Les Kurdes ont toujours voulu avoir une représentation politique et ont donc constamment recréé des partis politiques au fur et à mesure que ceux-ci étaient interdits. Malgré la règle exigeant 10 % des suffrages au niveau national, ils sont aussi toujours parvenus à avoir des élus, notamment en présentant des candidats indépendants ; aujourd'hui, le PDP a un groupe d'environ trente-cinq parlementaires. Ce n'est pas un parti indépendantiste, mais un parti autonomiste qui veut que l'identité kurde soit reconnue comme constitutive de la Turquie. Au-delà du problème des Kurdes, ce parti plaide pour une véritable égalité des citoyens issus de tous les groupes minoritaires ; à ce titre, il joue un rôle général pour que la Turquie soit plus démocratique.
L'AKP a été le parti qui a porté l'ouverture du dialogue avec les Kurdes, car les autres formations politiques traditionnelles sont beaucoup moins ouvertes. Mais aujourd'hui, l'AKP est confrontée à une difficulté : sa base électorale étant très nationaliste, elle a peur d'aller trop loin dans cette ouverture, car celle-ci ne peut apporter que 6 % ou 7 % de voix supplémentaires et il y a le risque que des électeurs habituels de l'AKP s'en détournent au profit de l'extrême droite. Quoi qu'il en soit, je pense que « le djinn est sorti de la bouteille » : le processus d'intégration des Kurdes est trop avancé pour qu'il y ait un retour en arrière et il me paraît inévitable que l'on arrive à une sorte d'autonomie du Kurdistan.
Il y a effectivement une perte d'enthousiasme en ce qui concerne la candidature de la Turquie à l'Union européenne. Ce pour plusieurs raisons : d'abord, l'Europe a cessé d'être enthousiasmante ; ensuite, il y a un certain ressentiment dans l'opinion contre une UE qui ne veut pas de la Turquie ; enfin, il y a une certaine fatigue par rapport à un processus qui traîne, notamment dans l'administration. Je voudrais également souligner, en tant qu'observateur mais aussi en tant que militant, un paradoxe que relèvent un certain nombre de défenseurs des droits de l'homme : les deux chapitres de négociation aujourd'hui bloqués, consacrés respectivement à la séparation des pouvoirs et au pouvoir judiciaire, sont ceux dont l'ouverture serait la plus utile pour faire avancer la démocratie en Turquie.
S'agissant de Chypre, nous avons aujourd'hui une fenêtre d'opportunité grâce à la crise grecque et aux difficultés de la Turquie : cette situation permet aux Chypriotes turcs et aux Chypriotes grecs de discuter tranquillement, sans interférences, de sorte que les choses évoluent positivement et qu'un vrai dialogue s'est instauré. Mes amis chypriotes des deux bords ajoutent qu'il ne faut surtout pas en parler en Grèce ou en Turquie… Tout cela n'exclut pas, naturellement, qu'il puisse y avoir des blocages le jour où il faudra vraiment prendre des décisions, par exemple de retrait de l'armée turque de certaines zones occupées.
Pour tout ce qui a trait à ses relations avec l'Arménie, la Turquie est prisonnière de l'Azerbaïdjan. Le protocole qui avait été négocié entre les ministres des affaires étrangères turc et arménien était excellent, mais son approbation par le parlement turc a été bloquée du fait de puissantes interventions de l'Azerbaïdjan. La capacité de ce pays à bloquer les choses est lié à d'importants intérêts économiques – de gros investissements et la fourniture d'hydrocarbures – mais aussi à la permanence d'un discours politique symbolisé par le slogan « une nation, deux États ». Au-delà, la reprise du dialogue Arménie-Turquie est également conditionnée par l'attitude de la Russie, qui garde une grande capacité d'influence sur l'Arménie et l'Azerbaïdjan. 2015 sera naturellement une date importante puisque c'est le centième anniversaire du génocide arménien. Il y aura des commémorations en Turquie, même si elles seront de portée bien moindre qu'ailleurs : je ne pense pas que ce soit en 2015 que la Turquie reconnaisse le génocide. La situation reste tendue avec la diaspora arménienne, car il y a un problème de temporalité : les Arméniens disent que cent ans d'attente c'est déjà trop, alors que les Turcs expliquent qu'il leur faut du temps pour achever une évolution qui n'est entamée que depuis une décennie.
L'armée turque a perdu la partie et on peut dire qu'elle est devenue la « grande muette ». Il n'est bien sûr pas certain que cela soit définitif, mais, quoi qu'il arrive, l'armée ne pourrait plus intervenir dans la vie politique avec la même légitimité et la même puissance que dans le passé : le Conseil national de sécurité a perdu de son pouvoir ; quant à la hiérarchie militaire, elle a été décimée – à un moment, 45 généraux sur 340 étaient en détention préventive. Aujourd'hui, l'affrontement entre l'AKP et la confrérie Gülen a aussi pour objet un rapprochement avec l'armée ; mais s'il y a à nouveau une alliance du pouvoir avec l'armée, elle sera plus équilibrée que par le passé.