Intervention de Didier Billion

Réunion du 16 avril 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Didier Billion, directeur-adjoint de l'IRIS :

Avant d'aborder la question de l'évolution de la politique étrangère turque, il convient de déconstruire un certain nombre de pensées toutes faites et de jugements à l'emporte-pièce qui ne rendent pas compte de la réalité.

La Turquie est-elle un pays isolé ? On entend qu'elle aurait rompu toute relation diplomatique avec Israël, l'Egypte ou la Syrie. Ces affirmations sont infondées même si les relations avec ces pays ont traversé des turbulences. On ironise aussi sur le fait que la politique étrangère turque serait passée de la doctrine du « zéro problème avec ses voisins », à une celle du « zéro voisin sans problème ». Enfin, si la mégalomanie de M. Erdogan peut être observée sur le plan intérieur, cela est moins vrai sur le plan international.

Peut-on parler de « néo-ottomanisme » ? La Turquie n'est plus un empire, mais une République, sans velléités expansionnistes jusqu'à ce jour. Parler de « néo-ottomanisme », dans ce contexte, reviendrait à considérer que l'AKP aurait la volonté d'islamiser la politique étrangère. On voit d'autant moins de quoi il pourrait s'agir qu'il n'existe pas de solidarité musulmane dans la région.

Faut-il parler de « modèle turc » ? La Turquie, qui a introduit le multipartisme en 1946 et a connu l'alternance dès 1950, a su développer un État de droit, même si tout n'a pas été un long fleuve tranquille. L'évolution de la Turquie n'est pas comparable avec celle du monde arabe avoisinant, où un « papier coller » avec un « modèle turc » serait impossible.

Je me garderais donc de tirer des conclusions hâtives sur la défaite de la diplomatie turque, dont il ne faut pas oublier la profondeur historique. Deux questions me semblent se poser : la politique extérieure turque a-t-elle rompu avec ses fondements ? Non. A-t-elle connu des inflexions ? Oui.

La Turquie s'essaie désormais à une politique extérieure à « 360 degrés ». Certes, son voisinage est particulièrement chaotique mais il ne faut pas se concentrer uniquement sur le Proche et le Moyen-Orient. La Turquie a élargi son aire d'influence à l'Afrique par exemple, où les progrès de sa diplomatie sont spectaculaires. J'ajoute que la plasticité de la politique étrangère turque obéit à un impératif politique interne : il s'agit de répondre aux intérêts économiques d'une nouvelle fraction de la bourgeoisie, les « tigres anatoliens ». Enfin, si le rôle de l'armée est encore important, elle n'influe plus sur le cours de la politique extérieure.

Il y a donc une inflexion de la diplomatie turque, sans rupture des systèmes d'alliance traditionnels. Ainsi, la Turquie est toujours atlantiste, en témoigne par exemple l'installation sur le sol turc du radar de pré-alerte du bouclier antimissile de l'OTAN. Dans le même temps, elle s'essaie à de nouvelles alliances et tient compte des nouveaux paradigmes des relations internationales, avec plus ou moins de bonheur, comme l'a montré l'échec de l'accord tripartite entre l'Iran, le Brésil et la Turquie en 2010. Vient enfin l'onde de choc de ce qu'il est convenu d'appeler, même si je n'apprécie pas ce terme, le « printemps arabe » ? La Turquie en a été désarçonnée, tiraillée entre les alliances qu'elle avait nouées dans la région et sa solidarité avec les pays en transition démocratique. Elle a néanmoins pris ses responsabilités en Syrie et en Libye. Le gouvernement a aussi réalisé que le pays se situait sur une ligne de faille et que la frénésie médiatrice de la Turquie n'était pas tenable. En d'autres termes, « on ne peut être ami avec tout le monde ». Cela étant, ce choc a permis aussi une certaine fluidification des relations avec Barak Obama qui tranche avec la période précédente et illustre la fidélité aux alliances traditionnelles.

Vous avez évoqué la question des réfugiés syriens. En effet, leur afflux massif – un millions de personnes environ - déstabilise le pays, tout comme la crise syrienne dans son ensemble. Là aussi, la politique étrangère a connu une inflexion conséquente : de grand frère bienveillant entretenant des relations étroites avec M. Assad, la Turquie est devenue son inquisiteur vindicatif et a évoqué une intervention militaire qu'elle n'aurait pu conduire seule. La Turquie a éprouvé à cette occasion les limites de son influence. On a pu parler d'islamisation de la politique étrangère turque. C'est faux, sauf pour le dossier syrien, où le soutien à des mouvements islamiques radicaux a pu être observé, au point de poser de sérieux problèmes de sécurité sur le territoire turc. Depuis l'été 2013, ce soutien est en net recul. En tout état de cause, l'opposition entre sunnites et chiites ne doit pas être sur interprétée, au risque de l'instrumentalisation.

Je conclurai en disant que la Turquie est revenue à une forme de pragmatisme et de retenue dans sa politique étrangère, qui lui avait peut-être manqué ces dernières années. On ne peut donc parler d'isolement du pays, car il me semble que la Turquie jouera dans les années à venir un grand rôle dans la région et dans d'autres, comme le continent africain. A la confluence d'intérêts et d'univers divergents, son intérêt diplomatique reste entier.

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