une entreprise à investir dépendra de celle des pouvoirs publics à stabiliser et simplifier son cadre réglementaire. « Il ne peut pas y avoir d'investissements si le cadre n'est pas clair, si les règles changent » déclarait d'ailleurs le Président de la République lors de sa conférence de presse du 14 janvier dernier.

Nous plaidons également depuis un an pour l'instauration d'un dispositif « écotaxe » simple au plan technique comme au plan administratif. Là encore, un système extraordinairement complexe a été mis en place. Par exemple, il était prévu d'assujettir les véhicules circulant dans le cadre de leurs essais pour réparation. Non seulement ce principe est absurde mais, en plus, il coûte plus cher qu'il ne rapporte à l'État. Il en est de même pour les véhicules en essai après carrossage et avant livraison et immatriculation. Il faut tout de même savoir que le démontage-remontage d'un boîtier nécessite 1 heure 30 de main-d'oeuvre alors que les essais routiers durent en moyenne 20 minutes et que 10 kilomètres seulement sont parcourus. Autre incongruité : dans le projet écotaxe, les véhicules d'occasion sur parc en attente d'acquéreur, bien que ne circulant pas, devaient aussi être équipés ! Il existe bien d'autres exemples de blocages techniques au sujet desquels nous n'avons reçu aucune réponse, Ecomouv' et l'administration se renvoyant la balle depuis un an.

Comment les entreprises auraient-elles pu se préparer en l'absence de réponses techniques à seulement deux mois de la mise en place de l'écotaxe ? Comment intégrer des procédures aussi inutiles que complexes à nos activités ? Comment concilier ces freins administratifs avec la compétitivité de nos entreprises ? On est encore très loin du choc de simplification !

Enfin, nous plaidons depuis un an pour une égalité de traitement des professionnels devant l'écotaxe qui tienne compte de leur capacité à reporter le trafic sur d'autres modes. À titre d'exemple, les collecteurs de déchets n'ont, pas plus que les collecteurs de lait, la possibilité de se tourner ver le ferroviaire ou le fluvial.

Tirons les enseignements de l'échec du déploiement de l'écotaxe !

Le premier impératif est de faire contribuer les poids lourds immatriculés à l'étranger, qui représentent 25 % des poids lourds circulant sur le territoire et 32 % du kilométrage parcouru. Le potentiel de contribution est donc considérable, mais pour eux, le boîtier n'était pas obligatoire. Dès lors, comment contrôler ? Une telle taxe permettrait de réduire l'écart de compétitivité avec les autres États de l'Union Européenne dans lesquels un système similaire est déjà en vigueur.

Le deuxième impératif est de prendre en compte le fait que, sur les trajets de courte et moyenne distance, il n'existe pas d'alternative au transport routier, lequel représente encore 85 % du fret. La taxe ne fait donc qu'alourdir les charges des entreprises et n'a aucun impact sur le choix modal. Il ne faut pas dégrader encore plus la compétitivité du pavillon national.

Enfin, il est nécessaire de financer les infrastructures selon des modalités adaptées aux réalités et aux besoins économiques. Le mode routier réalise 87 % des tonnes-kilomètres contre 11 % pour le rail et 2,6 % pour la voie d'eau. Les contraintes physiques ne permettent pas toujours d'utiliser des modes alternatifs à la route, notamment à cause des ruptures de charge. Il est donc important d'affecter une partie des ressources aux infrastructures routières, dont l'état se dégrade, et de ne pas faire payer à leurs seuls usagers des modes de transport alternatifs qui ne sont pas toujours possibles ni économiquement viables.

Il découle de ces trois points la nécessité de mieux redistribuer le produit de la taxe à ceux qui y contribuent afin d'enclencher un cercle vertueux pour le transport de marchandises, mais aussi d'épargner le transport sur les petites distances au risque, sinon, de nuire à la compétitivité générale.

De la même manière que la taxe à l'essieu est affectée à l'entretien des routes, une partie de l'écotaxe « nouvelle mouture et nouveau nom » pourrait être affectée à la modernisation du parc.

À de multiples reprises, nous avons fait cette proposition au ministre des transports, qui l'a écartée en 2013, mais l'a paradoxalement envisagée lors de sa récente audition devant votre mission, en parlant pour la première fois, s'agissant du camion, de « prime à la casse ». Nous n'en voulons pas. En effet, un tel dispositif en vigueur dans l'automobile n'est pas transposable au camion. En fin d'utilisation, un poids lourd, qu'il soit revendu tel quel ou en pièces détachées, a encore une valeur marchande pouvant atteindre 15 000 euros si bien que sa mise à la casse représenterait une destruction de valeur pour l'entreprise à moins que la prime n'atteigne environ 25 000 euros, ce qui est inenvisageable. Aussi soutenons-nous plutôt un soutien à l'investissement pour inciter à l'achat de véhicules récents, plus propres, sous la forme d'une prime à la modernisation du parc telle qu'elle a été mise en place aux Pays-Bas, en Italie, et en Allemagne.

L'Allemagne avait ainsi accordé il y a quelques années une subvention de 100 millions d'euros par an aux transporteurs pour l'achat de véhicules Euro 5, une mesure financée par les recettes de péage dans le cadre de la LKW Maut (Lastkraftwagen Maut), l'écotaxe allemande. Plus récemment, le gouvernement fédéral allemand a mis en place un programme d'aide pour l'achat de camions neufs Euro 6. La banque d'État KFW était chargée de la coordination de ce programme visant les véhicules de plus de 12 tonnes qui bénéficiaient d'une prime unitaire dont le montant variait entre 3 850 euros et 6 050 euros selon la taille de l'entreprise.

