Je vous remercie de l'honneur que vous me faites de m'entendre aujourd'hui, au nom de notre association. Je centrerai mon propos sur le quotient conjugal et son impact sur l'égalité femmes-hommes.
S'agissant de l'impact du quotient conjugal sur l'égalité hommes-femmes, j'aborderais trois points : les effets négatifs que nous constatons sur la situation des femmes, les réponses que nous apportons aux arguments de ceux qui sont en faveur du maintien du quotient conjugal, et enfin nos recommandations.
Tout d'abord, les effets négatifs du quotient conjugal relèvent d'un constat général.
Premier constat : le quotient conjugal crée un système inégalitaire entre les couples : d'une part, il ne bénéficie pas aux foyers qui ne sont pas imposables ; d'autre part, il est fiscalement injuste et discriminant selon le statut du couple, dans la mesure où c'est un avantage fiscal qui bénéficie aux couples mariés et pacsés mais pas aux couples en concubinage ou union libre. Cette discrimination crée une inégalité horizontale du point de vue fiscal. En 2011, un rapport du Haut conseil de la famille a relevé que le quotient conjugal ne tenait pas compte des économies d'échelle réalisées au sein du couple et s'éloignait donc du principe d'équité horizontale. Parmi les foyers non mariés, un tiers sont des concubins et ne bénéficient pas du même avantage fiscal que ceux qui sont mariés ou pacsés.
Le système est par ailleurs incohérent fiscalement parlant, puisque les couples en concubinage doivent faire une déclaration commune pour le calcul de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), alors qu'ils ne le font pas pour le calcul de l'impôt sur le revenu (IR).
Il est également incohérent par rapport au traitement social des couples. En effet, le concubinage et l'union libre sont reconnus comme des situations de mise en commun des revenus du couple par le système social, mais pas par le système fiscal. C'est le cas pour le revenu de solidarité active (RSA), dont le montant est le même qu'il soit versé à un couple marié, pacsé ou en union libre, et pour l'allocation de parent isolé.
Enfin, il est anti-redistributif, dans la mesure où il accorde aux couples mariés ou pacsés un avantage qui augmente avec le revenu. Toujours en 2011, le Haut conseil de la famille a relevé que près des deux tiers de l'avantage du quotient conjugal, comparativement à une imposition séparée, bénéficiait aux 20 % des foyers les plus aisés. De même, 10 % des foyers les plus aisés recueillent 53 % de la valeur du quotient conjugal. Ce mode d'imposition est donc davantage concentré sur les hauts revenus.
Deuxième constat : le quotient conjugal est discriminant selon le sexe. Comme l'impôt est progressif en France, le taux effectif d'imposition augmente évidemment avec le revenu, mais le système devient inégalitaire si l'on y ajoute le dispositif du quotient conjugal. En effet, si les revenus des conjoints sont inégaux, le quotient conjugal procure une réduction d'impôt au foyer fiscal soumis à une imposition commune par rapport au foyer fiscal dont l'imposition n'est pas conjointe.
Le quotient conjugal augmente le taux d'imposition du conjoint à plus faible revenu, alors qu'il diminue le taux d'imposition du conjoint qui a le plus fort revenu. Et comme c'est la femme qui a le plus faible revenu, dans la majorité des cas, cela conduit, s'il y a une imposition commune, à une discrimination indirecte envers les femmes.
À revenu identique pour l'homme, plus le revenu de la femme est faible, plus le système favorise le couple, et la réduction d'impôt est maximale si la femme reste au foyer. En 2011, le Conseil des prélèvements obligatoires a d'ailleurs relevé que plus l'un des deux conjoints perçoit des revenus élevés, plus la configuration dans laquelle l'autre conjoint n'a pas d'activité professionnelle est fréquente.
Le quotient conjugal agit, d'une part, comme une prime à l'inégalité de revenus à l'intérieur des couples et, d'autre part, comme une prime à l'inactivité professionnelle pour l'un des conjoints.
C'est le troisième constat que nous faisons : le quotient conjugal exerce un effet d'éviction des femmes sur le marché du travail. Pour nous, c'est le constat le plus important, qui m'amène à formuler quatre observations.
Première observation : ce quotient conjugal favorise une certaine forme de répartition du travail à l'intérieur du couple. Plus le couple est inégalitaire, plus la réduction d'impôt est importante et génère une prime à la spécialisation de l'activité pour l'un ou l'autre conjoint. Ce modèle fiscal n'encourage pas celui du couple qui a potentiellement un revenu plus faible à trouver du travail. Or, dans l'immense majorité, c'est la femme qui est dans cette situation. Le Conseil des prélèvements obligatoires fait le constat suivant : l'imposition commune entraîne pour le conjoint aux revenus les moins élevés une moindre incitation à obtenir des revenus d'activité ; et puisque cela concerne majoritairement les femmes, elle conforte la répartition traditionnelle des tâches au sein du ménage.
