Intervention de Didier Billion

Réunion du 16 avril 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Didier Billion, directeur-adjoint de l'IRIS :

On évoque souvent la laïcité turque pour la comparer à la laïcité française alors que ce sont deux laïcités totalement différentes. La Direction des affaires religieuses, qui dépend du cabinet du Premier Ministre, contrôle l'enseignement de la religion dans les collèges et les lycées et rétribue les imams. C'est une conception de la laïcité qui n'est pas celle de la laïcité à la française.

Concernant la question chypriote, c'est une épine douloureuse dans le talon de la politique extérieure de la Turquie. En 2004, au moment du Plan Annan portant sur le l'île de Chypre, l'AKP avait fait campagne pour le oui au référendum. Erdogan avait fait bouger les lignes et avait tenté de débloquer une situation en rompant avec les vieilles vues souverainistes et kémalistes appliquées à la situation chypriote. Malheureusement, si les Chypriotes turcs avaient voté majoritairement en faveur du plan, ça n'avait pas été le cas des Chypriotes grecs : nous sommes donc retombés dans la même situation.

Depuis quelques semaines, il y a un nouveau round de négociations entre Chypriotes grecs et turcs mais j'ai appris sur cette question à rester prudent puisque, depuis 1974, la situation n'a pas évoluée. Toutefois, parmi les Chypriotes turcs, il y a eu un mouvement qui a opéré. Il y a deux ans, il y a eu des manifestations contre la Turquie et contre Erdogan en l'occurrence, de la part des chypriotes turcs. Il existe donc une sorte de pression qui provient de la société civile. Les Chypriotes turcs ont envie de trouver une solution et de participer à la réunification de l'île pour pouvoir sortir comme ils veulent de cette tout petite partie de l'île et avoir un passeport européen.

Au sujet de la Syrie, la politique extérieure de la Turquie est un échec, mais la communauté internationale a démontré aussi sa totale impuissance à dénouer cette crise abominable. La Turquie a été imprudente à un moment donné en soutenant les groupes les plus ultras et les plus radicaux, mais elle est désormais sur la même longueur d'onde avec un certain nombre de puissances, notamment avec la France.

Les positions de la Turquie sur la Syrie sont antinomiques avec celles de la Russie et de l'Iran mais il se trouve que ces deux pays sont deux fournisseurs majeurs d'hydrocarbures à la Turquie. Les relations avec l'Iran sont plutôt apaisées et sont moins mauvaises qu'il y a quelques années, en dépit des divergences sur le dossier syrien et d'autres questions.

Les industriels français sont en général très favorables à une implantation en Turquie mais la plupart des investisseurs français en Turquie considèrent que ce pays est porteur d'avenir et qu'il constitue une plateforme de façon à démultiplier les exportations françaises dans la région.

Les rapports avec les Etats-Unis sont conjoncturellement tendus. Le Président Obama a été très critique sur les turbulences politiques et sur les manquements graves de l'État de droit, ainsi que sur le fait que la séparation des pouvoirs en Turquie n'existe plus. Cependant, Obama a bien conscience que la Turquie représente un point d'appui. Il a tenté de s'appuyer sur l'expérience « islamiste-modérée » qui avait été initiée par l'AKP dans les premières années. On évoque souvent le discours du Caire d'Obama mais on oublie que quelques mois avant, les premiers discours d'Obama « en terre musulmane » ont été prononcés à Ankara puis à Istanbul. Il avait utilisé le terme de « modèle » en parlant de la Turquie.

En ce qui concerne l'Arménie, désormais la question du génocide n'est plus taboue. Le travail de mémoire est quelque chose de long et compliqué mais le processus est engagé, et on peut désormais discuter de ces thèmes. Certains intellectuels et politiques turcs, bien qu'ils soient minoritaires, considèrent qu'il y eu un génocide. La bonne méthode, c'est de réinitialiser un processus visant à lever la fermeture des frontières entre l'Arménie et la Turquie et de réactiver les relations économiques entre les deux pays. La deuxième étape, ce sera de discuter de l'histoire et de la douleur des peuples. La méthode utilisée dans les Protocoles d'accord, même si elle n'a pas donné les résultats escomptés, était la bonne méthode.

A ce propos, la France a une responsabilité particulière. Dans le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan sur le Haut-Karabagh, la France, la Russie et les Etats-Unis sont co-présidents du Groupe de Minsk, et l'on pourrait par-là imaginer des initiatives pour débloquer la situation.

Les relations entre la Turquie et Israël sont mauvaises. On se souvient de la « flottille de la liberté », il y a quatre ans. Il y avait eu neuf morts, tous turcs. Les tensions étaient vives à ce moment-là, d'autant plus qu'Erdogan soutenait la cause palestinienne, y voyant un moyen politique pour affermir le prestige de la Turquie au Moyen-Orient.

Sur le Kurdistan irakien, d'ores et déjà le « pipe » fonctionne avec la Turquie. Les autorités turques craignaient une « indépendantisation » des Kurdes d'Irak à l'issue de l'intervention des États-Unis en Irak, en 2003, mais il y a eu un retournement complet. Chacun y trouve son compte. Pour les Kurdes, c'est un moyen de rompre l'isolement. Pour la Turquie, c'est du bon « business ». Il n'y a qu'à voir le nombre d'entreprises turques présentes dans le Kurdistan irakien. Évidemment, C'est problématique pour la relation entre Ankara et Bagdad, laquelle n'accepte pas ces contacts directs entre les Kurdes d'Irak et des États tiers.

En ce qui concerne le mouvement écologiste, il faut remettre en perspective. En Turquie, les trois vecteurs d'opposition sont comme tétanisés. C'est le cas de l'opposition parlementaire qui n'a pas su capitaliser sur les affaires à répétition. L'opposition non parlementaire comme le mouvement de contestation des Gezy – dans lequel les écologistes ont été actifs – n'a pas su s'organiser, même si ces dernières années, plusieurs combats écologiques ont eu lieu et ont vu des groupes locaux émerger. Le troisième vecteur d'opposition est la confrérie de Fethullah Gülen. C'est un mouvement de réseaux, d'influence mais Erdogan est très remonté contre eux, signe du climat extrême de polarisation. C'est très inquiétant.

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