Nous accueillons M. Ahmet Insel, économiste et politologue, enseignant à l'université Paris I et à l'Université de Galatasaray, et M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques et spécialiste du Moyen-Orient et de la Turquie, pour une réunion consacrée à la situation dans ce pays. Merci d'avoir accepté notre invitation.
La Turquie compte parmi les vingt premières puissances mondiales, et demeure, malgré des fragilités, un partenaire économique de premier plan, dont le dynamisme et l'intégration à l'économie mondiale au cours de la dernière décennie ont suscité l'enthousiasme des observateurs extérieurs. D'aucuns estiment que les soubresauts de sa politique intérieure font obstacle à l'affirmation de ce grand pays comme puissance régionale et mondiale. Vous nous direz si vous partagez ce point de vue.
Sur le plan interne, l'AKP a remporté, avec 45,5 % des suffrages, les élections municipales de mars dernier. Cette victoire relative pourrait-elle selon vous inciter M. Erdogan à poursuivre sur la voie d'une dérive autoritaire facilitée par la faiblesse de l'opposition ? Ou bien pensez-vous que, malgré ce résultat, nous assistons à la fin du chapitre ouvert en 2002, marqué par le règne sans conteste de l'AKP, pour entrer dans une bataille de succession et une véritable recomposition du paysage politique ?
Selon le rapport de suivi de l'élargissement de la Commission européenne d'octobre 2013, le respect des droits fondamentaux continuerait d'être source de sérieuses préoccupations, la question kurde demeurerait un défi clé pour la démocratie turque, et le droit à un procès équitable serait remis en cause par le cadre légal pour les affaires de terrorisme et de crime organisé. Quel regard portez-vous sur cette analyse ?
J'ai pour ma part la conviction qu'il faut tenir un équilibre entre la fermeté et le dialogue et, surtout, arrimer la Turquie à l'Europe. Les négociations d'adhésion ont repris le 5 novembre 2013, avec l'ouverture d'un nouveau chapitre relatif à la politique régionale. Le Gouvernement français a annoncé, suite à la visite d'Etat du Président de la République en janvier dernier, son intention de lever les réserves sur l'ouverture de deux chapitres relatifs à la séparation des pouvoirs et au pouvoir judiciaire. Pensez-vous que cette ouverture sera de nature à accompagner le pays dans ses réformes ?
Enfin, le bilan de la politique étrangère de la Turquie est pour le moins mitigé. Jusqu'au déclenchement de ce qu'il est convenu d'appeler les « printemps arabes », la Turquie avait considérablement étendu son influence au niveau régional. Beaucoup pariaient sur son rôle de modèle et de puissance stabilisatrice dans la zone. Or, la Turquie s'est trouvée isolée et peine à faire valoir ses intérêts, au point que le chercheur Hamit Bozarslan qualifiait récemment son pays de « bateau ivre sur la scène internationale ». Partagez-vous cette analyse ?
La gestion de la crise syrienne par le gouvernement, au coeur des préoccupations turques, fait également l'objet de vives critiques. Le conflit syrien accroit les menaces pesant sur la Turquie : terrorisme, tensions ethnico-confessionnelles et problèmes territoriaux liés à la question kurde, sans compter la situation des réfugiés syriens. Faut-il s'attendre à de nouvelles inflexions de sa politique étrangère au Proche et Moyen-Orient ?