Ces constats sont confirmés par une récente étude de l'INSEE parue en mars 2014, et qui met en lumière une corrélation entre le niveau de revenu des femmes et leur statut marital. Il a été ainsi noté que la contribution des femmes aux revenus du couple est plus faible quand elles sont mariées ; elle représente en effet 34 % pour les femmes mariées, contre 41 % dans les couples en concubinage ou pacsés. Deuxième observation : à partir du moment où cet effet d'éviction pèse sur le conjoint qui a le revenu le moins élevé, les femmes sont victimes d'une double discrimination : elles sont d'abord victimes de l'écart structurel de rémunération entre elles et les hommes ; ensuite, elles font l'objet d'un effet d'éviction sur le marché du travail. Cette situation pèse sur les arbitrages internes au sein des couples et crée une discrimination entre l'un et l'autre conjoint.
On a pu également constater que l'offre de main d'oeuvre des femmes est sensible aux effets incitatifs ou « désincitatifs » à l'emploi qui résultent des politiques familiales et sociales, pour des raisons liées aux normes sociales sur les rôles sexués. Je vous rappelle qu'en 1994, l'extension de l'allocation parentale d'éducation (APE) aux parents de deux enfants – au lieu des parents de trois enfants – a entraîné une baisse de quinze points du taux d'activité des femmes éligibles à cette mesure : on est passé de 70 à 55 %, ce qui est colossal. En effet, les femmes ont été beaucoup plus nombreuses à prendre cette allocation.
Un certain nombre d'études récentes ont établi une corrélation positive entre l'imposition séparée et l'emploi des femmes. J'ai relevé deux études intéressantes. L'une a été réalisée par Damien Échevin, qui a estimé que la suppression du quotient conjugal augmenterait de 0,6 point le taux de participation des femmes au marché du travail. Cette corrélation peut ne pas paraître très importante, mais elle existe malgré tout.
Une autre étude, due à M. Clément Carbonnier, estime que l'élasticité moyenne de l'offre de travail des conjoints aux taux d'imposition est négative, même si elle est très faible, soit de 0,05 point. Cela signifie que sur 400 couples qui voient leur taux marginal passer de 10 à 11 %, un conjoint parmi les 200 actifs décidera de s'arrêter de travailler. La corrélation est donc là, même si elle apparaît modérée.
Une dernière conséquence de cet effet d'éviction est le développement du travail à temps partiel féminin. En France, le temps partiel représente 30 % dans l'emploi total des femmes, il est de 6,9 % pour les hommes. En Allemagne, il est de 45 % pour les femmes et de 10 % pour les hommes. C'est une conséquence très importante des arbitrages au sein des couples.
Nous en tirons la conclusion que l'imposition conjointe des couples aboutit, en pratique, à traiter le travail des femmes comme un revenu d'appoint – c'est une idée qui n'a malheureusement pas disparu – et que c'est sur le seul salaire des femmes que l'on projette le calcul coûtbénéfice des politiques fiscales et sociales pour le couple. L'imposition conjointe des couples contribue donc à renforcer les inégalités professionnelles femmes-hommes que l'on cherche par ailleurs à combattre.
Quatrième constat : le quotient conjugal est un modèle archaïque contraire à l'égalité des sexes. C'est un modèle que vous connaissez bien, qui est né en 1945, et dont l'objectif était alors de promouvoir un certain type de modèle de famille : l'homme était le chef de famille, son salaire permettant à sa femme de se consacrer à l'éducation des enfants. C'était un système fiscal orienté vers une politique nataliste, qui y associait le retrait des femmes du marché du travail. De fait, pendant quelques années, de 1945 à 1953, on a retiré une demi-part fiscale aux couples qui n'avaient pas d'enfants. Ce modèle, où l'on considérait que les femmes étaient des charges familiales, comme les enfants, est aujourd'hui dépassé.
