Comment sort-on de l'autoritarisme ? Cette question est la principale clef pour comprendre la situation en Turquie. Il n'y a malheureusement pas de doute sur le caractère autoritaire de l'AKP. Mais qui ne l'est pas en Turquie ? Cet autoritarisme – je ne parle pas de dictature – prend différentes formes : la fétichisation du leader, l'obsession de l'unicité et l'opposition entre la volonté nationale, reposant sur la légitimité électorale, et la séparation des pouvoirs.
La Turquie est une sorte de démocratie plébiscitaire, où le recours aux urnes joue un rôle très important et non contesté. La société turque est en effet très attachée au droit de vote. En attestent le taux de participation de 86 % aux élections municipales qui viennent d'avoir lieu, comme le fait que 99 % de la population en âge de voter est inscrite sur les listes électorales. La légitimité électorale est donc très forte. Quant aux fraudes, si elles peuvent exister, bien sûr, elles ne sont pas de nature à modifier significativement les résultats, qu'il s'agisse des élections municipales, des élections législatives ou des référendums constitutionnels.
Le parti AKP, fruit d'une scission de l'islam politique en 2002, a vu son score passer de 34 % des voix, l'année de sa création, à 50 % lors des élections législatives de 2011. On estime que les listes AKP auraient obtenu environ 45 % des voix aux récentes élections municipales. C'est un score extrêmement élevé, surtout après 12 années d'exercice du pouvoir et après les mois très difficiles que viennent de traverser le parti au pouvoir et le Premier ministre, confrontés à des accusations de corruption qui paraissent solides et qui se répandent sur les médias sociaux.
Le Premier ministre a réagi à ces accusations avec sa conception autoritaire du pouvoir : l'exécutif, fort de sa légitimité électorale, dispose de tous les pouvoirs en cas de tentative de déstabilisation du gouvernement, notion très extensive puisque toute manifestation de rue peut être considérée comme une tentative de déstabilisation du gouvernement. Il est alors possible de limiter ou de suspendre la séparation des pouvoirs. Lorsque les enfants de trois ministres ont été arrêtés, M. Erdogan a ainsi interdit à la police d'obéir aux ordres des procureurs. La justice a été entravée au nom d'un complot ourdi depuis l'étranger par des forces occultes. Ensuite, lorsque le Conseil constitutionnel a censuré la décision de rattacher de nouveau le Conseil supérieur de la magistrature au ministère de la justice, mesure adoptée en urgence par l'Assemblée, dominée par l'AKP, pour réduire l'autonomie de la justice, le Gouvernement a déclaré que le Conseil constitutionnel était devenu un organe allant à l'encontre de l'intérêt national.
Si un tel autoritarisme est difficile à combattre, c'est qu'il ne vient pas seulement d'en haut. Il s'appuie aussi sur la société. La Turquie connaît, en effet, un « Kulturkampf » comparable à celui de l'Allemagne il y a un siècle. Le champ politique est polarisé par des clivages socio-culturels, ceux de nature socio-économique passant au second plan. Même les associations d'hommes d'affaires, qui pratiquent un lobbying très actif, connaissent des clivages entre musulmans, modernistes laïques, alévis ou encore kurdes. Il en va de même pour les organisations de salariés, qui sont moins traversées par une opposition droitegauche que par des différences socio-culturelles.
M. Erdogan exploite très bien ces clivages d'une société qui se déclare, par ailleurs, musulmane pratiquante et conservatrice à plus de 60 %. Il oppose en permanence ceux qui seraient de culture étrangère ou bien manipulés par l'étranger, et ceux qui seraient d'authentiques démocrates musulmans et conservateurs. Les milieux AKP désignent ces derniers d'un terme très révélateur, qui peut se traduire par « ceux dont le front touche par terre », c'est-à-dire ceux qui font la prière.
Ce clivage est susceptible de perdurer, mais il y a aussi des dissensions dans l'espace démocrate musulman conservateur – je précise d'emblée qu'il est démocrate pour lui-même, c'est-à-dire lorsque ses droits sont remis en cause, mais qu'il reste totalement insensible quand il s'agit des droits des autres. Une lutte sans merci s'est engagée entre le Premier ministre Erdogan et la très puissante confrérie Gülen, qui était son principal allié objectif, mais non officiel. M. Erdogan étant convaincu que les récentes révélations de corruption proviennent de proches de la confrérie, il a fait muter 10 000 officiers de police et dessaisir des centaines de procureurs et de juges. Des arrestations pour intelligence avec l'ennemi commencent aussi à avoir lieu. Le chef de la confrérie Gülen vit en effet depuis une quinzaine d'années aux Etats-Unis.
Ce clivage inter-musulmans nous plonge dans une zone de turbulences extrêmement grave et probablement durable. C'est désormais une sorte de Berlusconi, redoutant en permanence des accusations de corruption et désormais sur la défensive, qui est au pouvoir. Conforté dans sa légitimité électorale, il va certainement vouloir accéder à la Présidence de la République, mais il a déjà perdu sur un plan avec l'affaire de Gezi. Elle concernait un problème très mineur et de niveau municipal, l'aménagement d'un parc de 5 hectares, mais M. Erdogan l'a considérée comme remettant frontalement en cause son autorité de Premier ministre – il se considère en quelque sorte comme le premier maire de toute la Turquie. Cette affaire a suscité une violence policière, verbale et institutionnelle, dont la disproportion a révélé en Turquie, comme au plan international, l'autre face du pouvoir, qui est très autoritaire. Cette violence d'Etat n'est d'ailleurs pas sans écho avec le problème kurde dans les années 1990.
M. Erdogan voulait à l'origine devenir le Président d'une Turquie dont le régime ne serait plus parlementaire, comme aujourd'hui, mais présidentiel. Il a déclaré qu'il ne voulait pas être un notaire tamponnant ou refusant des décisions, sans pouvoir d'initiative. Mais l'affaire de Gezi a remis en cause son projet de révision constitutionnelle, qui s'est heurté à des résistances au sein même de son parti, par crainte d'une véritable « poutinisation ». Il essaie maintenant de trouver un Premier ministre qui se cantonnerait à un rôle de « porteur de valises ».
Jusqu'à présent, M. Erdogan était perçu, à tort ou à raison, mais en grande partie à raison, comme étant celui qui a permis à Turquie de connaître une stabilisation, après les affres des années 1990, ainsi que de la croissance économique. Du fait des récentes affaires de corruption, de sa volonté de se tailler un régime à sa mesure, mais aussi des résistances au sein même des milieux conservateurs, M. Erdogan est maintenant devenu le premier facteur d'instabilité en Turquie. Quant à la question kurde, sur laquelle il a été le premier à vouloir avancer, elle est aussi devenue la prisonnière d'un projet un peu trop personnel.