Comme je vous le disais, l'exemple allemand intéresse désormais la France.

L'avis publié par le sénateur écologiste Ronan Dantec au nom de la commission du développement durable sur le projet de loi de finances 2014 concernant l'écologie, le développement et la mobilité durables fait référence au programme allemand d'aide à l'Euro 5. Lors des réunions de la mission d'évaluation de l'écotaxe, les 4 et 11 décembre 2013 à l'Assemblée nationale, M. Philippe Duron, président de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), et M. Frédéric Cuvillier, ministre des transports, ont envisagé de faciliter l'achat de véhicules moins polluants. Effectivement, l'exemple allemand de soutien aux véhicules de dernière génération mérite d'être étudié dans la mesure où la seule modulation des tarifs de l'écotaxe ne suffit pas à inciter à l'achat des véhicules Euro 6 à cause de leur surcoût de 10 %. Ils sont certes obligatoires depuis le 1er janvier, mais rien n'oblige à acheter des camions surtout dans une conjoncture morose. J'ai rencontré des clients qui m'ont annoncé une année blanche en 2014, et même en 2015. Pour nous, les constructeurs, c'est catastrophique ! Le retour sur l'investissement engagé par les constructeurs dans la norme Euro 6 en sera donc retardé et des effets sur l'emploi en France sont à craindre. Un soutien complémentaire est donc nécessaire.

Le gain écologique d'un soutien à l'Euro 6 serait très significatif compte tenu des réductions considérables des émissions polluantes qu'il obtient. Un véhicule Euro 6 pollue 95 fois moins qu'un véhicule produit dans les années 1990, et émet 80 % d'oxyde d'azote et 50 % de particules de moins qu'un Euro 5. Autrement dit, un camion Euro 6 pollue 13 fois moins qu'un camion Euro 3. C'est pourquoi dans les grandes villes, les véhicules Euro 6 constituent d'ores et déjà une réponse opérationnelle aux problématiques de qualité de l'air. Un aparté technique : désormais, les moteurs sont testés en atmosphère stérile. Nous sommes donc très loin des camions « fumants » qu'on voit encore parfois sur les routes, notamment ceux de certains artisans qui n'ont pas les moyens d'en changer.

Le parc de poids lourds vieillit : l'âge moyen du parc est passé de 5,1 ans en 2009 à 6,7 ans en 2013. Selon le Groupement interprofessionnel de l'automobile (GIPA), au 1er janvier 2013, le parc était encore composé à 53 % de véhicules Euro 2 et Euro 3. La modernisation du parc est donc vraiment nécessaire.

Le gain économique d'un soutien à l'Euro 6 serait également important : en suivant cette direction, la France prendrait l'exemple de l'Allemagne qui soutient sa production industrielle de poids lourds, la technologie et les emplois qui lui sont liés.

L'acceptabilité de cette taxe serait renforcée, car le contributeur aurait un retour direct du paiement de la taxe à laquelle il est assujetti. Aujourd'hui, les utilisateurs de poids lourds paient déjà une taxe à l'essieu affectée à l'entretien des routes. Sans le bénéfice d'aucune aide, les transporteurs percevront un nouvel effort pour financer les infrastructures comme une double peine. Ils ont du mal à admettre qu'ils vont devoir payer pour favoriser des modes de transport concurrents, mieux lotis.

D'autres solutions sont envisageables comme l'incitation à l'achat de camions hybrides, électriques ou au gaz (GNV) pour les mobilités urbaines. La modernisation du parc de camions en France pourrait s'inspirer de la modernisation du parc de cars et bus en Ile-de-France, dont le syndicat des transports (STIF) a décidé d'y affecter 100 millions d'investissements supplémentaires en 2014 et 2015.

Quelles que soient nos réflexions sur le devenir de la taxe poids lourds, arrêtons d'opposer le rail et la route. Ils ne sont pas concurrents mais complémentaires. S'il est compétitif, le rail est particulièrement bien adapté pour acheminer des marchandises à faible valeur ajoutée sur de longues distances. La route concerne bien davantage les petites et moyennes distances et la logistique du dernier kilomètre. Elle a au cours des dernières années accompli des efforts considérables en matière de consommation d'énergie par tonne transportée, donc d'émissions de polluants et de CO2. En l'absence d'une véritable alternative au transport routier, la taxation de la route est seulement répressive et non incitative. Le transporteur est devenu logisticien : il arbitre en permanence entre le coût, le délai et le service.

La filière poids lourds traverse une grave crise liée à la santé financière des acteurs du transport mais également à l'incertitude générée par le report de l'écotaxe. Cette crise entraîne d'ores et déjà du chômage technique dans l'ensemble de la filière et des plans de restructuration dans la distribution. Les clients se sont dépêchés d'acheter des Euro 5, plutôt que des Euro 6, au détriment de l'environnement et de l'activité de nos usines.

Il est aujourd'hui urgent de clarifier un flou réglementaire insoutenable pour les entreprises de la filière poids lourds dans un contexte économique déjà difficile. Les défaillances ont été nombreuses chez les petits transporteurs l'année dernière, et chez Mory Ducros, 5 000 emplois sont menacés. Les clients ne savent pas s'ils doivent investir, les industriels ne savent pas s'ils doivent produire. L'incertitude réglementaire bloque le marché et menace bon nombre d'emplois. Mesdames, messieurs les parlementaires, nous comptons donc sur votre concours pour débloquer rapidement la situation et la simplifier. C'est l'avenir de notre filière qui est en jeu et, si nos propositions devaient trouver un écho auprès de vous, il sera indispensable de nous associer à leur déploiement. Nous sommes tous à votre disposition pour approfondir les sujets autant que vous le souhaitez.

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