Ce modèle est également contraire à la reconnaissance de la pleine citoyenneté des femmes, puisqu'il n'y a pas de reconnaissance des individus devant l'impôt, dès lors qu'ils sont mariés ou pacsés. De fait, du point de vue de l'administration fiscale, aujourd'hui encore, c'est l'époux qui demeure a priori le seul contribuable. Même si l'épouse a un revenu, les déclarations électroniques restent encore attachées au conjoint homme. Les femmes mariées sont systématiquement nommées par l'administration fiscale du nom de leur conjoint, même si elles ont fait savoir qu'elles souhaitaient être appelées de leur nom de naissance – ce qui est pourtant contraire aux circulaires réitérées du Premier ministre sur le sujet.
Nous considérons que la mise en oeuvre des droits universels passe par l'attribution de droits propres attachés aux personnes et non attachés au titre de conjoint. Donc, de notre point de vue, la pleine citoyenneté suppose une existence devant l'impôt et passe par un statut personnel du contribuable. Le système fiscal doit reconnaître les individus adultes comme autonomes, indépendamment de leur sexe et de leur statut familial.
Ce modèle est dépassé et inadapté du point de vue des moeurs, dans la mesure où il ne permet pas de prendre en compte l'évolution actuelle des familles, avec les unions libres, les séparations, les recompositions familiales, le développement de foyers monoparentaux, etc. Comme je le disais tout à l'heure, il y a contradiction entre la politique fiscale et la politique sociale en matière de reconnaissance des couples.
Il y a également contradiction avec les politiques publiques actuelles qui favorisent l'égalité femmes-hommes. Le système actuel a un effet contreproductif : d'un côté, on encourage l'emploi des femmes en développant les modes de garde, en favorisant le passage de l'emploi à temps partiel à un emploi à temps plein, et de l'autre côté, on taxe lourdement l'offre de travail par le système du quotient conjugal.
Je conclurai en disant que le quotient conjugal est fondamentalement contraire à l'objectif d'égalité des sexes, puisque l'accès à un emploi rémunéré est la condition nécessaire de l'autonomisation des femmes.
Comme vous le disiez tout à l'heure, madame la présidente, ce quotient conjugal reste une spécificité française. Avec le Luxembourg et le Portugal, la France est le seul pays de l'OCDE à exiger l'imposition conjointe pour les couples mariés ou pacsés. Elle est même le seul et le dernier pays de l'OCDE à exiger cette imposition conjointe, complétée par l'attribution de parts pour les enfants – c'est-à-dire le quotient familial.
Quelques pays comme l'Allemagne, l'Irlande, l'Espagne offrent le choix entre l'imposition conjointe et séparée. Mais la majorité des pays a opté pour l'individualisation. Il faut tout de même reconnaître que rares sont les cas d'individualisation totale de l'impôt. Les pays qui s'en rapprochent le plus sont les pays nordiques : Danemark, Suède et Finlande, où l'unité d'imposition est l'individu. Mais dans la plupart des cas, existent des mécanismes de transfert – transferts de revenus, abattements divers, etc. – qui viennent dénaturer ce caractère individuel.
Je voudrais également appeler l'attention sur ce que l'on appelle le système mixte lorsque le contribuable a le choix entre imposition conjointe et séparée. Selon moi, c'est un piège parce qu'un tel système ne permet pas de sortir de la pression que peut exercer le conjoint mieux payé, et donc de renverser les logiques de négociation qu'il y a à l'intérieur du couple.
J'en viens au deuxième point de mon intervention sur le quotient conjugal : les quelques réponses que l'on peut faire à ceux qui souhaitent son maintien.
Le premier argument est qu'une individualisation de l'impôt ne serait pas un élément déterminant dans la décision des femmes de travailler ou de ne pas travailler, et que le taux d'activité des femmes n'a cessé de croître en France. Or les différentes études dont nous disposons montrent que c'est principalement le second apporteur de revenu – que sont les femmes – qui est le plus sensible à l'arbitrage « travailler ou rester à la maison ».
Le deuxième argument est que l'imposition séparée ne serait pas équitable et dégraderait la redistribution du système fiscal. Nous répondons que l'individualisation de l'impôt sur le revenu ne remet pas en question la solidarité familiale entre les familles, avec ou sans enfants, précisément parce qu'il convient de distinguer le quotient conjugal du quotient familial. Il ne s'agit pas, en supprimant le quotient conjugal, de supprimer ce qui relève du soutien aux familles avec enfants.
J'observe par ailleurs qu'aujourd'hui, les couples monoactifs sont les grands gagnants du système. Il faut renverser la perspective. Ces couples n'ont pas besoin d'externaliser en payant une partie des tâches domestiques et familiales, contrairement aux couples biactifs. Pour ces derniers, la charge est considérable, alors que dans les couples monoactifs, la femme produit un service gratuit et, en outre, défiscalisé.